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lundi 2 septembre 2024

SONATA ANGELICA. POUR PIANO (Opus 7B). Première partie.

Réviser une pièce composée il y a longtemps…

Sonata Angelica. Pour piano (opus 7b)


La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne: 
Fresque du monastère Kintsvisi,
en Géorgie. XIIe-XIIIe siècles



Première partie : Dans l’atelier

1. Conserver? Réécrire?

2. Le cas du Finale
3. Ré majeur, vraiment?!
4. Ma différence… sans trompettes

Comment réviser ou retoucher une composition écrite il y a quarante ans?! La première question à se poser est : «Vaut-il de réviser une pièce si ancienne?». Si oui, de quelle manière le faire? Il y a quelques possibilités. La première: je peux n’en conserver que quelques éléments que j’aime toujours et m’en servir comme base pour une toute nouvelle pièce. Je peux aussi me contenter de polir quelques détails, sans plus. Puis, il y a les possibilités intermédiaires. Tout dépend de ce que je pense de l’état dans lequel se trouve la pièce lorsque je la revois avec ce recul.

Gravure de Gustave Doré

De ma «première période» de composition (allant de 1972 à 1987), j’ai conservé quelques pièces auxquelles j’ai donné les numéros d’opus allant de 1 à 9, après les avoir retouchées à divers degrés. Parmi ces pièces se trouvaient quatre Sonates pour piano. J’ai éliminé la première qui n’était qu’une pièce de formation bien maladroite et impersonnelle. De la plus ancienne que j’ai gardée, je n’ai conservé que le premier des quatre mouvements, auxquels j’ai ajouté deux mouvements nouveaux en 1989 – elle est donc désormais en trois mouvements. La dernière est demeurée telle que je l’avais laissée après quelques petites retouches faites aussi en 1989. Il en reste une, ma préférée, celle qu’à l’époque j’avais intitulée Sonate en Ré majeur – mais ce titre m’agaçait, je vous dirai pourquoi plus loin. Pour celle-là, j’avais conservé une vraie affection, tout en la sachant imparfaite.

J’avais terminé une première version de cette Sonate en juin 1983, à l'âge de 22 ans. Elle avait été jouée sous cette forme lors d’un concert d’étudiants-compositeurs à la faculté de musique de l’Université de Montréal où elle avait été bien accueillie. Comme les autres Sonates conservées, je l’ai retouchée en 1989. Mais je n’étais pas entièrement satisfait et je me suis promis d’y revenir un jour. C’est ce que j’ai finalement fait à la fin de 2023, dans l’élan de la composition du vaste cycle pianistique Terres et ciels (opus 64).

 

Conserver? Réécrire?

En revisitant la partition, j’ai tenté de me mettre dans l’état d’esprit qui était mien il y a quarante ans. En repassant chaque note, je me suis demandé ce que le compositeur avait voulu dire. Des choses se sont confirmées : mon affection pour cette Sonate; le fait qu’elle exprime quelque chose d’intime et personnel qui me touchait autant; ses idées musicales qui n’avaient pas fané. J’aime toujours son atmosphère générale à la fois légère et profonde, un peu énigmatique. J’ai constaté de manière plus consciente que la Sonate contenait plusieurs «notes magiques», c’est-à-dire des notes qui en théorie ne vont pas ensemble ni ne s’expliquent par la théorie tonale mais qui, ici, sont tout-à-fait harmonieuses et pertinentes… Cependant, il était aussi évident que de l’eau avait coulé depuis et que ma manière s’était transformée, qu’elle avait considérablement mûri. Un exemple : le troisième mouvement s’ouvre candidement avec une mélodie accompagnée d’arpèges (style basse d’Alberti) :


Début du troisième mouvement dans la première version de la Sonate,
avec des annotations pour la révision. .
Une mélodie candide accompagnée d'arpèges non moins candides!
Devais-je conserver ou non? / (c) 1983 Antoine Ouellette SOCAN

J’entends encore plein de musiques qui font ainsi mais, pour ma part, j’avais presque entièrement cessé de le faire après ma «première période». Alors : devais-je conserver cela en l’état ou écrire autrement?

Deuxième exemple : dans le premier mouvement, il y a des séquences, c’est-à-dire des passages qui se répètent en montant (ou en descendant) par paliers de tons entiers :


Séquence dans le premier mouvement de la Sonate, avec des annotations pour la révision.
. La musique descend par paliers d'un ton: Mi bémol, Ré bémol. Si naturel, La. Il m'arrivait de faire ainsi dans cette «première manière», mais j'ai délaissé cela par la suite. Alors, devais-je conserver? 
(c) 1983 Antoine Ouellette SOCAN

Cela aussi je le faisais à l’époque, mais c’est ensuite devenu très rare. Alors à nouveau : devais-je conserver en l’état ou réécrire?

Dans les deux cas, j’ai opté pour conserver. Je composais ainsi à l’époque, c’est ce que je voulais «dire» et, somme toute, cela sonne bien. De cette décision en découlait une autre : j’ai opté pour garder à la Sonate l’entièreté de la trame d’origine… à quelques détails près. Je trouvais que son début était plutôt abrupt alors, tout en le conservant, je l’ai fait précéder par une nouvelle section devenue du coup le nouveau début. Pour que les deux premiers mouvements s’enchaînent avec plus de fluidité, j’ai aussi composé un court «nouveau début» pour le second mouvement.

Autrement, j’ai modifié plusieurs détails, tant qu’il m’est vite apparu nécessaire de réécrire la partition en entier. Il m’était impossible de mettre les modifications dans le manuscrit d’origine : il serait devenu illisible! 

Le deuxième mouvement, Contemplation, est le moins modifié. Je n’y ai corrigé que quelques figures rythmiques, quelques octaves, quelques notes, assez peu. Cela m’a étonné parce que c’est le mouvement le plus particulier, «extra-terrestre», de la Sonate, le plus long aussi. 




Extrait du deuxième mouvement, dans la version révisée de 2023. Ce mouvement est celui qui compte le moins de modifications, et celles-ci y sont mineures. / (c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

Le premier mouvement compte plus de corrections de détails, surtout sa grande section centrale, Carillon, qui manquait de brio dans la rédaction d’origine. J’ai modifié des octaves en plusieurs endroits. Mais il n’agit pas d’une réécriture de grande ampleur : plutôt du polissage pour donner à la musique plus d’aisance, plus de limpidité à faire entendre ce qu’elle désire faire entendre.
 

Le cas du Finale

Je pense que c’est vraiment le troisième mouvement qui m’a incité à réviser la Sonate. Curieusement, c’est le mouvement le plus court! Je me suis posé la question : «Devrais-je allonger ce mouvement? Lui donner plus d’ampleur? Est-il déséquilibré en sa durée par rapport aux deux précédents?». En relisant, la réponse était immédiate : «Non»! Ce mouvement est une sorte d’envol poétique et il se devait de demeurer assez bref. C’est amusant : alors que je me demandais si ce mouvement final était trop court, ce sont plutôt les deux mouvements précédents qui ont été allongés par l’ajout d’un nouveau début! En conséquence, le Finale est proportionnellement plus court qu’il ne l’était à l’origine! Bon, il dure tout de même près de quatre minutes…, soit moins de la moitié du premier mouvement.

Le problème de ce Finale était ailleurs. Il commence doucement dans la résonance tenue de la conclusion du mouvement précédent. Son début est franchement candide : une mélodie passablement tonale accompagnée d’arpèges. On pourrait presque se croire en 1760 même si plein de compositeurs composent encore ainsi aujourd’hui – ils ne se rendent probablement pas compte de leur dette lourde par rapport à ce passé lointain… Mais bon, comme je l’ai dit précédemment, j’ai opté pour conserver cela. Cette mélodie est aussitôt reprise avec simplement quelques intervalles inversés sur le même accompagnement. Vient ensuite une variation sobre où les arpèges deviennent des triolets. Ceci est suivi par deux phrases procédant par accords descendants qui se densifient progressivement. Dans la deuxième phrase, les accords deviennent même opaques avec beaucoup de chromatismes et de dissonances qui semblent vouloir basculer vers l’atonalité. 

Extrait du troisième mouvement, dans sa première version. Les harmonies y sont de plus en plus opaques et chromatiques, qui mènent au sommet émotionnel du mouvement. Sauf que ces harmonies ne me semblaient pas avoir été bien annoncées par ce qui les précède.
(c) 1983 Antoine Ouellette SOCAN


Ces deux phrases me posaient un problème : leurs harmonies juraient par rapport à celles de tout ce qui les précédait en ce troisième mouvement. Elles me parurent mal préparées, et elles survenaient presque comme un corps étranger dans la trame du mouvement. Il y avait donc là un «Trop» par rapport au reste.

Alors, j’étais face à un dilemme : je devais soit alléger ces deux phrases, soit donner un peu plus de densité à ce qui les précède. Or, ces deux phrases mènent au sommet émotionnel du mouvement, un sommet qui est aussi celui de la Sonate dans son entier, un sommet lourd comme la chute d’un oiseau abattu en plein vol par la balle d’un fusil… Il m’était donc impossible d’alléger ces deux phrases : non seulement je les ai conservées en l’état mais je leur ai ajouté encore un peu de poids avec quelques notes harmoniques supplémentaires. Le sommet émotionnel de toute la Sonate se situant là, je devais d’en conserver toute sa force expressive.

Il me fallait donc donner plus de densité à ce qui précède, mais pas trop non plus afin de ne pas diminuer l'impact du sommet. J’ai laissé identique la première exposition de la mélodie du début. Lors de la deuxième exposition, j’ai modifié quelques notes dans les arpèges. J’ai notamment disposé des Si bémols qui viennent troubler la quiétude tonale. Ces quelques notes apportent des ombrages : frictions de demi-tons, notes échappées. 


Deuxième itération de la «mélodie candide» ouvrant le troisième mouvement. Dans la version révisée (photo), j'ai ajouté des «notes d'ombre» à la main gauche (indiquées par les flèches). 
(c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

Dans la variation en triolets, j’ai encore davantage ombragé les arpèges avec quelques fausses relations et une harmonie superposant majeur et mineur. J’ai mis des octaves à des notes mélodiques de la main droite et, dans la deuxième partie de cette section, j’ai transformé en doubles-croches les triolets arpégés de la main gauche. Ainsi, dans tout ce début du mouvement, la candeur demeure présente, mais il s’y ajoute progressivement du clair-obscur, comme une blessure secrète. L’enchaînement vers les deux phrases harmoniques se fait bien : les accords opaques, avec fausses relations et superposition majeur-mineur, ont été discrètement préparés. La courbe descendante de ces deux phrases harmoniques répond au clair-obscur qui les précédent : sur le plan expressif, l’idée de la candeur blessée se trouve renforcée. Ce passage se termine sur l’unique fortissimo du mouvement, «très lent et lourd».

Photo par Coralie Adato

La section qui suit tente de rétablir la candeur initiale, mais nos expériences nous marquent. La mélodie du début est à nouveau accompagnée d’arpèges, mais les tonalités éloignées s’enchaînent les unes aux autres comme dans une sorte d’errance chromatique. La logique tonale initiale est rompue. J’ai peu modifié ce passage, à l’exception d’octaves ajoutées à la main droite.

Ce qui mène à la conclusion du mouvement. Telle qu’elle se présentait à l’origine, elle n’était plus satisfaisante. Elle faisait désormais trop optimiste, voire un peu forcée. J’ai conservé l’idée d’une mélodie en arabesques à la main droite – qui fait écho au tout début de la Sonate, mais j’ai supprimé les accords sonores qui l’accompagnaient. En lieu et place, les deux mains jouent à l’octave une arabesque un peu plus longue qu’à l’origine.

Les dernières mesures sont complètement différentes. Désormais, trois montées se font entendre, chacune en valeurs plus brèves que la précédente, avec les ombres apportées par la note Si bémol – une sorte de Ré majeur tamisé. Les trois mesures conclusives créent une panharmonie avec des «notes magiques» qui fait écho à l’une des premières mesures de la Sonate avec, à nouveau, un Si bémol ajouté (alors que la résonance du Si naturel grave demeure audible). La dernière mesure fait entendre la seule tierce majeure Ré – Fa dièse, mais celle-ci sonne presque comme une tierce mineure, comme le sourire d’un Ange qui nous quitte.



La conclusion de la Sonate a été très modifiée! Les deux premiers systèmes de la version première (photo) ont été rayés; le dernier sera largement transformée. (c) 1983 Antoine Ouellette SOCAN


Ré majeur, vraiment?!

Tout cela étant complété, j’ai donné les titres définitifs à chacun des mouvements. Il me restait à décider du titre de l’œuvre. Le titre original était «Sonate en Ré majeur». Mais il m’agaçait parce qu’il annonce une musique tonale qui ne viendra presque jamais! Je voulais autre chose qui reflète mieux cette musique. Seul le troisième mouvement a les deux dièses (Fa et Do) de la tonalité de Ré majeur à l’armure – et c’est le mouvement le plus chromatique de la Sonate. Le deuxième mouvement a un Fa dièse à l’armure : on peut dire qu’il est en Sol majeur, mais les relations typiques de la musique tonale n’y sont pas mises en œuvre. Quant au premier mouvement, il n’y a rien à l’armure.

Dans l’ensemble de la Sonate, il est vrai que la note Ré joue le rôle d’un pôle d’attraction. Il est aussi vrai que la note Fa dièse l’accompagne souvent (mais pas toujours). Or, la musique tonale se définit par trois fonctions harmoniques fondamentales : la tonique (accord de Ré majeur), la dominante (accord de La majeur) et la sous-dominante (accord de Sol majeur). Il est évidemment possible de permuter et de moduler mais, essentiellement, une vraie musique tonale donne la place première à ces fonctions et aux accords qui viennent avec eux. Je relisais le début original de la Sonate. Oui, le premier accord en est un de Ré majeur, mais déjà le deuxième accord (de Do majeur) s’échappe de la logique tonale!


Début du premier mouvement dans la première version, avec annotations pour la révision.
À la main gauche, les accords descendent par tons. Seul le premier en est un de Ré majeur. 
À la fin du troisième système, la mélodie-vocalise est en La bémol.
Tout cela s'enchaîne harmonieusement, mais ce n'est pas du Ré majeur
et ce n'est pas vraiment tonal! (c) 1983 Antoine Ouellette SOCAN

Les harmonies qui suivent confirment cette échappée, et on ne trouve plus trace de la logique tonale. À la mesure 10 de l’original, la musique de la première mesure est reprise, mais en La bémol majeur, donc en relation de triton par rapport à la note Ré (Ré – La bémol). Là encore, la musique tonale ne procède pas ainsi.

À cette époque, j’écrivais en «tonalité aérienne» : oui j’utilisais des accords apparemment tonaux (majeurs, mineurs…), mais ils ne s’enchaînaient pas les uns aux autres selon les tensions propres à la musique tonale. C’est que la note tonique conservait de la légèreté : elle n’attirait pas à elle toutes les autres notes, elle n’imposait pas son poids, sa force d’attraction, aux autres sons. Elle ne les enrégimentait pas sous son pouvoir! Il ne s’agit pas d’une «tonalité élargie» dans le sillage de Paul Hindemith ou de Dimitri Chostakovitch.

 

Ma différence… sans trompettes

Je faisais ainsi de manière tout-à-fait spontanée. Peut-être ai-je une âme d’oiseau? Reste que je ne me souviens pas avoir composé une seule pièce qui soit véritablement tonale. Dès le début, mon monde se situait ailleurs.

Photo par Coralie Adato

J’ai toujours été assez réfractaire aux idéologies qui cherchent à m’embrigader, et elles sont nombreuses, depuis le wokisme jusqu’au complotisme de droite! Je m’intéresse aux idées d’autrui, mais en tant qu’observateur et non comme partisan. Je ne suis pourtant pas un rebelle! Du moins, je n’ai pas les signes visibles conventionnels du rebelle : je n’ai pas de tatou ni de piercing, je ne me teins pas les cheveux en mauve ni ne me met du vernis à ongle, je ne me vêts pas d’une manière criarde, je participe très rarement à des manifestations… Je sais être une personne «différente», mais ce n’est ni étudié ni affecté de ma part, et je ne sens pas le moindre besoin d’en ajouter. Déjà, sans dire quoi que ce soit et juste en étant là tranquille, les gens «sentent» que je suis particulier. Cela suffit et, pour mon malheur, il arrive que ce soit trop…

C’est peut-être là la source de ma tonalité aérienne. Dans ma musique, il y a des mélodies, des harmonies, des rythmes…, mais comme me l’a dit une musicienne toute déstabilisée, «c’est tout différent et je ne comprends pas!» - eh bien, écoute l’oiseau, l’oiseau de ton cœur, et tu comprendras! Des musiciens croient qu’il s’agit de maladresses de ma part : mais non, c’est signé! Après tout, j’ai suivi des cours de théorie, d’harmonie, etc., jusqu’au niveau universitaire. Alors, je sais ce que je fais, même s’il m’arrive de tâtonner, et surtout à l’époque car j’avais bien peu de modèles.

Tout de même, les «pôles forts» ne sont pas absents de ma musique. En avril 1983, soit juste avant la composition de cette Sonate, j’écrivais la Suite celtique pour harpe. Cette œuvre est modale (mode phrygien sur Ré) et radicalement diatonique (aucun chromatisme) : c’était ma première en cette voie que je devais explorer davantage à partir de 1987 avec Paysage (pour quatre pianos, opus 10). Autrement dit, j’ai conservé des «pôles forts» mais de manière modale et non tonale. Par la suite, j’ai souvent combiné «tonalité aérienne» et modalité.

Donc, il me fallait un nouveau titre pour cette œuvre. Après réflexion, j’ai opté pour Sonata Angelica. Suis-je présomptueux?! Non, car ce titre ne réfère pas qu’aux Anges. Je vous dirai pourquoi dans le deuxième article de cette série.

Sources des illustrations: