Introduction
J’avoue ne pas avoir une prédilection pour la musique romantique, soit la musique du XIXe siècle après Beethoven. Compositeur parmi les plus représentatifs du Romantisme, Franz Liszt me semble avoir bien dit les choses : «Notre musique est malade parce que notre époque est malade». Remarquez qu’il y a toujours eu des gens pour affirmer que leur époque est «malade»! Mais il est beaucoup plus rare qu’un artiste aussi éminent reconnaisse que la musique de son époque, incluant la sienne, est elle-même malade. Évidemment, le Romantisme a beaucoup apporté à l’art musical. Jamais la musique n’avait déversé un tel torrent émotionnel et sonore sur les auditeurs! En héritière de Beethoven, la musique romantique cherche à saisir, à terrasser même, voire à violer qui l’écoute : des instruments de plus en plus sonores, des orchestres de plus en plus gros, une technique vocale faite pour «projeter» le son plus fort et plus loin; une subjectivité exacerbée qui s’exprime dans une musique bipolaire où alternent les moments d’exaltation euphorique avec des moments de grande mélancolie et de profond désespoir…
![]() |
Franz Liszt: «Notre musique est malade parce que notre époque est malade». Portrait par Henri Lehmann, 1839. |
![]() |
La meilleure biographie de Dvořák en français, avec quelques bémols. |
Note. Dvořák a
donné des numéros d’opus à ses œuvres, mais pas à toutes. En bon commerçant,
son éditeur Simrock bousillera un peu ce catalogue en publiant des œuvres
«anciennes» sous des numéros d’opus élevés, afin de les faire passer pour des
œuvres nouvelles. L’œuvre de Dvořák contient 115 numéros d’opus. Pour remettre
les œuvres en bonne chronologie et pour inclure des pièces sans numéro d’opus,
Jarmil Burghauser publiera son catalogue raisonné des œuvres de Dvořák dans les
années 1960. Ce catalogue compte 206 œuvres achevées et classées
chronologiquement. La mention B 56 signifie la 56e œuvre au
catalogue Burghauser et, donc, la 56e œuvre complète composée par
Dvořák et qui nous soit parvenue.
Dvořák autrement.
Partie 1.
Rat des champs,
rat des villes
Dans la biographie
qu’il lui a consacrée, Guy Erismann prend plaisir à souvent qualifier Dvořák de
«gentil paysan», en ajoutant «naïf» à l’occasion. Pourtant, cet auteur sait
parfaitement que Dvořák n’était pas un paysan! M. Erismann n’est d’ailleurs pas
seul à réduire ce compositeur à ce statut : ce cliché se retrouve presque
partout où l’on parle de Dvořák. Déjà le regard est faussé, et ce cliché à la
vie dure distord tout.
![]() |
«Le conseil tenu par les rats». Gravure de Gustave Doré (XIXe s), pour une édition des Fables de La Fontaine. |
![]() |
Chemin de fer passant à Nelahozeves, le village natal de Dvořák. Le musicien restera fasciné par les trains toute sa vie. |
Dvořák préférera
toujours vivre dans de petites villes, pas très loin d’une grande ville :
il refusera poliment toutes les invitations pour s’établir à Vienne, tout comme
il refusera (moins poliment) les pressions pour faire de l’allemand sa langue
d’usage. Une proximité avec la nature lui est importante, chose que
redécouvrent bien des gens en nos temps de pandémie.
Être bien là où je
suis
![]() |
Prague en 1834. Par Adam August Müller, |
Mais en fait, Dvořák avait le don d’être bien là où il était. En 1857, à l’âge de 17 ans, il se rend à Prague pour étudier la musique à l’École d’orgue. Il y étudiera essentiellement les matières théoriques et les instruments, alors qu’il est un autodidacte volontaire pour la composition. Après sa graduation, il sera altiste dans des orchestres : dans un orchestre «populaire», puis dans l’orchestre du Théâtre provisoire où il jouera sous la baguette de chefs et de compositeurs réputés, dont Smetana et Wagner. Cette expérience pratique de l’orchestre est la source première de son expertise dans l’écriture symphonique. Dvořák vivra chichement à Prague, surtout après avoir décidé de quitter l’orchestre en 1871 pour se consacrer exclusivement à la composition, mais sans se plaindre le moindrement du monde. C’est ce qui frappe chez lui : ce don d’être bien là où il est. Il fera plusieurs séjours prolongés à Londres où il se sentira bien, plusieurs visites à Vienne où il s’adapte bien, il sera heureux en Russie et encore aux États-Unis dans la Grande Ville de New York où il vivra de 1892 à 1895 pour être professeur au Conservatoire national. Ce Rat des champs trouve du bonheur partout! Cet amoureux de la Nature (et des Pigeons qu’il adore!) voit les beaux côtés de la modernité : Dvořák était passionné par les trains, les chemins de fer, et il visitait les gares pour son plaisir d’observer ces engins de métal crachant de la vapeur qui représentaient alors la technologie de pointe en matière de transport.
![]() |
Avec Anna, son épouse, à Londres en 1886. |
Une musique
pulpeuse qui mord dans la vie. Déjà ses premières œuvres l’étaient et presque
trop. Mais les commentateurs ont exagéré ce «trop», et ces premières
œuvres sont bien plus mûres qu’immatures. Le Quintette #1 pour piano et cordes,
opus 5 de 1872 n’a pas grand-chose à envier au célèbre Quintette #2 pour la
même formation et dans la même tonalité de La majeur venu quinze ans ans plus
tard. Alors que les musicologues répètent sans cesse que les premières œuvres
de Dvořák ont tendance à être «prolixes», le Quintette #1, avec ses trois
mouvements, est au contraire plus dense et concentré que le Quintette #2, plus
détendu de caractère! En fait, Dvořák invente dès ses premières œuvres un matériau
personnel qu’il sait très bien développer, à sa manière : celle d’une
sensibilité et d’une intelligence arborescentes. Dvořák a beau être un des plus
grands mélodistes de tous les temps, il sait vraiment quoi faire avec ses
mélodies et il n’est vraiment pas qu’un «compositeur de thèmes». J’y reviendrai
plus loin dans ces articles.
Folklore
imaginaire
![]() |
Le Père František Sušil, un pionnier de l'ethnomusicologie. |
![]() |
Première édition du Premier livre de Danses slaves, chez Simrock. À noter que l'éditeur a germanisé prénom du compositeur mais a conservé les accents de son nom de famille! |
![]() |
Dirigées par Karel Sejna: l'une des meilleures versions sur disque des Danses. Cela danse vraiment et décoiffe par moments! |
![]() |
Je signale la belle édition par thèmes (musique chorale, musique orchestrale, etc.) en sept coffrets cartonnés de différentes couleurs, publiée par la maison Supraphon. |
La partition
éditée des Duos et des Danses est un énorme succès de vente. Un don et une
malédiction tout à la fois : car dès lors, le nom de Dvořák sera associé à
des œuvres courtes d’inspiration populaire, et le compositeur devra forcer la
main à Simrock pour qu’il publie aussi ses Symphonies, ses Quatuors à cordes et
autres musiques de chambre. Là, Dvořák s’est montré être un négociateur habile
et dur, non un homme gentil et naïf!
S’il n’avait pas tenu tête, la postérité l’aurait cantonné à la musique légère;
mais même en ayant tenu tête, le cliché du paysan lui collera à la peau!
À SUIVRE
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux pour les disques et livres suggérés.