2. Univers symphonique
3. Le Bruckner «scandaleux» de Mario Venzago
4. Ralentir, ralentir encore…
5. Que conclure de ce ralentissement?
6. Pour découvrir Bruckner
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2020/08/edward-elgar-et-la-musique-qui-ralentit.html
Si vous trouvez la musique classique «ennuyante», méfiez-vous : certains chefs la rendent ennuyante en la déformant de lenteur.
Le paradoxe ne touche d’ailleurs pas que la musique : en cette époque de «vitesse», de nombreux projets mettent une éternité à aboutir comme, pour ne prendre qu’un exemple, le projet de tramway dans la ville de Québec – tellement qu’il n’est pas du tout certain que ce dernier projet aboutisse un jour…
Anton Bruckner à 40 ans. |
Bruckner avait un trouble obsessif-compulsif (TOC) Le sien n'était pas de se laver souvent les mains ou de vérifier sans cesse si la porte est barrée, mais de compter, compter tout et n'importe quoi... |
Bruckner éreinté par les critiques. Caricature d'époque par Otto Böhler. |
Anton Bruckner a composé 9 Symphonies «officielles» et 2 Symphonies non-numérotées (l’une d’étude, l’autre portant le numéro 0 car Bruckner la considérait comme «nulle»!). Le Finale de la Symphonie #9 est demeuré inachevé à son décès – je dois dire que les différentes réalisations de ce Finale conçues par divers musiciens ne m’ont jamais convaincu. Bruckner avait du souffle : la plus courte de ses Symphonie, la #1, dure 45 minutes, alors que la plus longue, la 8e, fait près de 80 minutes. Il ne faut donc pas être pressé pour apprécier sa musique. Paradoxalement, elle passe très bien en concert encore de nos jours. Savante alchimie de Baroque, de Classicisme et de Romantisme, alchimie aussi du populaire, du savant et du sacré, elle fait entendre de nombreux passages visionnaires. Le tout dans une manière absolument unique d’orchestrer – et très différente de celle de Wagner quoiqu’on puisse en dire. Pour moi, ce corpus représente le sommet de la Symphonie à l’époque romantique.
Bruckner en ses dernières années. |
Cela dit, Bruckner ne mettait pas d’indications métronomiques pour ses tempos. Au fil du temps, les chefs ont eu tendance à ralentir ces tempos, sous prétexte de spiritualité, de «wagnérisme» et autres mauvaises bonnes raisons.
Entre 2010 et 2014, le chef suisse Mario Venzago a enregistré les symphonies d’Anton Bruckner à la tête de cinq différents orchestres (pour la maison de disques CPO qui a réuni ces enregistrements dans un coffret de 10 Cds en 2016). Cette réalisation en a choqué plusieurs, et on a parlé de «provocation» et d’«iconoclasme». C'est que Venzago opte pour des tempos «rapides», des orchestres de plus petite taille qu’à l’accoutumée, des cordes avec peu ou pas de vibrato, et diverses fluctuations de tempos (rubato). Certains ont crié au scandale ou pire encore! Sur un site renommé de critique discographique, l’enregistrement Venzago de la Symphonie #8 s’est mérité le douteux titre de «CD from the hell / Un disque venu de l’enfer»!
J’ai commencé en comparant avec les deux premières intégrales discographiques en stéréo des Symphonies de Bruckner. Ces deux intégrales sont celles du chef allemand Eugen Jochum (1902-1997) - réalisée entre 1958 et 1967 pour la maison DGG, avec deux orchestre : Philharmonique de Berlin et Radio de Bavière, et du Hollandais Bernard Haitink (1929-2021), réalisée de 1963 à 1972 pour Philips, avec un seul orchestre, celui du Concertgebouw d’Amsterdam. À noter que Jochum réalisera une autre intégrale, pour EMI, mais elle est très semblable au niveau des tempos.
J’ai dû faire attention. Venzago utilise les mêmes versions que Jochum; mais Haitink avait utilisé d’autres versions (première version de la Symphonie #2 au lieu de la deuxième avec coupures; deuxième version de la #3 au lieu de la troisième; édition de Robert Haas de la #8 au lieu de l’édition Nowak – il y a quelques différences entre les deux, ma préférence allant nettement à Haas).
Venzago est plus rapide que Jochum dans 60% des mouvements des Symphonies. Mais pour neuf mouvements, la différence de minutage est minime, inférieure à 30 secondes. Dans l’ensemble, Venzago est donc un peu plus rapide que Jochum, mais juste un peu, sans plus.
Venzago est plus rapide que Haitink dans 61,5% des mouvements des Symphonies. Pour sept mouvements, la différence est minime. Dans l’ensemble, Venzago est à nouveau un peu plus rapide, mais juste un peu, sans plus.
Inversement, Jochum et Haitink sont plus rapides dans environ 40% des mouvements. Bref, on n’est pas loin de quelque chose de paritaire. La seule Symphonie où Venzago se distingue est la #5. Il la dirige en 60 minutes, contre 73 minutes pour Haitink et 77 pour Jochum. En fait, Venzago est le seul chef à ma connaissance à interpréter si rapidement cette Symphonie : presqu’aucun chef ne va sous la barre des 72 minutes! Pourtant, la #5 de Venzago est convaincante : jamais la fugue du Finale ne m’a semblée aussi lisible. Venzago a poussé l’audace encore plus loin : cette #5 est souvent jouée avec un très grand orchestre, et certains chefs doublent même les cuivres dans le Finale. Venzago, lui, la dirige avec un orchestre de 46 musiciens! Le résultat est remarquable, je dois dire. Mais à cette seule exception, les tempos de Venzago ne jurent pas avec ceux des deux premières intégrales, celles de Jochum et de Haitink. Il n’y a donc pas matière à scandale sur ce plan.
Mais en 1953, attachez vos tuques!
Volkmar Andreae en 1909 |
Mario Venzago
rapide dans cette musique? Cette idée aurait fait sourire Andreae. En suivant
grosso modo les mêmes textes que Venzago, Andreae est plus rapide que lui dans
sept des neuf Symphonies officielles! Venzago ne le coiffe que dans la #5 (sans
surprise) et dans la #6 par un petit 17 secondes! Andreae est plus rapide que
Venzago dans 21 mouvements sur 35! Par rapport à Jochum, Andreae est toujours
plus vif, de même que par rapport à Haitink pour les Symphonies où ils
utilisent le même texte. Ces enregistrements décoiffants ont été réédités en 2009 chez Music & Arts: le son est étonnamment bon.
Ces tempos allants concordent avec des témoignages d’époque. Par exemple, le critique Eduard Hanslick, l’ennemi juré de Bruckner, jugeait que sa musique manifestait une «surexcitation fébrile». Bruckner lui-même disait que sa musique, celle d’un «bouillant Catholique», s’opposait à celle de Johannes Brahms (un autre de ses ennemis jurés!), «un froid Protestant». En tout cas, les enregistrements de Volkmar Andreae présentent les Symphonies de Bruckner sous un jour dynamique, actif, emporté, loin des clichés qui s’imposeront par la suite.
Cette tendance au ralentissement s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. On la retrouve dans l’Intégrale de Christian Thielmann parue en 2023. Par exemple, ce chef dirige la Symphonie #4 en 69’42, contre 63’36 pour Haitink et 60’27 pour Andreae. Il fracasse un record de lenteur pour la Symphonie #5 avec 81’58 (battant ainsi Karajan avec ses 80’24 prémonitoires de 1976) - et j'exclue le 85 minutes outrancier réalisé par Sergiu Celibidache en 1985 à Munich! Haitink dirigeait la même Symphonie en 72’37 (et Andreae en 68’29). Même tendance dans la toute récente Intégrale dirigée par Andris Nelsons qui, par exemple, dirige la #3 en 60’40 contre 53’15 pour Jochum, et la #6 en 59’37 contre 55’05 chez Jochum (et 50’47 pour Andreae). Pour cette 6e, Nelsons est même plus lent que Tintner…
Cela devient complètement dingue!
Deuxième conclusion qui découle de la précédente : d’une manière générale, les tempos des interprétations brucknériennes ont nettement ralenti entre 1970 et 2020.
Un temps finit par arriver où il devient presque impossible de ralentir davantage sans dénaturer la musique – quoiqu’il semble exister une sorte de «concours» entre chefs pour savoir qui parviendra à étirer le premier mouvement de la Symphonie #7 à 23 minutes…
Troisième conclusion. Ce phénomène est le même que celui déjà observé pour la musique d’Elgar, et il se retrouve dans l’interprétation d’autres compositeurs encore (voir l’article précédent), à savoir une tendance à ralentir la musique au fil du temps.
Bruckner à l'orgue. Ses concerts comportaient de longues improvisations. Bruckner a très peu composé pour son instrument: il préférait improviser. Caricature d'époque par Otto Böhler. |
Je n’ai pas l’explication de ce phénomène. La musique Pop donne une impression de vitesse, mais il s’agit d’une fausse impression. En général, elle n’est pas plus rapide que la musique classique. L’impression provient des basses renforcées (qui nous «entrent dans le corps» et de la pulsation fortement marquée de la batterie. Mais objectivement parlant, les basses renforcées et la batterie envahissante ne signifient pas du tout une plus grande vitesse des tempos. Cette impression n’est qu’une «illusion d’audition». L’impression provient aussi des gesticulations des chanteurs et chanteuses sur scène, et aussi des artifices spectaculaires (pyrotechnie, jeux de lumières, etc.) qui procurent une impression de mouvement, d’action et de vitesse. Mais là encore, c’est trompeur : la musique Pop est en fait très statique, et ses formes démontrent très peu d’action sur le plan musical : c’est une musique sans grand relief (dans laquelle on utilise d’ailleurs à outrance l’égalisation des fréquences), une musique comme en à-plat. Paradoxalement, il se peut que ce ralentissement provienne en partie de l’influence de la musique Pop.
Il se peut aussi que, dans l’agitation de nos vies, nous cherchions des moments de tranquillité…
Je dois tout de même avouer ma perplexité. La lenteur n’a rien à voir avec de la «spiritualité» : la lenteur n’est que de la lenteur. Et trop, c’est trop. À un moment, cela finit par modifier substantiellement la musique elle-même et en briser l’élan.
Mais je n’ai pas d’explication complète. Et vous, qu’en pensez-vous?
Bruckner avec Wagner (à gauche). Bruckner était en fait plus grand que Wagner, mais il vénérait tant Wagner qu'il s'inclinait dévotement devant lui lorsqu'il le rencontrait! Caricature par Otto Böhler. |
Alors, j’estime que l’intégrale de Venzago s’adresse aux fans de Bruckner qui aimeront entendre un chef faire «différemment» des autres. Je ne la recommanderais pas à qui voudrait découvrir cet univers.
Reliquat de trouble obsessif-compulsif: Bruckner tenait scrupuleusement le registre des prières qu'il disait chaque jour. |
Mais Jochum reste aussi un excellent choix! Il y a moins de «micro-défauts» d’orchestre que chez Haitink (dont l’orchestre est néanmoins excellent). Je n’ai jamais entendu la Symphonie #4 aussi bien rendue (mais Haitink n’en est pas loin), et Jochum est l’un des très rares, très très rares chefs à réussir la Symphonie #6 – je ne comprends pas pourquoi cette Symphonie est une telle pierre d’achoppement pour les chefs : Venzago, Tintner et d’autres encore la ratent carrément! (Haitink y est très bon, mais Jochum possède le secret de cette œuvre). Par contre, le plus ancien enregistrement de l’Intégrale de Jochum, la #5, est moyen : la prise de son fait vieillotte et la sonorité des cors est vraiment terne. Dans sa deuxième Intégrale, cette Symphonie est superbe, mais c’est cette fois la prise de son de la #8 qui est terne. Et les violons savonnent leur trait rapide au début de la Symphonie #1 – comme j’adore cette Symphonie, cela ne pardonne pas!
Première page du manuscrit de la Symphonie #5. Remarquez au bas de la page: Bruckner numérotait soigneusement chaque mesure de ses Symphonies! Il est possible de voir là un autre reliquat de son TOC. |