Chant
grégorien. Le rythme ou le temps musical.
1. Le rythme selon Solesmes
2. Dissensions
3. Lettres rythmiques
4. Disparitions
5. La liberté des interprètes
Le
rythme selon Solesmes
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Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes, France
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Quand
au milieu du XIXe siècle les moines bénédictins de l’Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes
ont entrepris de restaurer le chant grégorien, ils s’attelaient à une tâche
monumentale. C’est que les mélodies grégoriennes avaient subi d’énormes
altérations au cours du temps. Par exemple, les mélismes (ces suites de notes
sur une même syllabe) avaient souvent été tronqués. De plus, le style
d’interprétation de cette musique remontant au Moyen Âge avait été corrompu
sinon perdu : il s’était installé une pratique d’alourdir ce chant, et de
le chanter lentement en valeurs rythmiques égales.
La
première tâche des moines fut de restaurer l’intégralité des notes. Pour ce
faire, ils ont recherché les plus anciens manuscrits de cette musique et les
ont analysés en profondeur. Ces manuscrits remontaient à une période allant du
IXe siècle au XIe siècle, avant même l’invention et la généralisation de la
portée musicale. Il est à noter que ces manuscrits anciens fixaient par écrit
des mélodies plus anciennes transmises jusqu’alors par une tradition orale.
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Portée, clés, notes disposées selon leur hauteur, tout cela qui est utilisé dans la musique universelle sont des inventions chrétiennes, eh oui! Et ces signes ont été inventés pour noter par écrit le chant grégorien.
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Cette notation écrite était une innovation : il s’agissait de la première
tentative du genre en Occident, et l’une des toutes premières au monde – à
l’Antiquité grecque, un système de notation alphabétique avait été proposé mais
très peu utilisé dans les faits. On peut donc affirmer qu’à toute fin pratique,
la notation musicale par l’écrit a été inventée spécifiquement pour le chant
grégorien et que c’est de celle-ci que provient, en ligne droite, la notation
musicale que nous utilisons depuis jusqu’à nous : noms des notes (autant les Do-Ré-Mi-Fa-Sol-La-Si que les lettres-noms utilisées en anglais et en allemand: C-D-E-F-G-H-A-B), signes rythmiques,
portée, clés, etc.
Je souligne que le Christianisme a apporté un nombre
incalculable d’apports positifs et même fondamentaux en plusieurs domaines, y
compris en musique.
Lorsque
nous dénigrons la spiritualité chrétienne, nous faisons preuve d’ignorance! Lorsque des gens de diverses cultures dénoncent l’appropriation
culturelle dont ils seraient victimes, ils ne se rendent pas compte
qu’eux-mêmes se sont approprié plein de choses venant d’autres cultures, sans
jamais avoir demandé de permission : ils seraient bien dépourvus s’ils
devaient se défaire de tout ce dont ils se sont appropriés…
Les
moines de Solesmes ont aussi compilé et analysé les manuscrits avec portée les
plus anciens. La comparaison de ces manuscrits a abouti à la pleine
restauration des notes des mélodies grégoriennes. Le problème des notes était
résolu.
Mais
le problème de l’interprétation demeurait entier. Comment interpréter cette
musique? Plus précisément, comment la rythmer? Quel est son temps musical
propre? Les plus anciens manuscrits ne possèdent pas de mesures, pas de barres
de mesure, pas de signes rythmiques proportionnels comme des noires, des
croches, des blanches, etc. Une partie de la réponse est si évidente qu’on n’y
pense pas toujours : si ces signes rythmiques étaient absents, c’est tout
simplement parce qu’ils n’ont aucune utilité pour noter cette musique. Elle n’en
a pas de besoin!
Mais
alors, comment rythmer cette musique?! Les moines de Solesmes ont proposé un
principe élégant qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le
temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Mais il
s’agit que d’un point de départ car les choses sont plus subtiles : ce
temps premier n’est pas métronomique, et il peut subir des contractions (aller
plus vite) et des dilatations (aller plus lentement), cela dans une même pièce
de musique.
Dissensions
Or,
vous savez comment sont les humains…, et les grégorianistes sont des humains…
Cette proposition élégante n’a pas fait l’unanimité. Dès le début du XXe
siècle, d’autres musicologues se sont rebiffés! Ils ne pouvaient pas admettre
l’idée d’un temps aussi souple et non mesuré. Alors, ils ont plutôt proposé
d’interpréter le grégorien avec des valeurs rythmiques mesurées. Ces rebelles
sont les Mensuralistes. Ils ont violemment contesté le principe de Solesmes, et
les partisans de Solesmes ont tout aussi violemment répliqué contre le leur. Je
vous jure que cela a brassé et donné lieu à des propos sarcastiques de part et
d’autre! Ce sera d’ailleurs le sujet d’un prochain article.
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En quatre disques, une superbe collection. On y trouve du Grégorien, mais aussi deux répertoires cousins: le chant mozarabe (Espagne) et ambrosien (Milan, Italie). Le diapason auquel chantent les chœurs de cette collection (y compris les chœurs de moines) est nettement plus grave que le diapason de Solesmes - et ce n'est pas moins «spirituel» pour autant!.
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Cela
dit, je confesse ne pas être un inconditionnel des disques de Solesmes. Mais je
clarifie un point capital. Les moines de Solesmes (comme ceux de
Saint-Benoît-du-Lac au Québec qui leur sont associés) prennent un diapason très
aigu pour chanter le grégorien. Ce doit être le diapason qui convient le mieux
à la tessiture de leur voix; peut-être est-ce aussi causé par le fait qu’en France,
la langue parlée se situe dans un registre plus aigu. Mais il n’y a pas de
diapason absolu en grégorien : les chœurs adoptent le diapason qui leur
convient le mieux. Les moines bénédictins des pays germaniques, par exemple,
prennent un diapason nettement plus grave que ceux de Solesmes. Le diapason
élevé de Solesmes a mené des gens vers des idées fausses, du genre : cette
musique doit être chantée aigue par des hommes pour donner une impression
«asexuée» dégagée de la corporalité, donc plus «spirituelle». C’est là une
sottise complète! Les chants chrétiens de tradition byzantine exploitent encore davantage le registre grave, et ils ne sont pas moins «spirituels» pour autant. De Solesmes, je ne comprends pas l'utilité de l'ajout de l'ictus: c'est superflu et embarrassant. Voir:
Lettres
rythmiques
Si
on ne trouve pas de croches ou de noires dans les manuscrits anciens sans
portée, ces mêmes manuscrits portent néanmoins des signes d’interprétation
rythmique.
Voici
le tout début du chant d’entrée (Introït) du quatrième Dimanche de
l’Avent : Rorate caeli desuper.
La
notation carrée (celle avec portée) date d’environ du XIIe siècle; la notation
en neumes qui a été transcrite au-dessus des notes carrée provient du manuscrit
de Laon datant du IXe siècle, un manuscrit avec notation sans portée. (Ce qui
signifie qu’il faut avoir connu la mélodie par tradition orale pour parvenir à
comprendre les neumes : ceux-ci ne précisent aucune note, pas même celle
qui commence la pièce!).
Les
neumes de Laon représentent des notes et des groupes de notes (qui
correspondent à ceux et celles de la notation carrée… même si cela ne vous
semble pas évident!). Mais on y trouve aussi des lettres, et certaines de ces
lettres sont des indications rythmiques. La première rencontrée dans l’exemple
est un c.
C’est une abréviation pour le mot latin celeriter qui signifie
«en peu de temps, sans tarder, promptement, avec rapidité». Selon le contexte
où elle apparait, cette lettre c demande soit de presser légèrement, d’aller
plus rapidement, ou tout simplement de ne pas ralentir. Donc ici, le c demande
de chanter avec allant.
Peu
après, nous rencontrons la lettre t : abréviation du latin tenete,
«tenir».
Cette lettre signifie donc un allongement rythmique de la note ou des
notes auxquelles elle est associée. Dans le cas présent, le t signifie que la
quatrième note de la pièce doit être allongée.Grande
question : presser de combien, ou allonger de combien? La réponse est
simple : «Suivez le chef de chœur!». C’est lui qui décide! Mais ces
altérations du temps premier ne sont jamais très prononcées : on ne se met
pas ici à accélérer comme si on avait le feu au derrière, et on ne fait pas là
de larges ralentis à la manière romantique!
Avec
le temps premier vient la règle de la souplesse : la rythmique grégorienne
doit être «ronde» et non rigide.
Outre
les lettres, les manuscrits neumatiques comportent un autre signe rythmique –
en fait, selon les manuscrits, cet autre signe peut prendre deux différentes
formes, mais je vais vous montrer la plus simple et évidente. Voici le début du
sublime Alléluia Iustus germinabit pour saint Joseph.
La
notation neumatique (en rouge) provient du manuscrit d’Einsiedeln qui date du Xe siècle et
est l’un des meilleurs manuscrits neumatiques (sans portée) qui soit parvenu à
nous. Certains signes (encerclés en bleu) sont ornés d’un petit chapeau ressemblant à un petit
trait horizontal légèrement incurvé en forme de «u». Ce petit trait est dit
épisème. Il signifie que la ou les notes d’un groupe sont un peu
allongées. Ici, le premier épisème que je signale affecte la note Sol de
la syllabe «lu» (nous sommes en clé de Do 4e ligne): dans la notation carrée, ce Sol est affecté d'un point qui a la même signification. Le deuxième épisème affecte les deux notes du groupe final de cette
phrase. La notation carrée ne pose qu’un seul point, sur la dernière note, mais
ce sont en fait les deux notes qui devraient être allongées.
Disparitions
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La Schola Hungarica est un ensemble laïc hongrois qui a donné plusieurs très beaux disques depuis sa fondation en 1969. Ses enregistrements combinent ou font alterner voix d'hommes, de femmes et d'enfants. On y entend aussi des variantes hongroises des mélodies grégoriennes et des chants spécifiques de Hongrie. À noter que ce groupe a deux chefs: un homme, Laszlo Dobszay, et une femme, Janka Szendrei. La contribution des femmes dans l'étude et l'interprétation du chant grégorien est considérable: je la soulignerai dans un prochain article.
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Lorsque
s’est cristallisée la notation carrée avec portée, les lettres rythmiques sont
disparues. Le tenete et les épisèmes ont été remplacés par une petite barre
horizontale au-dessus d’un groupe de notes, ou par point après une note. Ce
dernier point d’allongement restera dans la notation écrite jusqu’à nous :
en notation moderne avec valeurs rythmiques (noires, croches, etc.), il
signifie d’allonger la note de la moitié de sa valeur (par exemple, une noire
pointée qui vaut la durée d’une noire plus la moitié de sa durée, soit une
croche). Historiquement, c’est un peu plus compliqué que cela car, dans la
polyphonie médiévale d’Ars Antiqua et d’Ars Nova (XIIIe et XIVe siècles), le
point signifiait une durée «parfaite», c’est-à-dire ternaire, divisible en
trois : une noire pointée se divise toujours effectivement en trois
croches. Mais restons-en là.Pour
sa part, le c de celeriter est complètement disparu dans la notation
carrée : plus rien ne le signale. C’est dire que la notation carrée a
apporté à la fois de la précision (avec la clé et la portée pour facilement
identifier les notes), mais aussi de l’imprécision rythmique. Au début du XXe
siècle, des éditeurs ont proposé des livres dans lesquels les mélodies
grégoriennes étaient transcrites avec des croches et des noires, en plus de la
clé de Sol plus usuelle que les clés de Do et de Fa de la notation carrée
grégorienne. Dans ces éditions, toutes les notes sont affectées de croches,
sauf le tenete qui devient une noire…, mais les celeriter sont disparus!
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Un exemple en transcription moderne: toutes les notes deviennent des croches, sauf les notes pointées qui deviennent des noires. |
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J’avoue
ne pas aimer ces transcriptions : ces transcriptions raidissent la
rythmique, et la tentation devient de faire entrer cette musique dans des
mesures. Pour mon chœur, j’utilise la notation carrée avec, au besoin, une notation
neumatique superposée à la carrée. C’est le principe du Graduel Triplex, la
Bible des fans de grégorien! Ce livre combine notation carrée et notations
neumatiques.
En
fait, même des tenete sont disparus en passant à la notation carrée. Je reviens
aux premières notes du Rorate. Il y a un tenete dans l’écriture neumatique. Ce
n’est pas évident (alors croyez-moi sur parole!), mais ce tenete affecte la
quatrième note de la pièce (La). Or, dans la notation carrée, rien n’indique
qu’il faudrait allonger cette note.La
liberté des interprètes
Cela
dit, toute musique, y compris le grégorien, peut offrir aux interprètes une
marge de liberté. Pensons aux Symphonies de Beethoven pour lesquelles il existe
de très nombreux enregistrements, certains très différents des autres dans les
tempos, les choix orchestraux, les accents, etc. Pensons aux standards du Jazz
qui donnent lieu à des versions très différentes les unes des autres. La
musique est la même à la base, mais les interprètes doivent faire des choix et prendre
des décisions qui peuvent changer la sonorité d’une même pièce, un peu ou
énormément! Il en va de même pour le chant grégorien. Le cas le plus frappant
est celui des versions avec accompagnement d’orgue : ces accompagnements
ont été composés non au Moyen Âge mais à la fin du XIXe siècle et dans la
première moitié du XXe siècle. Le moins que l’on puisse dire est qu’un
accompagnement d’orgue change du tout au tout la physionomie d’une pièce
grégorienne en comparaison avec une version a cappella…
Alors,
il y a eu des courants divergents dans l’interprétation du grégorien. Très
divergents même. J’ai évoqué l’approche mensuraliste précédemment, mais il y en
a d’autres encore. Ce sera le sujet d’un article à venir!
Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux (pour les disques suggérés) et Wikipédia (PD-US, Domaine public)