MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mercredi 1 mars 2023

CHANT GRÉGORIEN. LE RYTHME, LE TEMPS MUSICAL

Chant grégorien. Le rythme ou le temps musical.

1. Le rythme selon Solesmes
2. Dissensions
3. Lettres rythmiques
4. Disparitions
5. La liberté des interprètes

Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. Cet article poursuit l’exploration du grégorien à la suite des deux articles suivants :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2017/05/retour-au-chant-gregorien.html
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/06/chant-gregorien-latin-accents-et-notes.html
Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2012/10/hildegarde-et-le-lotus.html
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/05/ars-nova-les-horlogers-fous-du-xive.html
 
 
Le rythme selon Solesmes

Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes, France

Quand au milieu du XIXe siècle les moines bénédictins de l’Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes ont entrepris de restaurer le chant grégorien, ils s’attelaient à une tâche monumentale. C’est que les mélodies grégoriennes avaient subi d’énormes altérations au cours du temps. Par exemple, les mélismes (ces suites de notes sur une même syllabe) avaient souvent été tronqués. De plus, le style d’interprétation de cette musique remontant au Moyen Âge avait été corrompu sinon perdu : il s’était installé une pratique d’alourdir ce chant, et de le chanter lentement en valeurs rythmiques égales.
La première tâche des moines fut de restaurer l’intégralité des notes. Pour ce faire, ils ont recherché les plus anciens manuscrits de cette musique et les ont analysés en profondeur. Ces manuscrits remontaient à une période allant du IXe siècle au XIe siècle, avant même l’invention et la généralisation de la portée musicale. Il est à noter que ces manuscrits anciens fixaient par écrit des mélodies plus anciennes transmises jusqu’alors par une tradition orale. 
 
Portée, clés, notes disposées
selon leur hauteur, tout cela
qui est utilisé dans la musique
universelle sont des inventions 
chrétiennes, eh oui! Et ces signes
ont été inventés pour noter
par écrit le chant grégorien
.

Cette notation écrite était une innovation : il s’agissait de la première tentative du genre en Occident, et l’une des toutes premières au monde – à l’Antiquité grecque, un système de notation alphabétique avait été proposé mais très peu utilisé dans les faits. On peut donc affirmer qu’à toute fin pratique, la notation musicale par l’écrit a été inventée spécifiquement pour le chant grégorien et que c’est de celle-ci que provient, en ligne droite, la notation musicale que nous utilisons depuis jusqu’à nous : noms des notes (autant les Do-Ré-Mi-Fa-Sol-La-Si que les lettres-noms utilisées en anglais et en allemand: C-D-E-F-G-H-A-B), signes rythmiques, portée, clés, etc. 

Je souligne que le Christianisme a apporté un nombre incalculable d’apports positifs et même fondamentaux en plusieurs domaines, y compris en musique.
Lorsque nous dénigrons la spiritualité chrétienne, nous faisons preuve d’ignorance! Lorsque des gens de diverses cultures dénoncent l’appropriation culturelle dont ils seraient victimes, ils ne se rendent pas compte qu’eux-mêmes se sont approprié plein de choses venant d’autres cultures, sans jamais avoir demandé de permission : ils seraient bien dépourvus s’ils devaient se défaire de tout ce dont ils se sont appropriés…
 
Les moines de Solesmes ont aussi compilé et analysé les manuscrits avec portée les plus anciens. La comparaison de ces manuscrits a abouti à la pleine restauration des notes des mélodies grégoriennes. Le problème des notes était résolu.

Mais le problème de l’interprétation demeurait entier. Comment interpréter cette musique? Plus précisément, comment la rythmer? Quel est son temps musical propre? Les plus anciens manuscrits ne possèdent pas de mesures, pas de barres de mesure, pas de signes rythmiques proportionnels comme des noires, des croches, des blanches, etc. Une partie de la réponse est si évidente qu’on n’y pense pas toujours : si ces signes rythmiques étaient absents, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont aucune utilité pour noter cette musique. Elle n’en a pas de besoin!
Mais alors, comment rythmer cette musique?! Les moines de Solesmes ont proposé un principe élégant qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Mais il s’agit que d’un point de départ car les choses sont plus subtiles : ce temps premier n’est pas métronomique, et il peut subir des contractions (aller plus vite) et des dilatations (aller plus lentement), cela dans une même pièce de musique.
 
 
Dissensions

Or, vous savez comment sont les humains…, et les grégorianistes sont des humains… Cette proposition élégante n’a pas fait l’unanimité. Dès le début du XXe siècle, d’autres musicologues se sont rebiffés! Ils ne pouvaient pas admettre l’idée d’un temps aussi souple et non mesuré. Alors, ils ont plutôt proposé d’interpréter le grégorien avec des valeurs rythmiques mesurées. Ces rebelles sont les Mensuralistes. Ils ont violemment contesté le principe de Solesmes, et les partisans de Solesmes ont tout aussi violemment répliqué contre le leur. Je vous jure que cela a brassé et donné lieu à des propos sarcastiques de part et d’autre! Ce sera d’ailleurs le sujet d’un prochain article.

En quatre disques, une superbe collection.
On y trouve du Grégorien, mais aussi deux
répertoires cousins: le chant mozarabe (Espagne)
et ambrosien (Milan, Italie).
Le diapason auquel chantent les chœurs
de cette collection (y compris les chœurs de
moines) est nettement plus grave que le
diapason de Solesmes - et ce n'est pas
moins «spirituel» pour autant!.

Cela dit, je confesse ne pas être un inconditionnel des disques de Solesmes. Mais je clarifie un point capital. Les moines de Solesmes (comme ceux de Saint-Benoît-du-Lac au Québec qui leur sont associés) prennent un diapason très aigu pour chanter le grégorien. Ce doit être le diapason qui convient le mieux à la tessiture de leur voix; peut-être est-ce aussi causé par le fait qu’en France, la langue parlée se situe dans un registre plus aigu. Mais il n’y a pas de diapason absolu en grégorien : les chœurs adoptent le diapason qui leur convient le mieux. Les moines bénédictins des pays germaniques, par exemple, prennent un diapason nettement plus grave que ceux de Solesmes. Le diapason élevé de Solesmes a mené des gens vers des idées fausses, du genre : cette musique doit être chantée aigue par des hommes pour donner une impression «asexuée» dégagée de la corporalité, donc plus «spirituelle». C’est là une sottise complète! Les chants chrétiens de tradition byzantine
exploitent encore davantage le registre grave, et ils ne sont pas moins «spirituels» pour autant. 
De Solesmes, je ne comprends pas l'utilité de l'ajout de l'ictus: c'est superflu et embarrassant. Voir:
Lettres rythmiques

Si on ne trouve pas de croches ou de noires dans les manuscrits anciens sans portée, ces mêmes manuscrits portent néanmoins des signes d’interprétation rythmique.
Voici le tout début du chant d’entrée (Introït) du quatrième Dimanche de l’Avent : Rorate caeli desuper.

La notation carrée (celle avec portée) date d’environ du XIIe siècle; la notation en neumes qui a été transcrite au-dessus des notes carrée provient du manuscrit de Laon datant du IXe siècle, un manuscrit avec notation sans portée. (Ce qui signifie qu’il faut avoir connu la mélodie par tradition orale pour parvenir à comprendre les neumes : ceux-ci ne précisent aucune note, pas même celle qui commence la pièce!).
Les neumes de Laon représentent des notes et des groupes de notes (qui correspondent à ceux et celles de la notation carrée… même si cela ne vous semble pas évident!). Mais on y trouve aussi des lettres, et certaines de ces lettres sont des indications rythmiques. 
La première rencontrée dans l’exemple est un c. 


C’est une abréviation pour le mot latin celeriter qui signifie «en peu de temps, sans tarder, promptement, avec rapidité». Selon le contexte où elle apparait, cette lettre c demande soit de presser légèrement, d’aller plus rapidement, ou tout simplement de ne pas ralentir. Donc ici, le c demande de chanter avec allant.
Peu après, nous rencontrons la lettre t : abréviation du latin tenete, «tenir». 

Cette lettre signifie donc un allongement rythmique de la note ou des notes auxquelles elle est associée. Dans le cas présent, le t signifie que la quatrième note de la pièce doit être allongée.
Grande question : presser de combien, ou allonger de combien? La réponse est simple : «Suivez le chef de chœur!». C’est lui qui décide! Mais ces altérations du temps premier ne sont jamais très prononcées : on ne se met pas ici à accélérer comme si on avait le feu au derrière, et on ne fait pas là de larges ralentis à la manière romantique!
Avec le temps premier vient la règle de la souplesse : la rythmique grégorienne doit être «ronde» et non rigide.
Outre les lettres, les manuscrits neumatiques comportent un autre signe rythmique – en fait, selon les manuscrits, cet autre signe peut prendre deux différentes formes, mais je vais vous montrer la plus simple et évidente. Voici le début du sublime Alléluia Iustus germinabit pour saint Joseph.

La notation neumatique (en rouge) provient du manuscrit d’Einsiedeln qui date du Xe siècle et est l’un des meilleurs manuscrits neumatiques (sans portée) qui soit parvenu à nous. Certains signes (encerclés en bleu) sont ornés d’un petit chapeau ressemblant à un petit trait horizontal légèrement incurvé en forme de «u». Ce petit trait est dit épisème. Il signifie que la ou les notes d’un groupe sont un peu allongées. Ici, le premier épisème que je signale affecte la note Sol de la syllabe «lu» (nous sommes en clé de Do 4e ligne): dans la notation carrée, ce Sol est affecté d'un point qui a la même signification. Le deuxième épisème affecte les deux notes du groupe final de cette phrase. La notation carrée ne pose qu’un seul point, sur la dernière note, mais ce sont en fait les deux notes qui devraient être allongées.
 
 
Disparitions

La Schola Hungarica est un ensemble laïc hongrois
qui a donné plusieurs très beaux disques depuis sa
fondation en 1969. Ses enregistrements combinent 
ou font alterner voix d'hommes, de femmes et d'enfants.
On y entend aussi des variantes hongroises des mélodies
grégoriennes et des chants spécifiques de Hongrie. 
À noter que ce groupe a deux chefs: 
un homme, Laszlo Dobszay, et une femme, Janka Szendrei.
La contribution des femmes dans l'étude et l'interprétation
du chant grégorien est considérable: je la soulignerai
dans un prochain article.


Lorsque s’est cristallisée la notation carrée avec portée, les lettres rythmiques sont disparues. Le tenete et les épisèmes ont été remplacés par une petite barre horizontale au-dessus d’un groupe de notes, ou par point après une note. Ce dernier point d’allongement restera dans la notation écrite jusqu’à nous : en notation moderne avec valeurs rythmiques (noires, croches, etc.), il signifie d’allonger la note de la moitié de sa valeur (par exemple, une noire pointée qui vaut la durée d’une noire plus la moitié de sa durée, soit une croche). Historiquement, c’est un peu plus compliqué que cela car, dans la polyphonie médiévale d’Ars Antiqua et d’Ars Nova (XIIIe et XIVe siècles), le point signifiait une durée «parfaite», c’est-à-dire ternaire, divisible en trois : une noire pointée se divise toujours 
effectivement en trois croches. Mais restons-en là.
Pour sa part, le c de celeriter est complètement disparu dans la notation carrée : plus rien ne le signale. C’est dire que la notation carrée a apporté à la fois de la précision (avec la clé et la portée pour facilement identifier les notes), mais aussi de l’imprécision rythmique. Au début du XXe siècle, des éditeurs ont proposé des livres dans lesquels les mélodies grégoriennes étaient transcrites avec des croches et des noires, en plus de la clé de Sol plus usuelle que les clés de Do et de Fa de la notation carrée grégorienne. Dans ces éditions, toutes les notes sont affectées de croches, sauf le tenete qui devient une noire…, mais les celeriter sont disparus!

Un exemple en transcription moderne:
toutes les notes deviennent des croches,
sauf les notes pointées qui deviennent des noires.



J’avoue ne pas aimer ces transcriptions : ces transcriptions raidissent la rythmique, et la tentation devient de faire entrer cette musique dans des mesures. Pour mon chœur, j’utilise la notation carrée avec, au besoin, une notation neumatique superposée à la carrée. C’est le principe du Graduel Triplex, la Bible des fans de grégorien! Ce livre combine notation carrée et notations neumatiques.
En fait, même des tenete sont disparus en passant à la notation carrée. Je reviens aux premières notes du Rorate. Il y a un tenete dans l’écriture neumatique. Ce n’est pas évident (alors croyez-moi sur parole!), mais ce tenete affecte la quatrième note de la pièce (La). Or, dans la notation carrée, rien n’indique qu’il faudrait allonger cette note.


 
La liberté des interprètes

Cela dit, toute musique, y compris le grégorien, peut offrir aux interprètes une marge de liberté. Pensons aux Symphonies de Beethoven pour lesquelles il existe de très nombreux enregistrements, certains très différents des autres dans les tempos, les choix orchestraux, les accents, etc. Pensons aux standards du Jazz qui donnent lieu à des versions très différentes les unes des autres. La musique est la même à la base, mais les interprètes doivent faire des choix et prendre des décisions qui peuvent changer la sonorité d’une même pièce, un peu ou énormément! Il en va de même pour le chant grégorien. Le cas le plus frappant est celui des versions avec accompagnement d’orgue : ces accompagnements ont été composés non au Moyen Âge mais à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Le moins que l’on puisse dire est qu’un accompagnement d’orgue change du tout au tout la physionomie d’une pièce grégorienne en comparaison avec une version a cappella…
Alors, il y a eu des courants divergents dans l’interprétation du grégorien. Très divergents même. J’ai évoqué l’approche mensuraliste précédemment, mais il y en a d’autres encore. Ce sera le sujet d’un article à venir!

Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux (pour les disques suggérés) et Wikipédia (PD-US, Domaine public) 
 

mercredi 1 février 2023

DVOŘÁK AUTREMENT (1 DE 6)

Dvořák autrement

Première partie (de six)


Après le cycle d’articles que j’ai consacré à Joseph Haydn, je vous propose maintenant un cycle sur Antonín Dvořák (1841-1904), le compositeur de la mythique Symphonie du Nouveau Monde – mais qui a écrit beaucoup plus que cette seule œuvre! 
Si vous ne connaissez pas cette Symphonie, la Neuvième du compositeur, voici une belle interprétation en concert, par l'Orchestre de la Radio de Francfort, sous la direction d'Andres Orozco-Estrada:

 

Introduction


J’avoue ne pas avoir une prédilection pour la musique romantique, soit la musique du XIXe siècle après Beethoven. Compositeur parmi les plus représentatifs du Romantisme, Franz Liszt me semble avoir bien dit les choses : «Notre musique est malade parce que notre époque est malade». Remarquez qu’il y a toujours eu des gens pour affirmer que leur époque est «malade»! Mais il est beaucoup plus rare qu’un artiste aussi éminent reconnaisse que la musique de son époque, incluant la sienne, est elle-même malade. Évidemment, le Romantisme a beaucoup apporté à l’art musical. Jamais la musique n’avait déversé un tel torrent émotionnel et sonore sur les auditeurs! En héritière de Beethoven, la musique romantique cherche à saisir, à terrasser même, voire à violer qui l’écoute : des instruments de plus en plus sonores, des orchestres de plus en plus gros, une technique vocale faite pour «projeter» le son plus fort et plus loin; une subjectivité exacerbée qui s’exprime dans une musique bipolaire où alternent les moments d’exaltation euphorique avec des moments de grande mélancolie et de profond désespoir… 

 

Franz Liszt: «Notre musique est malade
parce que notre époque est malade».
Portrait par Henri Lehmann, 1839.

Je comprends tout cela, mais j’arrive mal à l’aimer. Les compositeurs romantiques qui me touchent le plus sont donc atypiques. Lorsque je repasse la musique de ce XIXe siècle et que je prends le temps de bien y penser, un compositeur émerge qui me comble vraiment et dont je peux dire aimer presque tout ce qu’il a écrit. Je peux aussi dire pouvoir écouter sa musique pendant des heures sans ressentir de lassitude, contrairement à celle des autres Romantiques qui m’induit assez rapidement un sentiment de déprime. Sans surprise, ce compositeur ne correspond pas au profil habituel de l’artiste romantique – il était d’ailleurs peu attiré par la littérature tourmentée et utopique de son temps. Sans surprise encore, ce compositeur est «regardé de haut» par les enfiévrés du Romantisme qui ne distinguent pas en lui la «grandeur». Il a beau figurer parmi les compositeurs les plus enregistrés et joués de toute la musique classique occidentale, une réputation de «facilité» lui colle à la peau – son succès public est un indice suspect : «Un grand petit maître ou un petit grand maître», comme me le disait mon «ami» le critique Claude Gingras. Tant et si bien que certains l’ont réduit au statut d’un «gentil musicien» sans grande importance. 

La meilleure biographie de
 Dvořák en français, avec 
quelques bémols.

 
Mais écoutons! Écoutons-le, écoutons sa musique, dans la vérité, sans cette couche de crasse, de préjugés et de clichés, et voilà que les choses apparaissent sous un jour bien différent : celui d’un des compositeurs les plus accomplis de ce XIXe siècle. Il s’agit d’un Tchèque, et il se nomme Antonín Dvořák (1841-1904). La maison de disques tchèque Supraphon ne pêche pas par chauvinisme en le présentant comme un compositeur «fascinant» : sa musique est réellement fascinante. Encore faut-il la connaître. Pour la connaître vraiment, il faut écouter Dvořák autrement. Sans négliger ses «premières œuvres» qui sont déjà «fascinantes». Il est vrai que son œuvre est plus inégale que celle de son ami Johannes Brahms – mais elle n’est pas si inégale en fait : seule sa musique pour piano, faite d’œuvres secondaires pour l’essentiel, ne peut se comparer à celle de Brahms. Autrement, Dvořák s’est montré plus aventureux en abordant des genres que Brahms n’a pas abordés, notamment l’opéra. Mais dans les domaines de la musique de chambre et de la musique orchestrale, Dvořák fut un maître accompli.

Note. Dvořák a donné des numéros d’opus à ses œuvres, mais pas à toutes. En bon commerçant, son éditeur Simrock bousillera un peu ce catalogue en publiant des œuvres «anciennes» sous des numéros d’opus élevés, afin de les faire passer pour des œuvres nouvelles. L’œuvre de Dvořák contient 115 numéros d’opus. Pour remettre les œuvres en bonne chronologie et pour inclure des pièces sans numéro d’opus, Jarmil Burghauser publiera son catalogue raisonné des œuvres de Dvořák dans les années 1960. Ce catalogue compte 206 œuvres achevées et classées chronologiquement. La mention B 56 signifie la 56e œuvre au catalogue Burghauser et, donc, la 56e œuvre complète composée par Dvořák et qui nous soit parvenue.


 

Dvořák autrement. Partie 1.

 


Rat des champs, rat des villes


Dans la biographie qu’il lui a consacrée, Guy Erismann prend plaisir à souvent qualifier Dvořák de «gentil paysan», en ajoutant «naïf» à l’occasion. Pourtant, cet auteur sait parfaitement que Dvořák n’était pas un paysan! M. Erismann n’est d’ailleurs pas seul à réduire ce compositeur à ce statut : ce cliché se retrouve presque partout où l’on parle de Dvořák. Déjà le regard est faussé, et ce cliché à la vie dure distord tout.


«Le conseil tenu par les rats».
Gravure de Gustave Doré (XIXe s),
pour une édition des Fables
de La Fontaine.


Oui, Dvořák est né dans le village de Nelahozeves, mais ce village n’est situé qu’à une trentaine de kilomètres de la capitale, Prague. Ses parents œuvraient dans la restauration : à part peut-être le jardinet familial, Dvořák n’a jamais travaillé la terre. Il l’aurait fait que cela ne serait d’ailleurs pas un déshonneur! Je sens une sorte de «racisme de classe sociale» à caricaturer Dvořák comme un «paysan». La Grande Culture ne peut se développer que dans les Grandes Villes, n’est-ce pas?! Les musicologues et bien des artistes sont des Rats des villes qui toisent de haut les Rats des champs, quelques fois en ayant oublié qu’ils sont eux-mêmes nés Rats des champs. Quand ils commentent des œuvres de Dvořák, il y a un sous-texte condescendant : «Il se prend pour qui, ce petit paysan, pour oser composer des symphonies?!»; du coup, ils vont s’amuser à déceler des «faiblesses», du «manque de rigueur», un attachement «passéiste» à la Nature, etc., en déceler et surtout en inventer de toutes pièces.  

Chemin de fer passant à Nelahozeves,
le village natal de Dvořák. Le musicien
restera fasciné par les trains toute sa vie.
 
Dvořák a des origines villageoises et modestes. Vrai, mais en quoi est-ce surprenant? Au XIXe siècle, la grande majorité de la population, en Europe tout comme dans mon Québec natal, vit en milieu rural ou semi-rural, dans de petites villes et des villages. L’exode rural et l’inversion de la proportion au profit des villes ne surviendront qu’après la Deuxième guerre mondiale au XXe siècle. Ne serait-ce que statistiquement parlant, il n’y a aucune surprise à ce qu’un musicien majeur du XIXe siècle soit né dans un tel milieu! D’ailleurs ne fut pas le seul, pas même parmi les Romantiques : Anton Bruckner ou Giuseppe Verdi sont eux aussi nés dans en ce milieu. En Bohême, le pays de Dvořák (la Bohême, la Moravie et une partie de la Silésie forment aujourd’hui la République Tchèque), les villages étaient des pépinières exceptionnelles de musiciens. À l’époque de Dvořák, il y avait déjà très longtemps que la Bohême avait cette réputation, que ses musiciens avaient essaimés et étaient engagés dans toute l’Europe grâce à leur immense talent musical naturel.  

Dvořák préférera toujours vivre dans de petites villes, pas très loin d’une grande ville : il refusera poliment toutes les invitations pour s’établir à Vienne, tout comme il refusera (moins poliment) les pressions pour faire de l’allemand sa langue d’usage. Une proximité avec la nature lui est importante, chose que redécouvrent bien des gens en nos temps de pandémie.


 

Être bien là où je suis


Prague en 1834. Par Adam August Müller,

Mais en fait, Dvořák avait le don d’être bien là où il était. En 1857, à l’âge de 17 ans, il se rend à Prague pour étudier la musique à l’École d’orgue. Il y étudiera essentiellement les matières théoriques et les instruments, alors qu’il est un autodidacte volontaire pour la composition. Après sa graduation, il sera altiste dans des orchestres : dans un orchestre «populaire», puis dans l’orchestre du Théâtre provisoire où il jouera sous la baguette de chefs et de compositeurs réputés, dont Smetana et Wagner. Cette expérience pratique de l’orchestre est la source première de son expertise dans l’écriture symphonique. Dvořák vivra chichement à Prague, surtout après avoir décidé de quitter l’orchestre en 1871 pour se consacrer exclusivement à la composition, mais sans se plaindre le moindrement du monde. C’est ce qui frappe chez lui : ce don d’être bien là où il est. Il fera plusieurs séjours prolongés à Londres où il se sentira bien, plusieurs visites à Vienne où il s’adapte bien, il sera heureux en Russie et encore aux États-Unis dans la Grande Ville de New York où il vivra de 1892 à 1895 pour être professeur au Conservatoire national. Ce Rat des champs trouve du bonheur partout! Cet amoureux de la Nature (et des Pigeons qu’il adore!) voit les beaux côtés de la modernité : Dvořák était passionné par les trains, les chemins de fer, et il visitait les gares pour son plaisir d’observer ces engins de métal crachant de la vapeur qui représentaient alors la technologie de pointe en matière de transport.

Avec Anna, son épouse,
à Londres en 1886.


Sa musique est à cette image, celle d’un homme autant enraciné qu’ouvert, celle d’un homme qui sait être heureux – comme l’amour, le bonheur se fait. Sa musique est solaire et pulpeuse qui contient «beaucoup de notes», elle mord dans la vie, elle s’émerveille, jamais blasée ni revenue de tout. Du coup, elle fait figure presque d’ovni en ce XIXe siècle «malade» et sujet à la dépression! Mais la joie de Dvořák est profonde. L’homme avait une caractéristique qui déroute encore bien des gens : bien que cela semble contradictoire, il était un introverti heureux. En regardant les photos de lui, vous trouverez peut-être qu’il ne sourit pas et vous vous demanderez s’il était vraiment heureux; mais regardez bien les photos de cette époque et vous constaterez que les gens ne souriaient pas souvent à la caméra! «Il a eu la vie trop facile pour être un grand artiste» : ce leitmotiv du Romantisme n’est pas pertinent, car Dvořák a bel et bien connu la pauvreté matérielle à Prague (il devait vivre avec un colocataire afin de pouvoir avoir un toit). Dvořák n’a pas moins vécu d’épreuves que quiconque. Comme artiste, il a vécu le fait d’essuyer des refus – beaucoup de refus pendant plusieurs années, et certaines de ses œuvres ont été mal reçues : il a connu l’échec autant que la gloire. Comme homme aussi, la vie a été rude par moments. Le pire fut assurément ces années terribles de 1875-77 où, en plus de perdre sa mère, il a perdu coup sur coup ses trois enfants. Peu de couples survivent au décès d’un enfant, mais combien survivent au décès de trois enfants en deux ans?! Celui qu’il formait avec son épouse, la cantatrice Anna Čermáková (1854-1931) en sortit plus uni que jamais, et ils auront six autres enfants par la suite.
Hum! En passant, Dvořák était un fervent catholique – là encore, une foi axée sur la joie et sur la vie, non sur la crainte du péché et la peur de l’enfer : les Dvořák ont eu leur premier enfant cinq mois après leur mariage, ce qui signifie que…


Une musique pulpeuse qui mord dans la vie. Déjà ses premières œuvres l’étaient et presque trop. Mais les commentateurs ont exagéré ce «trop», et ces premières œuvres sont bien plus mûres qu’immatures. Le Quintette #1 pour piano et cordes, opus 5 de 1872 n’a pas grand-chose à envier au célèbre Quintette #2 pour la même formation et dans la même tonalité de La majeur venu quinze ans ans plus tard. Alors que les musicologues répètent sans cesse que les premières œuvres de Dvořák ont tendance à être «prolixes», le Quintette #1, avec ses trois mouvements, est au contraire plus dense et concentré que le Quintette #2, plus détendu de caractère! En fait, Dvořák invente dès ses premières œuvres un matériau personnel qu’il sait très bien développer, à sa manière : celle d’une sensibilité et d’une intelligence arborescentes. Dvořák a beau être un des plus grands mélodistes de tous les temps, il sait vraiment quoi faire avec ses mélodies et il n’est vraiment pas qu’un «compositeur de thèmes». J’y reviendrai plus loin dans ces articles.

 


Folklore imaginaire


Le Père František Sušil, 
un pionnier de l'ethnomusicologie. 

 
À l’appui du cliché «Dvořák paysan» est le fait que ses premières œuvres publiées furent des chansons et des danses. Mais il faut voir les choses autrement, car elles sont autres en effet. Encore au début des années 1870 alors qu’il a 30 ans, Dvořák vit pauvrement. Aucune de ses œuvres n’a encore été publiée, sa musique est très peu jouée, et il doit donner des leçons pour subvenir à ses besoins – heureusement, il a obtenu une bourse destinée aux «musiciens pauvres mais de talent», bourse qui lui sera renouvelée pendant quelques années. Parmi ses élèves se trouvaient les enfants de la famille Neff. Ian Neff est un homme d’affaire mélomane. Se prenant d’affection pour le musicien, il lui présente le livre Chants populaires moraves de František Sušil (1804-1868). Ce prêtre catholique fut un pionnier de l’ethnomusicologie et il a recueilli plus de 2000 chansons populaires de Moravie, paroles et musique, et plus de 2000 autres encore pour les seules paroles. Son livre offre une sélection de ce répertoire. Monsieur Neff a proposé à Dvořák d’arranger quelques-unes de ces chansons avec accompagnement de piano.

Première édition du Premier livre
de Danses slaves, chez Simrock.
À noter que l'éditeur a germanisé 
prénom du compositeur mais a conservé
les accents de son nom de famille!


Dvořák s’est pris au jeu. Je reviendrai plus loin sur l’ethnomusicologie mais, pour le moment, je signale que Dvořák allait faire quelque chose de nouveau. Depuis quelques décennies, des éditeurs avaient publiés des recueils de chansons populaires. Certains éditeurs avaient fait appel à des compositeurs renommés pour qu’ils dotent ces mélodies d’un accompagnement. C’est ainsi que, par exemple, Joseph Haydn avait arrangé plus de 500 chansons écossaises et gaéliques en ajoutant violon, violoncelle et piano aux mélodies. Dvořák aurait donc pu se contenter de faire ainsi à son tour. Mais ce n’est pas ce qu’il fit. Dvořák conserva les paroles des chansons, mais il leur composa des mélodies de son propre cru : il créait ce que Béla Bartók allait nommer bien plus tard du folklore imaginaire! Je souligne ceci parce qu’avant Dvořák, très peu de compositeurs avaient créé un tel folklore imaginaire, et aucun n’avait autant exploré cette voie aussi intensivement. Il harmonise, souvent à deux voix, ces mélodies et leur donne un accompagnement pour piano : harmonisations et accompagnement simples et raffinés et qui respectent l’atmosphère populaire de ce folklore imaginaire. En fait, Dvořák avait déjà commencé à faire avant la suggestion de Neff. Son premier essai dans le genre semble dater de 1872 : Quatre chansons sur des poèmes populaires serbes (opus 6 / B 29). Avec grâce à Neff, les choses s’accélèrent en 1875 avec, entre autres, Quatre Duos moraves sur des poèmes populaires (opus 20 / B 50) suivis d’autres Duos moraves en 1876 : opus 29 / B 60 et opus 32 / B 62, et encore en 1877 avec trois nouveaux recueils, dont l’un avec des paroles de chansons tchèques. En 1878, Dvořák élargit son rayon en utilisant des textes de chansons populaires de Grèce et de Lituanie. La même année 1878, il élargit autrement son folklore imaginaire, cette fois dans le domaine instrumental : pour piano à quatre mains (deux pianistes sur le même piano!), il compose une série de Danses slaves (opus 46 / B 78) dont il fait aussitôt une version pour orchestre.

Dirigées par Karel Sejna: l'une des meilleures
versions sur disque des Danses. Cela danse
vraiment et décoiffe par moments!


Une de ces années-là, Dvořák a la brillante idée de joindre quelques-uns de ses Duos moraves à sa demande de renouvellement de bourse pour «musicien pauvre». Les membres du jury, d’éminents musiciens allemands et viennois, seront complètement subjugués! L’un d’eux, Johannes Brahms recommande illico à son éditeur berlinois Simrock de publier ces pièces de Dvořák. Simrock accepta et contacta Dvořák pour lui demander d’autres pièces. Ces toutes premières œuvres que Dvořák voyait être publiées lui apportèrent la célébrité, les Duos moraves et les Danses slaves. Simrock insista longtemps pour que Dvořák lui offre un deuxième cahier de Danses slaves, mais il devra patienter jusqu’en 1886 pour recevoir ces huit autres Danses slaves, opus 72, à nouveau pour piano quatre mains et à nouveau aussitôt offertes aussi en version pour orchestre. Ces Danses ont obtenu un succès international instantané : à partir de ce moment, Dvořák put enfin vivre de sa plume. 
 
MUSIQUE: Les Danses slaves (deux recueils de 6 danses), dans leur version pour orchestre (l'original est pour piano quatre mains), par l'Orchestre Philharmonique tchèque, dirigé par Karel Sejna. Allez hop: dansons!

Je signale la belle édition
par thèmes (musique chorale,
musique orchestrale, etc.)
en sept coffrets cartonnés
de différentes couleurs, publiée
par la maison Supraphon.

Pour lui, c’était une revanche sur un autre plan. Dvořák était bon pianiste (il assurera la partie de piano lors de la création de son Trio #3), mais il n’était pas un virtuose et la virtuosité ne l’a jamais intéressé; il n’est pas non plus un de ces pianistes-compositeurs comme Chopin, Schumann, Liszt et autres. Son œuvre pour piano est d’importance secondaire, mais en ajoutant deux mains et en écrivant pour piano quatre mains, une magie s’installe. L’écriture des Danses slaves est extraordinaire, et le critique allemand Ludwig Ehlert, blasé par les œuvres éditées qu’il lit de plus en plus distraitement, revient à la vie : «Une musique habitée par un naturel céleste (…), aucune trace d’écriture maniérée. Nous avons ici à faire avec des œuvres parfaites et non à du pastiche. L’humour se taille une part de lion. Les basses sont si originales et si joyeuses que le cœur ne peut que sauter de joie!». Oui, ce sont des danses (sur du folklore imaginaire), mais de la musique de génie. Outre les deux cahiers de Danses slaves, Dvořák composera aussi pour piano quatre mains deux autres recueils tout aussi réussis mais d’un autre caractère : Dans la forêt de Bohême (opus 68 / B 133; 1884) et les quasi impressionnistes Légendes, qu’il orchestrera en des textures subtiles et délicates (opus 59 / B 117; 1881).

La partition éditée des Duos et des Danses est un énorme succès de vente. Un don et une malédiction tout à la fois : car dès lors, le nom de Dvořák sera associé à des œuvres courtes d’inspiration populaire, et le compositeur devra forcer la main à Simrock pour qu’il publie aussi ses Symphonies, ses Quatuors à cordes et autres musiques de chambre. Là, Dvořák s’est montré être un négociateur habile et dur, non un homme  gentil et naïf! S’il n’avait pas tenu tête, la postérité l’aurait cantonné à la musique légère; mais même en ayant tenu tête, le cliché du paysan lui collera à la peau!

 

À SUIVRE


Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux pour les disques et livres suggérés.