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vendredi 1 mars 2024

TERRES ET CIELS. POUR PIANO (OPUS 64). Partie 2.

Terres et ciels 

Pèlerinage en huit doubles-pièces dans les huit modes grégoriens
Pour piano solo
Opus 64

Durée totale : c.60 minutes.

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne :
2150 rue Crescent, Montréal (Québec) H3G 2B8
Téléphone: 514-866-3477
Atelier pour les partitions:  atelier@cmccanada.org
 

Deuxième partie : 

Dans la partition.


Dans l'article précédent, je présentais les sources de mon œuvre pianistique Terres et ciels. Dans ce deuxième article, je plonge dans la partition elle-même.

Je commence avec un court résumé de l’article précédent :

Chaque double-pièce de Terres et ciel est une 
planète, une Terre, avec son ciel propre. 
Image: une exo-planète de type Terre.
Dessin de la Nasa (Domaine public)


Terres et ciels
est un cycle de huit doubles-pièces pour piano d’une durée de 60 minutes, la plus vaste œuvre instrumentale que j’ai composée à ce jour. Chaque double-pièce est entièrement composée dans un des huit modes du chant grégorien : les huit doubles-pièces exploitent donc tous les modes grégoriens. Du coup, Terres et ciels est radicalement modale et fondée sur les notes employées en grégorien à l’exception des autres, soit : La, Si bémol, Si naturel, Do, Ré, Mi, Fa et Sol. Aucun chromatisme, aucune modulation, mais des rythmes très variés avec une harmonie par résonance (via la pédale du piano). Dans l’esprit de pure mélodie qu’est la musique grégorienne, Terres et ciels renonce au contrepoint, du moins au contrepoint traditionnel.
Ainsi, chaque double-pièce est une Terre de par son mode unique, une Terre possédant son ciel de par son dôme harmonique unique.
 
Chacune des huit double-pièce se divise en deux parties enchaînées :
Prélude. Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du mode.
Chant. Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte d’«arrangement» - il s’agit de sertissage, de relecture poétique.

L'exoplanète HD188753 Ab.
Dessin de la Nasa (Domaine public)


Ces huit doubles-pièces sont organisées en deux «cercles» qui, tous deux, montent d’un mode de Ré vers un mode de Mi puis un mode de Fa pour se clore sur un mode de Sol. Les deux cercles offrent cependant des modes différents pour chaque note modale (Ré, Mi, Fa, Sol), soit le mode authente (dont les motifs-types tendent vers l’aigu) ou le mode plagal (dont les motifs-types sont plutôt centrés sur la note modale et exploitent un registre plus grave).
Il est possible de ne jouer qu’une seule double-pièce extraite du cycle. Il est aussi possible de ne jouer qu’un des deux cercles, mais l’œuvre dans son entier fait entendre une progression musicale, sonore et spirituelle, comme un pèlerinage. Ainsi, la pièce la plus dépouillée et la #5; les pièces #6 et #7 sont les plus flamboyantes et sonores – la pièce 7 est une amplification euphorique du «swing grégorien» fait d’alternances de groupes binaires et de groupes ternaires.
Au final, Terres et ciels est la synthèse poétique de mon expérience de longue date avec cette musique exceptionnelle qu’est le Grégorien.
 
Cela posé, voici une petite visite guidée de l’œuvre.
 

Premier Cercle [Durée : c. 31’40]
 
1. Persévérance. En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50

La persévérance des herbes
contre l'asphalte!

Dépouillé mais intense, le Prélude donne le ton d’emblée : écriture «psaltérion», harmonie par résonance (la pédale est tenue pour tout le Prélude et encore pour le Chant qui suivra), liberté rythmique (pas de barres de mesure, tempo flexible), sonorités modales. Qui m’aime me suive : Persévérance! Ce Prélude est atomisé, sans mélodie soutenue, mais avec des tierces mineures oscillantes qui peuvent sembler un peu oppressantes.
Le Chant est de forme A-B-A. La mélodie grégorienne, rythmée par mes soins, est ponctuée de notes éparses dans divers registres de l’instrument, pour en souligner l’intensité intériorisée. La section centrale est un peu plus rapide, sous la forme d’une psalmodie. À la reprise de la grande mélodie s’ajoutent des notes aigues «comme des étoiles», elles aussi éparses. Le piano résonne donc sur tout son ambitus. Si pour l’auditeur l’effet est méditatif, c’est un peu acrobatique pour le pianiste qui dont les mains s’enjambent très souvent : du pur plaisir à jouer! Le Chant se termine avec la quinte La-Mi : toutes les pièces dans les modes de Ré et dans les modes de Fa feront ainsi.


Terres et ciels
. Extrait de 1) Persévérance. Chant avec notes aigues «comme des étoiles»
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
2. Résilience. En Mi plagal (Mode IV). Durée : c. 5’

Et l'Arbre vit malgré ses blessures...
Gabriel Lory (1784-1846)


Les deux modes de Mi possèdent un élément très particulier lui conférant une couleur rare : la note Fa y est importante, Fa naturel. Le Prélude est paradoxal : il donne une impression d’instabilité, voire d’inquiétude alors que, pourtant, la note Mi est y souvent répétée – ces notes répétées sont caractéristiques de la musique des instruments de type psaltérion. Le tempo semble ne jamais pouvoir se fixer de manière définitive.
Le Chant est plus affirmé, comme une résolution : la résilience. Il exploite l’extraordinaire irrégularité rythmique des mélodies grégoriennes qui alternent les groupes binaires et ternaires. Il n’y a que deux doubles-pièces dans Terres et ciels pour lesquelles j’ai mesuré la musique, dont ce Chant, non pas parce que ces sections sont régulières mais, au contraire, parce qu’elles sont tellement irrégulières que, sans mesures, elles seraient trop difficiles à jouer. Les mesures changent constamment et sont plutôt inusitées. En passant, les choristes de mon chœur Grégoria ne le savent pas, mais ils chantent des rythmes semblables, et sans trop de difficulté! Ce Chant comporte quelques explosions sonores et, pour l’une des rares fois du cycle, il fait entendre quelques accords – en fait, toujours le même accord Ré-Fa-La-Do qui se résout sur la quinte Mi-Si.


Terres et ciels. Extrait de 2) Résilience: le Chant est l'un des rares moments de l'œuvre
à être mesuré, pour des raisons de commodité. Les chantres qui font du chant grégorien
ne le savent pas nécessairement, mais ils chantent souvent des rythmes aussi complexes! 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
3. Gratitude. En Fa authente (Mode V). Durée : c. 9’30

Cette double-pièce est vraiment une action de grâces! C’est la «pièce tendre» du Premier Cercle. Sur la note Do aigue qui tinte comme une cloche, la main gauche joue une mélodie qui me semble d’esprit celtique – après tout, une partie de ma famille est irlandaise. Suit une section plus volubile avec des arabesques monodiques. Un Si bémol signale le retour de la mélodie initiale, ornementée de mordants (petites notes). Malgré le tempo lent, je crois que ce Prélude pourrait très bien se danser!
Le Chant est d’une sérénité totale, très lent, très doux (dynamique piano maintenue du début à la fin). Il s'agit d'un «traitement paradoxal» puisque la mélodie grégorienne est ici celle d'un Gloria, prière que l'on met habituellement en musique de manière éclatante. Un cycle harmonique ponctue la mélodie et il revient sans cesse peu importe où en est cette mélodie, ce qui crée quelques jolies harmonies plus ou moins inattendues. Je signale que les deux modes de Fa (authente et plagal) sont les modes grégoriens qui semblent le plus proche de la musique tonale, mis à part la mobilité de la note Si (qui peut y être tantôt naturel et tantôt bémol). Cette proximité avec la musique tonale est assez marquée dans la célèbre Missa de Angelis grégorienne (la Messe des Anges) dont provient le présent Chant.


Terres et ciels. Extrait de 3) Gratitude. Du Prélude, une mélodie de type celtique (une partie
de ma famille est Irlandaise!) sous les Do de la main droite qui tintent comme une cloche.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
4. Confiance. En Sol plagal (Mode VIII). Durée : c. 9’20

Les deux modes de Sol (authente et plagal) utilisent peu la note Si, et mettent plutôt l’accent sur La et Do : contrairement aux modes de Fa, les modes de Sol ne sonnent pas proches d’une tonalité majeure. Le Prélude s’ouvre sur une courte mélodie joyeuse qui mène à des carillons semi-improvisés : la durée de ces carillons est donnée en secondes. Bien qu’il fasse entendre l’accord Ré-Fa-La-Do (comme dans le Chant de Résilience), ce Prélude est essentiellement fondé sur des harmonies de quintes redoublées comme, par exemple, Ré-La-Mi et Sol-Ré-La du deuxième système. Le Prélude se termine avec une version vive de la mélodie initiale et des carillons exubérants «un peu fous».
Le Chant se fonde sur une hymne (en Grégorien, hymne est un mot féminin). À l’origine, les hymnes sont des chants d’assemblée et non de monastères, d’où des mélodies plus simples et «accrocheuses». Cette mélodie est répétée sur des strophes de texte différent. J’ai utilisé six strophes d’une hymne pascale peu connue. J’ai regroupé ces strophes par paires. Entre les strophes 1-2 et 3-4, de même qu’entre les strophes 3-4 et 5-6, j’ai intercalé un «trope» (un «commentaire) qui développe en arabesques vives les harmonies de quintes redoublées du Prélude.


Terres et ciels. Extrait de 4) Confiance. Le début des carillons semi-improvisés du Prélude. 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
 
Deuxième Cercle [Durée : c. 28’10]
 
5. Repentir. En Ré plagal (Mode II). Durée : c. 6’20

La pénitente. Pietro Rotari, c. 1750

La pièce la plus dépouillée, la plus «austère» du cycle, la plus facile à jouer aussi – du moins, pour les notes (pour l’interprétation, c’est peut-être autre chose…). C’est aussi celle où Prélude et Chant sont les plus imbriqués l’un à l’autre, à tel point que le passage se remarque à peine.
Le Prélude fait entendre quatre phrases mélodiques dénudées : à la première et à la troisième répondent deux accords consolateurs; à la deuxième et à la quatrième, une musique atomisée où les notes éparses sont enveloppées de silence (et de résonance). Que les oreilles ne s’y trompent pas : il n’y aucune reprise textuelle dans ce Prélude minimaliste.
Le Chant fait entendre les trois strophes d’un Agnus Dei dans le registre grave soutenues par des notes plus profondes encore. La première et la troisième strophes se font répondre par trois accords consolateurs (ajout d’un accord par rapport au Prélude); la seconde strophe mène à la musique atomisée. Là encore et contrairement aux apparences, il n’y a aucune répétition textuelle : dans une musique aussi sobre, une légère variante peut prendre des proportions sonores déstabilisantes…
Le repentir n’est guère populaire aujourd’hui où l’on cherche plutôt à se justifier, à se déculpabiliser en culpabilisant autrui à outrance. Cette pièce peut donc être considérée comme un geste purificateur : le repentir est le vif regret d’une faute accompagnée d’un désir sincère de réparation.



Terres et ciels. Extrait de 5) Repentir. La plus dépouillée des doubles-pièces du cycle.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN



 6. Miséricorde. En Mi authente (Mode III). Durée : c. 8’45

Le père qui pardonne à son fils
prodigue. Par Rembrandt, 1668.

Après la sobriété cistercienne de Repentir suit les deux doubles-pièces les plus vives et flamboyantes du cycle. L’une est sombre, Miséricorde, et l’autre sera débordante de joie.
Le Prélude de Miséricorde reprend la répétition de la note Mi et les deux accords de Résilience (double-pièce #2, dans l’autre mode de Mi), mais sans ambiguïté maintenant :  le présent Prélude se déroule presque entièrement en forte et en fortissimo, avec des martèlements quasi obsessifs de la note Mi (que j’ai toujours associé à la tension et à l’angoisse, je ne sais pourquoi), un halètement qui ne cesse jamais et de vives cascades en triples-croches et même en quadruples-croches!
Le Chant utilise une hymne (comme la double-pièce #4). La première strophe est à nu : je la fais progressivement monter de registre, à chaque phrase. Les trois strophes suivantes ornent la mélodie hymnique avec des notes graves isolées, des «ornements fusées» en quintolets, trois accords (les mêmes que ceux de la double-pièce précédente)… Un rappel des cascades du Prélude mène à une quatrième strophe hymnique atomisée et suspendue. Une montée vive suivie d’accords débouche sur une sixième strophe à nu comme au début mais posée sur un seul registre : serait-ce la miséricorde obtenue après tant d’angoisse?


Terres et ciels. Extrait du Prélude de 6) Miséricorde. La double-pièce la plus agitée du cycle,
avec son martèlement de la note Mi. .
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN



Dans Miséricorde (double-pièce #6), les cascades vives en triples et quadruples-croches
du Prélude deviennent des groupes appogiatures (de quatre ou cinq notes) dans le Chant.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN




 7. Allégresse. En Fa plagal (Mode VI). Durée : c. 4’40

Fête de graduation, US Navy (Domaine public)

La pièce la plus brève et la plus vive du cycle : une joie exubérante avec un Prélude carillonnant! Une amplification aussi du «swing» grégorien avec son alternance de binaire et de ternaire, ici dans un tempo rapide avec des accents qui rebondissent sans cesse. Les deux modes de Fa étant les plus voisins de la tonalité, j’ai repris ici le discret cycle harmonique du Chant de la pièce #3, mais en deux moments seulement.
La conclusion du Prélude abaisse le tempo pour faire transition vers le Chant. Celui-ci est plus intérieur, mais tout autant irrégulier de rythme – c’est la deuxième et dernière fois du cycle où j’ai mesuré la musique pour plus de commodité. Des cloches de quintes s’intercalent ici et là; vers la fin, ce sont des «fausses quintes» qui sonnent davantage comme de vraies cloches d’église. Dois-je confier aimer particulièrement la conclusion de ce chant qui récapitule les «fausses quintes» et se termine avec un Mi très aigu forte sur une quinte douce dans le registre moyen? (Cet effet s’était déjà glissé dans la double-pièce précédente…).


Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Une amplification du «swing grégorien»
avec ses alternances de groupes binaires et ternaires!
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN




Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Le Chant se termine avec une succession
de «fausses quintes» qui sonnent comme des cloches.
Les toutes dernières notes sont F à la main droite et MP à la main gauche. 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
8. Espérance. En Sol authente (Mode VII). Durée : c. 8’25

Photo de Jon Sullivan. Domaine public.

Après les deux doubles-pièces les plus sonores, Espérance ramène la sérénité. Cette dernière double-pièce donne une belle part à la note La, importante en mode de Sol, comme si elle «caressait» le Sol. On y retrouve les quintes redoublées reprises de la double-pièce #4 en Sol plagal, et il s’y ajoute les notes de la série harmonique (Sol-Si-Ré-Fa-La)
Le Prélude joue sur ces éléments et fait entendre une mélodie qui reviendra plus tard.
Le Chant met en dialogue le rythme libre de la mélodie grégorienne avec de courtes sections en rythme mesuré, surtout ternaire (je devais les mesurer pour bien signaler ce ternaire, sinon cela aurait risqué d’être ambigu…). Une clausule plus volubile (et rappelant à nouveau la double-pièce #4) débouche sur des notes atomisées de la série harmonique.
Suit alors un Postlude, qui est à la fois la conclusion de cette double-pièce et du cycle. Ce Postlude fait entendre la voix : je demande à l’interprète de chanter, de fredonner une mélodie sans texte. Paradoxalement, il ne s’agit pas d’une mélodie grégorienne mais de celle, inventée, du Prélude, comme si le chant se transvasait depuis les mélodies grégoriennes vers de nouvelles mélodies. Ce geste s’est imposé de lui-même, comme une évidence musicale et spirituelle – une évidence que je ne pourrais toutefois pas «expliquer» en mots.


Terres et ciels. Extrait de 8) Espérance. La mélodie du Prélude semble s'ancrer sur la note La:
dans les deux modes de Sol du Grégorien, la note La est plus importante que Si, la tierce
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN
.

Je me rends compte qu’il y a des «notes magiques» ici et là dans cette œuvre et dans ma musique en général. Des notes qui suspendent, qui ouvrent. À la toute fin, un Sol grave est marié avec un La en clé de Sol. Théoriquement, cet intervalle ne devrait pas être conclusif et pourtant il l’est bel et bien ici.


Terres et ciels. Conclusion de 8) Espérance. Le pianiste chante la mélodie du Prélude,
et, après une montée calme, le cycle se conclut sur la superposition harmonieuse du Sol et du La. .
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


Sources des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)

 

jeudi 1 février 2024

TERRES ET CIELS. POUR PIANO (Opus 64). Partie 1

Terres et ciels 
[pour mes amis anglophones, le titre anglais serait Earths and skies, plutôt que celui proposé par Google Traduction]
Pèlerinage en huit doubles-pièces dans les huit modes grégoriens
Pour piano solo
Opus 64

Durée totale : c.60 minutes.

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne :
2150 rue Crescent, Montréal (Québec) H3G 2B8
Téléphone: 514-866-3477
Atelier pour les partitions:  atelier@cmccanada.org
 

Première partie : 

Dans mon atelier.

1. Le monde est grand

2. Synthèse poétique
3. Faux départ et achèvement
4. Terres: les modes
5. Ciels: les dômes harmoniques

 

Toile d'Henriette Ronner-Knip, 1897.

Le monde est grand!

Côté composition, l’année 2023 fut occupée en bonne partie par l’écriture d’un cycle pour piano solo : Terres et cielsLa partition manuscrite fait 32 pages de grand format. Si on faisait du manuscrit une murale, celle-ci ferait 56 X 88 pouces, ou 142 X 224 cm. Beaucoup de travail! Il s’agit de ma plus vaste œuvre instrumentale à ce jour : 60 minutes, contre 45 à 50 minutes pour Une Messe pour le Vent qui souffle (pour orgue). «Une pièce d’une heure! Tu exagères, Antoine!». Mais que représente une heure à l’échelle d’une vie? Le temps d’une respiration, à peine plus.

Cependant, ce cycle pianistique est en huit «doubles-pièces» (Prélude et Chant) : il est possible d’en jouer une ou deux. La plus longue de ces doubles-pièces dure 9 minutes 30 (quand même raisonnable, non?), la plus courte fait 4 minutes 40 (très raisonnable, là!). Si l'on sépare les deux parties des pièces-doubles, Terres et ciels est constitué de 16 morceaux: le premier Prélude fait 2 minutes 10, le septième Chant dure 2 minutes. Autrement dit, Terres et ciels se présente comme une mosaïque: une forme longue constituée de courts moments. Il y avait longtemps que je n'avais pas fait ainsi. 

Une partition de 32 pages grand format,
ce qui donnerait une murale de 56 X 88 pouces, ou 142 X 224 cm.
J'ai souvent pensé vendre des pages de mes manuscrits 
encadrées comme des œuvres d'art visuel.


Ma musique se situe dans un autre temps. Mes premières compositions déjà alors que je peinais à leur mettre des barres de mesure – c’était avant que je découvre qu’on peut souvent se passer de ces barres. Du coup, ma musique propose une expérience dans un temps autre… Ce n’est pas que ma musique manque de rythme – ses rythmes sont variés : c’est que notre notion du rythme s’est ratatinée au «beat» et à la pulsation binaire. Et notre capacité de concentration s’est volatilisée tant nous sommes devenus impatients de ne pas avoir immédiatement tout ce que nous désirons… Comme me l’a dit un technicien informatique : «À l’ordinateur, si j’attends une seconde, j’ai l’impression de perdre tout mon temps!». Ah oui, nous sommes des humains un peu ratatinés.

Alors, voici donc 60 minutes de musique qui est une expérience d’élargissement, une cure de désintoxication!

Dans cet article, je vous partage un peu des réflexions qui ont mené à la composition de cette pièce; un autre article donnera un survol plus précis des huit doubles-pièces.

 

Synthèse poétique

Femme jouant du santur.
Gravure d'Ahmad, 1830.


Je n’avais pas composé pour piano solo depuis… euh… depuis vingt ans. Il est vrai que ce n’est pas mon instrument, mais je sentais lui devoir une nouvelle œuvre, et même lui payer la traite.

Car j’aime bien le piano : c’est l’instrument qui possède la plus grande capacité de résonance, et il s’agit là d’un aspect important de ma musique. La pédale permet de créer des halos harmoniques incroyables qui font autant partie de la musique que les notes elles-mêmes. C’est du moins le cas pour ce que j’écris pour le piano. Dans l’ensemble, l’écriture pianistique de Terres et ciels n’appartient pas à l’esthétique du piano romantique, post-romantique ou moderne. D’ailleurs, en général, mon écriture pour piano est plutôt dépouillée et davantage «classique» que «romantique». Ici, elle est comme une transposition contemporaine des techniques de jeu du psaltérion, un instrument médiéval dont les cordes sont soit pincées par les doigts, soit frappées par de petits maillets tenus par l’instrumentiste. On retrouve cela pour le santur iranien ou le cymbalum d’Europe de l’Est, tous des instruments à cordes frappées comme l’est le piano malgré l’intermédiaire d’un clavier dans son cas. Le piano est donc ici un immense psaltérion. 

L'idée de sertir les mélodies grégoriennes
comme on sertit une pierre en joaillerie.


Il y avait aussi longtemps que je désirais faire la synthèse de mes connaissances à propos du chant grégorien que je dirige depuis plusieurs années. Écrire un livre me semblait sec – vous trouverez par contre quelques articles sur mon site au sujet du chant grégorien. Alors, j’ai opté pour une «synthèse poétique», au sens grec du terme : une synthèse par la création. Depuis des années, quand je prépare une répétition pour mon chœur, je joue une mélodie grégorienne au piano, en tenant la pédale afin de faire vivre la résonance; je m’amuse des fois à accompagner la mélodie de notes graves comme dans le chant byzantin, de notes aigues comme des étoiles, de quelques accords rares…

C’est de ce jeu qu’est née, il y a déjà quelques années, l’idée du présent cycle pianistique. Au départ, mon idée constituait à sertir des mélodies grégoriennes dans un environnement organique, à la manière d’un joaillier qui sertit une pierre précieuse sur une bague et un peu à la manière de ce que le compositeur hongrois Béla Bartók faisait avec des chansons traditionnelles. Mais très rapidement est venue l’idée d’adjoindre un Prélude à chaque Chant, de même que la conception d’ensemble en huit parties.

Terres et ciels constitue donc «traité poétique» de mon expérience avec cette musique que j’admire.

 

Faux départ et achèvement


J’ai amorcé le travail en juin 2023, avec le
Chant #1. Puis, j’ai écrit le Prélude #1, le Prélude #2, et j’ai commencé le Chant #2… Et zut, je n’aimais pas! Trop de figures arpégées, trop d’accords, trop trop trop. Savoir renoncer. Et recommencer au besoin. De ce premier travail, je n’ai conservé que le Chant #1 et je récupérerai quelques fragments du reste. Puis, les choses ont débloqué. Une fois sur le bon chemin, les vannes se sont ouvertes toutes grandes, à tel point qu’à ma très grande surprise, la partition manuscrite était terminée au début de septembre. Une heure de musique composée en peu de temps, un exploit pour moi qui travaille posément.



Esquisse pour le Prélude #6, Terres et ciels
(C) 2023 Antoine Ouellette SOCAN

Ce faux-départ m'a fait réfléchir à la manière avec laquelle les compositeurs traitent les mélodies grégoriennes. 
Le rythme grégorien est léger, souple, alternant binaire et ternaire hors de mesures. Mais souvent, on l'égalise, l'alourdi et l'oblige à respecter des mesures régulières. 
Le chant grégorien est pure mélodie, c'est-à-dire de la monodie. Mais souvent, on lui colle du contrepoint, des canons, des fugues. Il parait que cela fait plus «musique sacrée», mais le Grégorien exprime génialement le sacré sans aucun contrepoint! 
Le chant grégorien est conçu pour être chanté sans accompagnement dans des lieux dotés d'une longue réverbération. Mais souvent, on le dote d'accompagnements d'orgue. J'ai même entendu des versions avec accompagnement de synthétiseurs et de batterie!  
Le chant grégorien est modal. Mais souvent, on lui impose la tonalité avec des accords venus de la musique tonale. 

Dès le départ, il m'était clair que Terres et ciels partirait du chant grégorien lui-même, de ses caractéristiques propres - qui comme par un heureux adonc trouvent écho dans ma musique depuis avant même que je n'aie fait connaissance avec le Grégorien. 
Du coup, Terres et ciels...
- Utilisera un rythme souple, non mesuré (sauf rares exceptions pour des raisons pratiques);
- Tendra vers la monodie et donnera peu de place au contrepoint, du moins au contrepoint traditionnel;
- Emploiera la résonance du piano, avec sa pédale forte, afin de recréer l'environnement acoustique naturel du Grégorien;
- Sera modale et non tonale, et les accords y seront utilisés avec parcimonie. 

Telles sont les «règles du jeu» que je me suis fixé en cette œuvre.

 Terres: les modes

Chacune des huit doubles-pièces se divise donc en deux parties enchaînées :

A. Prélude. Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du mode.

B. Chant. Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte d’«arrangement» - comme dit précédemment, il s’agit de sertissage, de relecture poétique.

Le Prélude partage donc le même mode que le Chant. Mais Prélude et Chant tissent entre eux des liens divers selon la pièce. La mélodie du Chant n’est toutefois pas annoncée par son Prélude, mais il arrive que Prélude et Chant soient interconnectés au point où le Chant semble la prolongation du Prélude (Pièce #5). Quelques fois, le Chant prolonge et développe l’atmosphère installée par le Prélude. D’autres fois, le Chant est la réponse à l’énigme posée par son Prélude…, mais le Chant peut aussi répondre par une nouvelle énigme à son Prélude! Ce sont là comme des jeux de miroirs et il arrive que le miroir soit déformant…

Dans Terres et ciels, chacune des huit doubles-pièces est composée dans l’un des huit modes médiévaux utilisés dans le chant grégorien. Chacun des modes est une Terre. Dans cette œuvre, il y a donc huit Terres, huit planètes. Un exo système solaire! 

Chaque mode possède une note principale («tonique») et une teneure («dominante» qui n’est pas nécessairement à la quinte). Mais ils ne sont pas des «gammes» au sens moderne : ce sont des ensembles de motifs caractéristiques, de tournures mélodiques, de couleurs sonores. C’est une erreur que de réduire un mode grégorien à une gamme et de lui plaquer de manière anachronique des concepts propres à la musique tonale. Par exemple, la note Si n’a qu’une importance secondaire dans le mode de Sol authente, alors que les notes La et Do y sont bien plus importantes.

Les huit modes utilisent les mêmes huit sons dont un seul est mobile (bémol ou bécarre) : La, Si bémol, Si naturel, Do, Ré, Mi, Fa, Sol. Il existe deux modes de Ré, deux modes de Mi, deux modes de Fa et deux modes de Sol. Le premier mode de Ré est dit «authente» parce que ses mélodies-types ont tendance à se déployer davantage vers l’aigu que celles du deuxième mode de Ré dit «plagal». De même pour les notes Mi, Fa et Sol – il n’y a pas de mode de La, de Si ou de Do en Grégorien.

Terres et ciels utilise exclusivement les huit sons grégoriens (donc pas de Fa dièse, ni de La bémol!). Aucune transposition, aucune modulation, aucun chromatisme!

Si l'interprète désire mettre en valeur cette modalité, le piano peut être accordé selon un tempérament médiéval avec des demi-tons inégaux, plutôt que selon le tempérament égal moderne. 

Chacune des huit pièces-doubles est entièrement composée sur un seul mode. Elles sont regroupées en deux Cercles :

Premier Cercle

1.      Persévérance. En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50

2.      Résilience. En Mi plagal (Mode IV). Durée : c. 5’

3.      Gratitude. En Fa authente (Mode V). Durée : c. 9’30

4.      Confiance. En Sol plagal (Mode VIII). Durée : c. 9’20


[Durée du Premier Cercle : c. 31’40]

 

Deuxième Cercle :

5.      Repentir. En Ré plagal (Mode II). Durée : c. 6’20

6.      Miséricorde. En Mi authente (Mode III). Durée : c. 8’45

7.      Allégresse. En Fa plagal (Mode VI). Durée : c. 4’40

8.      Espérance. En Sol authente (Mode VII). Durée : c. 8’25


[Durée du Deuxième Cercle : c. 28’10]

 

Il y a certains liens musicaux entre les pièces basées sur la même note modale, soit les pièces 1 et 5, 2 et 6, 3 et 7, 4 et 8. Ces liens créent la grande forme de l’œuvre en deux cercles.


Début de Terres et ciels. Manuscrit final.
Mon «style psaltérion» combiné avec la tendance à la monodie.
(C) 2023 Antoine Ouellette SOCAN

J’ai évité que se suivent ayant la même note modale; j’ai aussi alterné les modes authentes et les modes plagaux (à l’exception des pièces #4 et #5 : je tenais à ouvrir et à terminer le cycle par une pièce en un mode authente).
Le titre dont j’ai doté chaque pièce est, des fois, très clair dans la musique mais, d’autres fois et bien qu’il soit alors pertinent pour moi, il est énigmatique. Je ne donne pas toutes les réponses – je ne les ai d’ailleurs pas toutes, du moins en mots…

Étant donné la durée de l’œuvre complète, je permets de ne jouer qu’une double-pièce ou qu’un des deux Cercles. Mais l’ensemble est aussi conçu comme un tout montrant une progression sonore, musicale et spirituelle.
Dans Terres et ciels, les mélodies grégoriennes sont dépouillées de leurs paroles. Ainsi, l’œuvre n’est ni religieuse ni confessionnelle : elle se base sur la spiritualité sonore du grégorien et de ses modes. Une spiritualité musicale, une spiritualité des sons, des rythmes, des résonances.

 
Ciels: les dômes harmoniques

Par contre, Terres et ciels exploite l’harmonie par résonance: le dôme harmonique de chaque mode (de chaque Terre) en constitue son ciel. 

Le chant grégorien a été créé pour des églises de pierres, soit des lieux à l’acoustique très réverbérante : cette réverbération prolongée accompagne et harmonise la mélodie, sans que l’ajout d’un instrument de musique ne soit nécessaire. Dans Terres et ciels, la pédale du piano tient lieu de la réverbération. Les indications de pédale sont inhabituelles (la pédale est souvent longuement tenue; quelques fois pour la durée d’une pièce entière) mais elles sont essentielles. Le relief de cette musique s’obtient par le toucher, les phrasés et les attaques. La sonorité de l’œuvre est immersive, et l’interprète doit composer avec cette harmonie par résonance. Il arrive qu’un passage doux succède à un passage fort alors que la pédale doit être conservée : le début du passage doux est alors noyé dans la résonance dont il émerge peu à peu. De tels fondus-enchaînés sont conçus et voulus ainsi : l’interprète ne doit pas craindre cela, bien au contraire!

Il m'a fallu du temps pour me fixer sur le titre de l'œuvre complète. Après que ma copiste ait terminé l'édition de la partition, je n'aimais plus le titre provisoire que je lui avais donné. Il ne me semblait pas communiquer grand-chose de l'œuvre. Alors, j'ai dû revoir la question et j'ai même demandé des suggestions à quelques amies! J'ai finalement arrêté mon choix sur Terres et ciels. Le «et» annonce des pièces-doubles, et le chiffre 2 a une importance structurelle: pièces en deux parties, deux cercles, chaque cercle comptant 2 X 2 pièces-doubles, etc. Et surtout, il y a des Terres et des ciels ici. 


À SUIVRE LE MOIS PROCHAIN: «DANS LA PARTITION»

Sources des illustrations: 

Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)