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jeudi 1 avril 2021

Une Messe féminine: Missa feminina, pour choeur de femme et piano (opus 60)

Une Messe féminine : Missa feminina, pour chœur de femmes et piano (opus 60).

Mai 2021:
Missa feminina est maintenant éditée! La partition (84 pages) est disponible au Centre de musique canadienne. Vous pouvez la commander ici: atelier@cmccanada.org Téléphone: 514-866-3477
 
Le Sanctus de Missa feminina (5 minutes) est aussi disponible à part, toujours au Centre de musique canadienne: je permets l'exécution séparée de ce mouvement très joyeux où les femmes doivent chanter et siffler! 

1. Voix et dulcimer
2. Chanter, dire et siffloter!
3. Le texte et la forme
4. Ces pionnières magnifiques
5. Au service de l'autel

À l’été 2020, je pensais me reposer de la composition. Eh bien quoi! Depuis la pandémie, j’avais composé les Danses pour deux clarinettes, «Si j’étais…», la réécriture d’Océane et la version révisée de Comme un ciel d’automne. Mais voilà : la Muse est revenue au début du mois d’août. «Non non, Antoine! Je ne te laisserai pas encore de répit!». Des idées musicales me sont donc venues, avec la même violence que pour «Si j’étais…». J’ai très mal dormi durant ce mois, les idées ayant la malice de s’inviter à nouveau en soirée ou en début de nuit, ce qui laissait mon esprit dans un état d’ébullition inconciliable avec le sommeil, grrrr!

Voix et dulcimer

J’ai noté ces idées. Une mélodie s’est mise à se chanter elle-même avec les mots Kyrie eleison. D’autres idées me sifflotaient Agnus Dei… Bon, je me suis dit qu’une Messe demandait à naître, la première musique sacrée de cette année bizarre de 2020, après le travail sur quatre œuvres «profanes». Je me suis aussi dit que cette Messe serait une petite messe d’environ 20 minutes, tout au plus. Mais la Muse n’était pas d’accord…

Pendant quelques années, le choeur grégorien
que j'ai dirigé à Montréal était exclusivement féminin, faute d'hommes! 

Ces idées, il était clair et net qu’elles seraient pour chœur. Mais je n’entendais que des voix aigües, pas de graves. Voilà : pour chœur féminin, des sopranos, des mezzos et des altos; donc, chœur féminin en trois parties. J’entendais tout aussi clairement un piano avec ces voix. Mais pas du grand piano romantique, plutôt mon «piano dulcimer» avec sa riche résonance sur toute son étendue - le dulcimer
se joue en frappant les cordes avec deux petits marteaux tenus dans les mains, alors que son frère le psaltérion se joue en pinçant les cordes. Je sais qu’en certains monastères, on est revenu au psaltérion / dulcimer pour accompagner le chant liturgique, y compris le chant grégorien – ce qui est d’ailleurs justifié sur le plan historique : au Moyen âge, époque du chant grégorien, très peu d’églises possédaient un orgue, alors que psaltérion et dulcimer existaient. Des facteurs fabriquent maintenant de tels instruments pour la liturgie. Le piano est de la même famille : c’est un grand dulcimer avec un clavier. Et mon écriture pour piano est nettement plus proche d’un «style dulcimer» que de Liszt ou Rachmaninov! De plus, dans certains passages, ce piano-dulcimer allait jouer hors tempo, totalement libre, des arabesques (proches des jubilus, ces vocalises des Alléluias grégoriens) et des chants d’oiseaux – j’aime combiner des «climats rythmiques» différents et l’œuvre à naître superposera donc des rythmes mesurés avec des rythmes libres dans certains passages du Kyrie et de l’Agnus Dei.

Le dulcimer
Cette Messe semble être le pendant sacré des Chants de l'Autre isthme (opus 54) qui raconte l'histoire d'une femme. Cette Messe pour choeur de femmes représente aussi l’aboutissement du cycle Triduum dans lequel une voix de femme chante les paroles de Jésus lors de la Dernière Cène et sur la croix. Dans Triduum, ce choix répondait à une impulsion artistique : il était clair que cette musique exigeait une voix de femme! Mais qu’une voix de femme chante les paroles de Jésus crée aussi une sorte de distanciation qui souligne à la fois le mystère spirituel et l’universalité du Christ. Il en va de même dans la Messe. De plus, pour cette Messe, je mets ainsi en valeur la contribution des femmes dans l’histoire du Christianisme et de l’Église, une contribution trop souvent minimisée, voire occultée. La Messe porte d’ailleurs cette dédicace : «À toutes les femmes qui, connues ou inconnues, ont fait et font Église jusqu’à nous et depuis les commencements, avec Marie mère de Dieu, Junia, Marie Madeleine et Priscille… » - j’y reviendrai plus loin. Mais cette œuvre pour chœur féminin n’obéit pas aux stéréotypes féminins! Elle contient de la douceur, oui, de la tendresse, oui encore, mais elle est intense et énergique dans son ensemble. Je rends hommage à l’énergie des femmes. Certains auditeurs pourraient trouver que les choristes sont ici souvent des amazones. Surtout qu’un passage du Gloria fait presque entendre des cris! La plupart des passages introspectifs contiennent une grande intensité : la Messe est autant spirituelle qu’incarnée. Les voix de femmes ne sont pas ici un substitut de voix «angéliques»: ce sont des femmes qui chantent, pas des Anges. Non, ce n’est franchement pas de la musique désincarnée. Je crois que la spiritualité doit être incarnée, et j’ai de gros doutes lorsqu’on me présente la désincarnation comme une voie plus «spirituelle». Le Christianisme est la spiritualité de l’Incarnation. Mépriser le corps ne devrait pas être considéré comme chrétien. Il ne s’agit pas de tout focaliser sur le corps et la matière, mais faire que spiritualité et corporalité, esprit et matière aillent main dans la main pour notre vie terrestre. 

Missa feminina. Extrait du Kyrie, avec le «piano dulcimer» hors mesure / (C) 2020 Antoine Ouellette Socan

J’ai rapidement décidé que cette Messe suivrait la structure des messes grégoriennes, à savoir quatre parties : Kyrie, Gloria, Sanctus et Agnus Dei. Dans le répertoire grégorien, les 18 messes sont ainsi, sans Credo – les Credo sont classés à part et sont plus «récents». Ce n’est pas que je ne crois pas en Dieu! J’ai foi en lui! Mais j’avais déjà mis le Credo latin en musique dans le Deuxième Livre de Symphonies sacrées (opus 48), pour chœur mixte. Aussi, dans cette grande prière qu’est la messe, le Credo doit être récité par l’assemblée, au «Je» («Je crois en Dieu…») et en «nous». Selon moi, c’est un contresens que de faire chanter un Credo par une chorale détachée de l’assemblée. Finalement, le texte du Credo est assez ingrat à mettre en musique. Ce n’est pas un texte qui chante : c’est une parole d’affirmation. Le mettre en musique une fois, ça va, je l’ai fait et bien fait, mais cela suffit! 

Dans les Messes en musique depuis l’époque baroque, les compositeurs ont pris l’habitude de séparer en deux morceaux le Sanctus : ils font un Sanctus et un Benedictus. Or, ce Benedictus est en fait une phrase à l’intérieur du Sanctus : «Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur». Je ne sais pas trop pourquoi les compositeurs ont pris cette habitude. Dans le répertoire grégorien, il n’y a pas cette division : le Sanctus se chante d’une traite, et c’est tout. Donc, mon Sanctus sera ainsi à son tour. 

Missa feminina. Extrait du Kyrie: section centrale Christe eleison, plus tendue (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 

Chanter, dire et siffloter!

Le travail a été mené rondement : le Kyrie était achevé le 27 août, puis le Sanctus terminé le 10 septembre. Le Gloria est venu ensuite, achevé le 16 octobre puis, finalement, l’Agnus Dei le 7 décembre. Le Sanctus m’a posé un cas de conscience. Un passage exigeait non pas d’être chanté mais sifflé! Siffler dans une Messe, ça ne se fait pas!!! Siffler dans une œuvre de musique classique, ça ne se fait pas non plus!!! Bon, dans un de ses opéras, Haydn demandé à un chanteur de siffler, eh oui. C’est le seul cas que je connaisse, mais je peux m’en saisir pour dire qu’il y a un précédent. Mais dans une Messe??? J’avoue avoir longuement hésité : une journée je disais que oui, la journée suivante c’était non. J’ai pensé à une formule hybride : mettre le sifflement optionnel, en accordant le droit de plutôt chanter ce passage. Puis, non non non, ce passage demande d’être sifflé! Dans son ensemble, ce Sanctus est un peu déjanté et plein de joie. Une mélodie sifflée représente une joie exultante jusqu’à décrocher des convenances! Cette mélodie sifflée peut aussi évoquer des chants d’oiseaux, et les oiseaux ont des ailes comme les Anges : le Sanctus contient des paroles qui ont été chantées par des Anges lors de la naissance de Jésus! De plus, la partie de piano de l’Agnus Dei contient trois passages en «chants d’oiseaux», ce qui crée une cohérence et un lien. En quelques moments aussi, les voix sont récitées rythmiquement, donc non chantées.

«En sifflant!»: sopranos et mezzos (portée du haut dans les deux systèmes) doivent siffler et non chanter.  Missa feminina. Extrait du Sanctus / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 

Lorsque j’ai commencé le travail sur l’Agnus Dei, je me suis aperçu que les idées que j’avais notées pour cette partie au mois d’août avaient fané. Je les trouvais trop tonales, ce qui faisait qu’elles ne s’intégraient pas bien au style des autres mouvements. Je les ai donc considérablement modifiées. Car cette Messe est modale, dans la filiation de la modalité grégorienne, mais à ma manière et avec des techniques actuelles. Elle ne joue donc pas sur les relations tonique – sous-dominante – dominante de la musique tonale. On n’y trouve d’ailleurs pas beaucoup d’accords : c’est une musique axée sur la mélodie et le rythme, dans laquelle l’harmonie est plutôt produite par les résonances tenues avec la pédale au piano. Elle ne contient quasiment pas de chromatisme non plus. Seul un passage du Gloria fait entendre comme des «glissements» chromatiques d’accords parfaits, mais ces «glissements» n’ont pas de fonctions tonales. D’ailleurs, aucune «tonalité» ne s’impose, et chacun des quatre mouvements semble se terminer dans une «tonalité» autre que celle de son début : de ré à sol pour le Kyrie, de do à la bémol pour le Gloria, de ré à fa pour le Sanctus, et de ré à la pour l’Agnus Dei. Ce n’était pas voulu, c’est ainsi parce que la musique en a décidé ainsi, selon une logique à elle que je ne contrôle pas nécessairement de manière consciente. 

Pour l'exécution de cette œuvre, je recommande un vibrato naturel ou pas de vibrato du tout. C'est que si le vibrato du «chant lyrique» convient à l'opéra ou à la musique classico-romantique, ma Messe est modale, et non tonale: je trouve que le grand vibrato opératique ne s'harmonise pas avec une musique modale.

 

Missa feminina. Début de l'Agnus Dei. L'alto solo puis, plus loin, toutes les altos chantent dans leur magnifique registre grave cette mélodie «avec grande intensité intérieure». (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN

Hum, il m’est rapidement apparu que cette «petite Messe» ne serait peut-être pas si petite que ça… Déjà le Kyrie me l’annonçait avec ses 8 minutes et demi! Le Gloria en fera 9 et demi; le Sanctus, 5; l’Agnus Dei, 13. Un total d’environ 36 minutes pour 59 pages de partition manuscrite. Jamais, au grand jamais, je n’aurais pensé composer une œuvre de cette ampleur en 2020! Mais que voulez-vous et qu’y puis-je? La Muse…

Aucun motif ne revient d’un mouvement à un autre : pas de leitmotiv ici. Chacun de quatre mouvements possède ses mélodies propres : ce sont des mélodies franches qui équilibrent une rythmique capricieuse et une modalité particulière. Toutefois, plusieurs mélodies utilisent la quarte, et j’ai remarqué après coup que la quarte jouait un rôle important dans la structure d’ensemble de l’œuvre. En fait, cette œuvre n’est absolument pas éclectique – mon style n’est d’ailleurs pas éclectique : il repose sur très peu de principes directeurs fortement affirmés. La Messe crée son monde bien à elle, de sa première note jusqu’à sa dernière. Sa sonorité est homogène, comme l’est une toile peinte en camaïeu : le chœur n’est constitué que de voix féminines, et un seul instrument s’y ajoute, le piano. Dès le départ, je me suis posé une autre règle directrice : l’écriture chorale serait sans aucun divisi. Elle est à trois voix, toujours – exceptionnellement, la fin du Gloria fait «exploser» le chœur en voix individuelles et en rythme libre pour rendre des sonorités de douces cloches célestes. Ma musique se fonde d’abord sur le rythme et la mélodie : la Messe contient des sections où l’écriture chorale est monodique, c’est-à-dire que toutes les voix chantent à l’unisson. Il n’y a pas de fugue, mais quelques canons ici et là. 

 

Missa feminina. Les «douces cloches» dans le Gloria / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN

Le texte et la forme

La question du titre m’a turlupiné longtemps. J’ai eu différentes idées, mais pas très intéressantes. Comme la Messe utilise les textes traditionnels latins (et grec pour le Kyrie), un titre en latin m’a semblé adéquat. Je vous avoue avoir songé à Missa feminista! Mais j’ai finalement opté pour Missa feminina. C’est tout simple, c’est parfait pour une Messe pour chœur féminin, alors voilà.

Bon, je confesse avoir ajouté une phrase de mon cru dans le Gloria – que le Seigneur de miséricorde me pardonne! C’est : «Et vos, ómnia ópera Dómini : Pax Dómini sit sémper vobíscum», qui veut dire : «Et vous, toutes les œuvres du Seigneur, que la paix du Seigneur soit toujours avec vous». Je suis comme sainte Hildegarde de Bingen : mon christianisme, totalement orthodoxe par ailleurs et ancré dans la Tradition, est cosmologique. Je n’arrive pas imaginer que l’œuvre de Dieu se limite aux seuls humains – sa Création ne s’y limite d’ailleurs pas. Mais nos liturgies sont tellement anthropocentriques, tellement spécistes même! Ouvrons donc notre prière à la Création! Alors, j’ai senti un élan pour ajouter cette phrase.

Missa feminina. Canon à trois voix dans le Gloria / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 

Peut-être avez-vous remarqué que j’ai mis des accents aigus dans les paroles. J’ai fait ainsi pour toute la Missa. J’ai emprunté cette idée à la langue espagnole qui s’écrit avec de tels accents. Comme en espagnol, les accents que j’ai mis indiquent l’accent tonique du mot latin (ou grec). J’ai fait cela pour indiquer aux choristes quelles sont les syllabes fortes (et du coup les syllabes faibles). La musique que j’ai composée concorde avec ces accents. Je ne parle pas latin et je connais bien peu de gens qui maîtrisent cette langue. Alors je ne pouvais pas préjuger que toutes les choristes allaient posséder ces connaissances aujourd’hui oubliées. Bon nombre compositeurs qui ont créé des œuvres sur du texte en latin ont d’ailleurs allègrement massacré l’accentuation latine! Par exemple, ils terminent avec un gros forte sur une syllabe finale. Ouille! Non! En latin, la syllabe finale d’un mot est toujours, toujours, douce! Pour le chœur grégorien que je dirige, je fais faire des exercices de prononciation aux choristes, sans la musique; puis, quand nous chantons le même texte, je leur demande de bien veiller à l’accentuation correcte. C’est loin d’être évident ou naturel car, en français, les finales sont souvent fortes.

Sauf une exception, je n’ai pas emprunté de formes classiques dans la Missa. Pour l’essentiel, c’est le texte qui a inspiré la forme musicale. Le texte du Kyrie consiste en trois phrases : le Kyrie de la Missa sera donc en trois parties enchaînées (la partie centrale, Christe eleison, très tendue) avec de courts interludes en arabesques libres du piano. Le texte du Gloria est plus long et forme un continuum : le Gloria de la Missa ira ainsi, avec une évolution de la musique depuis l’étonnement et la joie jusqu’à la contemplation. J’ai traité le Sanctus en une forme A – B (avec polyrythmie ternaire / binaire – A varié – B varié – A raccourci au piano – Coda (dans un caractère différent). Le texte de l’Agnus Dei consiste en trois phrases comprenant elles-mêmes trois éléments : l’Agnus Dei de la Missa est une «forme en damier» : ABC – ABC (variés) – ABC (variés à nouveau) – Coda. Les sections A donnent la belle part aux altos en exploitant leur registre grave; les sections B superposent le chœur mesuré («Avec simplicité») et des chants d’oiseaux libres au piano; les sections C forment une chaconne. C’est là le seul emprunt de la Missa aux formes classiques : la chaconne est une suite de variations sur une basse obstinée. Ici, cette basse est un cycle de 10 temps, et les variations suivent un processus d’amplification : la dernière variation est à plein son au chœur et au piano, peut-être le plus grand sommet sonore de toute l’œuvre. 

Missa feminina. Premier cycle de 10 temps de la chaconne dans l'Agnus Dei  / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN


Missa feminina. Dernier cycle de la chaconne dans l'Agnus Dei / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN

Ces pionnières magnifiques

Sainte Junia, à droite sur l'icône
Donc, la Missa feminina n’illustre pas les stéréotypes féminins! Par contre, le texte chanté reprend le texte liturgique traditionnel – à l’exception de la phrase ajoutée du Gloria. Je n’ai pas pensé un seul instant modifier ce texte : je tenais plutôt à ce que des femmes le chantent tel quel. Pour dire qu’il leur appartient tout autant qu’aux hommes. Comme je le disais précédemment, la Missa porte cette dédicace : «À toutes les femmes qui, connues ou inconnues, ont fait et font Église jusqu’à nous et depuis les commencements, avec Marie mère de Dieu, Junia, Marie Madeleine et Priscille… ». Je désirais souligner la contribution des femmes pour la foi chrétienne et la vie de l’Église, une contribution trop souvent minimisée, voire occultée. À cette dédicace, j’ai ajouté des notes pour préciser qui étaient ces pionnières. Marie ne nécessitait pas de présentation. Par contre, Junia et Priscille oui, et Marie Madeleine demandait une précision.

Junia est mentionnée par saint Paul dans sa Lettre aux Romains qui précise qu’elle jouit d’une «grande considération parmi les apôtres». Dès le Ier siècle, la Tradition atteste que Junia faisait partie des 70 apôtres nommés par Jésus lui-même pour aller proclamer l’Évangile (cet événement est rapporté par saint Luc). Peut-être n’était-elle d’ailleurs pas la seule femme dans ce groupe. Cette mémoire est restée formelle en Orient chrétien où l’on a fait des icônes de sainte Junia. Mais en Occident, un moine du XIIIe siècle a masculinisé son nom : simple erreur de transcription ou volonté de gommer le fait que Jésus ait nommé une femme parmi ses apôtres?

Icône de sainte Marie Madeleine
Pauvre Marie Madeleine! Elle fut objet de tous les fantasmes! Suite à une erreur d’interprétation commise au VIe siècle, on a fait d’elle une prostituée repentie, alors que rien ne corrobore cela dans les Évangiles. Il faudra attendre les années 1960 pour que le Vatican corrige cette erreur, mais des auteurs s’entêtent toujours à la représenter en prostituée! Vraisemblablement, elle était d’une famille de commerçants aisés et elle a soutenu financièrement la mission de Jésus, des apôtres et de l’Église naissante. Elle fut la première personne ayant rencontré le Christ ressuscité. Une autre «tradition» tardive et erronée la prétend épouse de Jésus. Or les rabbis de l’époque étant presque toujours mariés, aucune raison culturelle, psychologique ou spirituelle n’aurait empêché les évangélistes de mentionner ce fait. Jésus n’était donc pas marié. Comme il n’y a plus d’argent à faire avec ce filon, des auteurs tentent d’en exploiter un autre : Marie Madeleine comme véritable mère de Jésus, cela toujours en se basant sur de nébuleux textes gnostiques largement postérieurs - je propose plus «audacieux» encore: Jésus a épousé sa mère, Marie Madeleine qui était une prostituée!  Ces auteurs confus et irrespectueux se contredisent allègrement entre eux. Mais ils ont un point en commun : leur refus de la vérité historique. En conjuguant leurs baratins, ils réalisent la fameuse triade misogyne : la femme comme putain, mère et épouse. Pour les misogynes, la femme n’est pas une personne dotée d’autonomie. Elle ne peut se définir qu’à travers les yeux d’autrui, surtout les yeux des hommes. Elle n’a pas de rêves qui lui soient propres, pas de talents, pas d’occupations artistiques ou professionnelles. Il n’est pas même certain qu’elle ait une âme. Oui, pauvre Marie Madeleine!

Par contre, Priscille était une femme mariée. Elle et son mari, Aquila, ont été de proches collaborateurs de saint Paul qui les mentionne dans trois de ses lettres (Lettre aux Romains, Première Lettre aux Corinthiens, Deuxième Lettre à Timothée). Saint Luc parle d’eux dans Les actes des apôtres. Cette présence est significative. Si saint Paul a fait l’éloge du célibat, il ne voyait pas le mariage comme un obstacle à quoi que ce soit. Ni non plus le fait d’être une femme. 

Icône de saint Luc peignant Marie (XVIe siècle)
Et Marie... Avant d’être Catholique, je suis Chrétien. Pour cette raison, j’adhère à l’Évangile, au Nouveau Testament et au Credo, y compris à l’article disant : «[Jésus] a été conçu du Saint-Esprit et est né de la Vierge Marie», oui oui : cela provient de l’Évangile et du premier Credo, dit Symbole des apôtres qui date de la fin du 1er siècle ou du tout début du IIe siècle. À mes yeux, théologiens et exégètes qui se prétendent Catholiques tout en niant cela posent un geste qui est à la limite d’un geste d’agression envers une femme – agression intellectuelle, agression mémorielle, mais agression quand même. Alors que la foi affirme qu’il s’agit d’un signe, ces théologiens narcissiques soutiennent que la science démontre que c’est impossible – les miracles de Jésus, sa Résurrection, l’épanouissement de l’Église pendant plus de 300 ans de persécutions, tout cela est aussi «scientifiquement impossible», alors je ne sais pas ce qui reste de la foi de ces gens… Marie se disait elle-même «humble servante» du Seigneur. L’Orient chrétien a conservé en mémoire que l’évangéliste saint Luc a rencontré Marie et que celle-ci fut l’une des principales sources de son récit de l’Évangile – l’Occident, lui, a complètement oublié cela, tout comme il a oublié que saint Luc était peintre à ses heures et qu’il a peint un portrait de Marie. L’Orient a aussi conservé mémoire de ce que, suite à la naissance de Jésus, Marie a fait vœu de demeurer vierge, en accord avec Joseph, son époux – cette fois, l’Occident se souviendra aussi (les luthériens mettront ce point en doute ou, du moins, diront ne pas savoir).

Les Évangiles sont formels : de nombreuses femmes étaient disciples de Jésus et le suivaient. Des femmes étaient présentes lors de la Dernière Cène; quatre femmes (mais un seul homme, saint Jean) ont accompagné Jésus lors de sa crucifixion. Jésus n’était aucunement misogyne : il a accueilli avec la plus grande bienveillance les femmes qui se sont adressées à lui. Par la suite, d’innombrables femmes participeront à la vie de l’Église, par la prière et par l’action : des saintes (connues ou inconnues), des théologiennes, des moniales, des laïques, des agentes de pastorale, etc. Aujourd’hui, il y a 740 000 femmes consacrées dans l’Église, contre 460 000 hommes consacrés. Comme le dit Dieu au début de la Genèse (premier livre de la Bible): «Il n'est pas bon que l'homme soit seul»... 

Au service de l'autel

Jésus et la Samaritaine au puits / Étienne Parrocel, XVIIIe siècle

Une enquête de 2012 démontrait que 39% des paroisses en France interdisaient encore aux filles et aux femmes de servir la messe! On a poussé l'odieux à créer le poste de «servante de l'assemblée»: filles et femmes accueillent les fidèles à la porte et leur distribuent le feuillet des chants de la messe, et autres tâches aussi merveilleuses, mais elles sont interdites de servir la messe! Au nom de la «prudence», certains prêtres interdisaient aux femmes de distribuer la communion. Au Québec et depuis longtemps, des filles et des femmes servent la messe partout et sont lectrices liturgiques. La situation des femmes n'était pas partout la même. Mais la directive officielle était que ni fille ni femme ne peut servir la messe, sauf sur permission spéciale de l'évêque.

Mais voilà, tout a changé le 11 janvier 2021! Dans sa lettre apostolique Spiritus Domini, le Pape François ouvrait aux femmes les ministères de la lecture (lectorat) et du service de l'autel (acolytat), cela de façon permanente et en ayant modifié le droit canon en conséquence. Outre le service à l'autel, l'acolytat consiste aussi à aider le prêtre dans la liturgie, à donner la communion et, dans certains cas, à exposer le Saint Sacrement. Techniquement, il s'agit de ministères baptismaux, donc ouverts à toute personne baptisée, en reconnaissance du sacerdoce reçu au baptême. Le Pape François ayant souvent  à une présence «plus incisive» des femmes dans l'Église, il vient de lever un grand irritant derrière lequel certains hommes se réfugiaient pour faire de l'obstruction.

http://www.vatican.va/content/francesco/fr/motu_proprio/documents/papa-francesco-motu-proprio-20210110_spiritus-domini.html

Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US)