MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



dimanche 4 décembre 2016

ANTHROPOCÈNE ET APOCALYPSE

ANTHROPOCÈNE ET APOCALYPSE
1. Terre des Hommes
2. Saint Jean et sa juste vision
3. Violence de l'homme-dieu
4. Vive l'inadaptation, facteur d'évolution!


1. Terre des Hommes 

En 1939, Antoine de Saint-Exupéry offre au public Terre des hommes, un recueil d’essais autobiographiques publié chez Gallimard et qui lui vaudra le Grand Prix du roman de l’Académie française. Aussitôt traduit en anglais sous le titre Wind, Sand and Stars, l’ouvrage est couronné par le National Book Award. Terre des hommes sera aussi en 1967 le thème de l’Exposition universelle de Montréal – Man and his World, en anglais. Si mon souvenir est bon (j’étais enfant à l’époque!), des féministes avaient jugé inconvenant ce titre, car c’est aussi la Terre des femmes, et une grande écrivaine, Marguerite Yourcenar si je ne m’abuse, avait déclaré que cette Terre n’est pas que celle des humains, mais aussi celle de la Nature et des autres êtres vivants. Les antispécistes seraient bien d’accord. Dans les années 1960 encore se tenait le Concile Vatican II de l’Église catholique – un concile œcuménique en fait. Et la constitution pastorale Gaudium et spes du Concile appelle ce devoir : «Édifier un monde qui soit vraiment plus humain pour tous et en tout lieu». Cet idéal d’un «monde plus humain» est d’ailleurs récurrent dans le discours Chrétien.

Logo d'Expo 67 par Julien Hébert
«Plus humain» et «en tout lieu», nous y voici enfin, mais peut-être pas de la manière attendue. En août dernier, lors du Congrès géologique international qui a eu lieu en Afrique du Sud, «des scientifiques ont voté à trente voix contre trois (dont deux abstentions) que le passage à l'anthropocène devait être déclaré». L’anthropocène, l’âge de l’Homme : et là, il s’agit rien de moins que d’une nouvelle ère géologique, qui succède ainsi à l’holocène qui avait duré quelques 10 000 ans.
http://ici.radio-canada.ca/regions/est-quebec/2016/09/06/007-ere-terre-anthropocene-homme-planete-geologie.shtml
L’anthropocène aurait donc débuté autour de 1950, moment à partir duquel l’action de l’humanité est devenue tellement forte sur Terre, tellement profonde et globale, que les transformations qu’elle entraîne s’inscriront de manière définitive dans les couches géologiques de la planète, sa mémoire matérielle. Sur tous les plans, les modifications apportées par l’Homme se font sentir : dispersion d’éléments radioactifs dans l’atmosphère, bouleversements climatiques, acidification des océans, vague d’extinction d’espèces vivantes la plus massive depuis l’ère des dinosaures, artificialisation extrême des milieux naturels, etc. L’Homme prend le contrôle et le fait savoir! Désormais, tout ce qui est sur Terre l’est pour lui et pour lui seul, d’autant que ses «besoins», comme sa population, ont été multipliés de façon exponentielle, et ne se limitent plus, loin de là, à se nourrir, se vêtir, se loger… La pression nataliste ne figure pas dans le Nouveau Testament, mais elle a été exercée en plusieurs pays de tradition catholique, comme au Québec où avant les années 1960 il était très mal vu par l’Église locale qu’une femme n’ait pas un enfant tous les ans ou aux deux ans : avoir une très grande famille était considéré presque comme une obligation du mariage – le Pape François a tout de même ironisé sur cela en déclarant qu’être Catholique ne signifie pas être des lapins (certaines personnes n’ont pas dû trouver cette remarque trop drôle)… Cette pression a hâté l’avènement de l’anthropocène, surtout lorsqu’elle s’est doublée de la chute de la mortalité infantile grâce aux progrès de la médecine.

2. Saint Jean et sa juste Vision
Saint Jean à Patmos, par Jérôme Bosch
Dans la Bible, il est souvent question de signes dans le ciel qui annoncent des temps nouveaux. Par exemple, ce passage de l’Évangile selon saint Luc : «Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles», qui ajoute que la Nature sur Terre donnera elle aussi des signes : «Sur la terre, les nations seront dans l’angoisse, rendues inquiètes par le bruit violent de la mer et des vagues» (Chapitre 21, versets 25 et 26). Des annonceux de fin du monde en profitent mais, à chaque fois, se trouvent des gens pour dire que mais non… Et pourtant, oh que oui, il y en a eu des signes, dans le ciel et sur Terre, ces dernières décennies! Mais comme la pollution lumineuse (autre symptôme de l’anthropocène) nous cache la voûte céleste, peut-être ne les voyons-nous plus.

Oui, le ciel a été ébranlé au 20e siècle, les astres et les étoiles! Du moins dans notre perception, ce qui revient au même pour les Mortels que nous sommes. Cet ébranlement a fait la première page du magazine Time en Janvier 1968 : des photos de notre Terre prise par William Anders, un des trois astronautes de la mission Apollo 8 qui a eu lieu en décembre 1967.

La Terre depuis Apollo 8.
Nous savions depuis des siècles que la Terre est une planète tournant autour du Soleil mais, là, nous avons vu pour de vrai ce joyau céleste tout entouré de la noirceur spatiale. Juste pour dire, nous n’avons toujours pas réellement tiré les conclusions d’un tel ébranlement, à savoir que cette Terre est la nôtre et la demeurera pour longtemps encore; qu’elle est ronde et finie, donc limitée, limitée dans ses ressources aussi et, par conséquent, fragile. Stupéfiant! Une révélation, littéralement parlant.

 
 
Saint Jean a écrit son Apocalypse, le dernier livre du Nouveau Testament de la Bible, quelques temps après le passage de Jésus. Sous l’inspiration d’Anges. Le titre signifie Révélation. Jean écrit ainsi : «L’un des sept anges (…) vint me dire : «Viens et je te montrerai la mariée, l’épouse de l’Agneau». Jean poursuit : «L’Esprit se saisit de moi et l’ange me transporta au sommet d’une très haute montagne. Il me montra la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, envoyée par Dieu, resplendissante de la gloire de Dieu. La ville brillait d’un éclat semblable à celui d’une pierre précieuse (…)». Je crois que l’Ange lui a en fait montré la Terre. Jean écrit : «Alors je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre. Le premier ciel et la première terre avaient disparu, et il n’y avait plus de mer (…). Alors celui qui siège sur le trône déclara : «Maintenant, je fais toutes choses nouvelles». Je trouve triste que tant d’exégètes cherchent à déposséder ce livre visionnaire de son côté visionnaire justement, pour l’écrapoutir et le banaliser comme plutôt un «récit symbolique qui parle de la situation de l’époque de Jean en des termes codés», ou «un message d’espoir pour les Chrétiens qui subissaient alors des persécutions» - des lectures matérialistes, déspiritualisées et étriquées. Non, l’Apocalypse n’est pas ça, du moins pas que ça, pas ça d’abord. Ce livre rapporte des visions dont certaines se sont éclairées récemment, alors que d’autres demeurent énigmatiques avec des clés se situant encore dans l’avenir. C’est bel et bien ce que soutenait déjà le prophète Habacuc dans l’Ancien Testament au sujet de la réalité des visions : «[Le Seigneur me dit] : Tu vas mettre par écrit une vision, clairement, pour qu’on puisse la lire couramment. Car c’est encore une vision pour le temps fixé; elle tendra vers son accomplissement, et ne décevra pas».

Tenture de l'Apocalypse, Angers XIVe siècle
Une vision qui tendra vers son accomplissement au temps fixé. Je ne crois pas que nous vivions la grande Apocalypse de saint Jean, mais nous vivons du moins une véritable petite Apocalypse. Car, la Grande reste à venir : (Saint Jean) «Maintenant la demeure de Dieu est parmi les hommes. Il demeurera avec eux et ils seront ses peuples. Dieu lui-même sera avec eux (…). Il essuiera toute larme de leurs yeux. Il n’y aura plus de mort, il n’y aura plus ni deuil, ni lamentation, ni douleur. Les choses anciennes auront disparu». À venir toujours : «Je ne vis pas de temple dans cette ville (céleste), car elle avait pour temple le Seigneur lui-même, le Dieu tout-puissant et l’Agneau. La ville n’a besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine et l’Agneau est sa lampe». À l'âge de l'anthropocène, il nous est acquis de parler de la Terre comme étant devenue un «village global». Mais ce l'était beaucoup moins il y a 2000 ans lorsque saint Paul a osé écrire ceci: «Le mystère du Christ, c'est que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse». Visionnaire.

3. Violence de l’Homme-dieu

Mais aux yeux des cyniques, notre Petite Apocalypse pourrait plutôt sembler être celle d’un homme-dieu qui s’est imposé par la violence. Y aurait-il deux Dieux : celui qui est «Créateur du Ciel et de la Terre, de l’Univers visible et invisible» (Credo de Nicée-Constantinople), et celui qui n’est que la projection surdimensionnée des ambitions de l’être humain et de son inconscient collectif? Au 2e siècle, saint Irénée, évêque de Lyon, écrivait ces mots époustouflants : «Dieu s’est homme pour que l’homme devienne Dieu». Nous avons franchi une étape, symbolisée par la reconnaissance scientifique de l’anthropocène, celle de la petite Apocalypse, l’apocalypse de l’Homme. Par sa tension dans l’histoire, son souffle d’avenir, le Christianisme a joué un rôle majeur dans l’avènement de cette révélation, lui qui loue Dieu-parmi-nous et qui a été assuré de la présence de Dieu au milieu de l’humanité. Mais tout n’est pas accompli.

Pour certains adorateurs du cyborg, l’avenir sera l’affaire du couple humain-machine : la science «perfectionnera» l’homme. Pour d’autres, «Et si, contrairement à l’idée reçue, c’était la Nature qui achevait d’humaniser l’Homme?» (Abdourahman Waberi, Le Monde). Peu importe, l’être humain n’est pas du tout un animal comme les autres, loin de là. Car il apporte la crise sur Terre. Voici ce que le regretté écrivain «punk-cybernético-catholique» Maurice G. Dantec (1959-2016) écrivait assez justement : «En appliquant grossièrement la «sélection naturelle» ou l’égoïsme génétique au monde humain, (des scientifiques) perdent de vue que l’homme est précisément ce moment où la nature décide de se retourner contre elle-même. L’homme est une crise, un appareil critique de la nature, il n’a pas pour finalité l’aboutissement du processus naturel et/ou historique, pas plus qu’il n’est un simple assemblage hasardeux né d’une main invisible jouant aux dés, l’homme semble être là pour détruire l’ordre naturel, pour disséquer, dissoudre, corrompre, contaminer le monde phénoménal de ses propres expériences» (Manuel de survie en territoire zéro. 1 – Le théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique, 1999).

Une crise voulue par Dieu. Qui nous guide tout de même, ne serait-ce qu’à travers des textes comme l’encyclique Loué sois-tu du Pape François :
Mosaïque Cathédrale de Monreale
La Bible s’ouvre par le livre de la Genèse. Et les choses commencent plutôt mal! L’Homme a mal employé sa liberté, ce qui l’a coupé d’un lien direct avec Dieu. Et déjà Caïn osera assassiner son propre frère, Abel. L’histoire humaine est d’une violence inouïe, nul besoin de chercher fort. Ces petits et grands criminels ont tous été d’adorables poupons.

Une étude récente parue (septembre 2016) dans la revue Nature a chiffré la violence humaine, celle que des humains infligent à d’autres humains (violence intraspécifique), et l’a comparée avec celle d’autres espèces. José María Gómez et ses collègues des universités de Grenade et Roi Juan Carlos de Madrid, en Espagne «ont ainsi observé que la violence meurtrière était rarissime, voire inexistante chez les chauves-souris, les baleines et les lagomorphes [rongeurs], alors qu’elle s’avérait particulièrement fréquente chez les primates». Depuis l’apparition de l’Homme, sa violence intraspécifique est responsable de 2 % des décès totaux, soit plus de six fois plus que chez les premiers mammifères, et un taux plus élevé que le taux moyen chez les mammifères actuels. Mais en certaines époques, assez récentes encore, ce taux a grimpé à des records de 15 et même 30%! Les chercheurs concluent que l’Homme démontre une (euphémisme) «certaine propension à la violence meurtrière envers ses congénères». Mais bonne nouvelle, «les sociétés modernes, parce qu’elles possèdent des systèmes légaux, des services de police, des prisons et qu’elles rejettent fortement la violence, présentent des taux d’homicides ne comptant que pour 0,01 % des décès totaux». Bon, cela ne dit rien de la violence que font quelquefois régner ces sociétés modernes sur d’autres populations humaines, comme la violence des compagnies spoliant les ressources naturelles dans certains pays – voir le cas du Congo…

Ce «monde toujours plus humain» est aussi un monde où le non humain est pourchassé jusque dans ses ultimes retranchements et exterminé sans pitié. Le World Wildlife Fund a statué en octobre dernier que plus de 60% des animaux sauvages ont été assassinés, et que ce sera 70% en 2020. On a beau dire que «les besoins des Hommes passent en premier», une telle hécatombe de la biodiversité planétaire est totalement indéfendable et insoutenable: nous scions la branche sur laquelle nous sommes perchés. Et quelle violence délirante à nouveau!
La Petite Apocalypse prend ainsi des allures de caricature sinistre de la Cité de Dieu. N'y a-t-il pas aujourd'hui un nombre record de réfugiés à cause de nos guerres? Saint Augustin dirait que le péché originel nous ayant banni du Paradis terrestre, le Christ nous guide vers un monde qui serait un moindre mal. Encore faudrait-il oser le suivre...

4. Vive l’inadaptation, facteur d'évolution!

Mais il est un autre point montrant que l’Homme est une crise, un «appareil critique de la nature». Dans la nature, la survie va aux plus forts. Elle est impitoyable pour les individus faibles, mal adaptés ou malades. La compassion y est rare, ce qui fait d’autant plus ressortir la beauté de la Grive de Bicknell qui n’hésite pas à nourrir et soigner des oisillons abandonnés même d’autres espèces… L’Homme, lui, est capable de compassion (capable n’impliquant pas de soi qu’il se montre toujours compatissant). En plusieurs collectivités et cultures, les enfants faibles, malades ou inadaptés ne seront pas mis à mort ou laissés sans soins. Souvent même, leur sort émeut et suscite le dévouement. Il peut de plus en aller de même face aux adultes dans les mêmes situations. Cette compassion est étrangère à la nature. Or, que l’on parle de compassion (comme dans le Bouddhisme) ou de Bienveillance (comme dans le Christianisme), la spiritualité a joué un rôle incontournable dans la promotion d’une telle attitude «alternaturelle», un rôle irremplaçable même. Seuls des régimes politiques antireligieux et antispirituels (avoués ou non) ont mis en place des lois eugéniques et pratiqué l’extermination de leurs semblables. La spiritualité, religieuse ou non à la limite, est comme un humus, une terre nourricière. Infiniment précieuse et garante d’évolution, la spiritualité devrait être cultivée, voire protégée. Les croisades antireligieuses et antispirituelles d’aujourd’hui (et j’inclus ici les déviations monstrueuses de la foi) sont des aberrations morales.

Maurice Dantec poursuit avec raison : «L’Homme, en tant qu’entité biologique, est complètement inadapté au monde qui l’a vu naître. Aucun bébé humain ne peut survivre dans la nature. Jusqu’à l’âge de cinq ou six ans cela lui est parfaitement impossible sans l’aide des autres êtres humains, et j’oserais dire que cela ne va pas en s’arrangeant avec l’âge». Sa conclusion est superbe, et véritablement Chrétienne, car Jésus a constamment démontré un souci envers les pauvres, les malades, les petits, les faibles, les exclus : «Les individus humains les plus «forts», ceux-là même qui tirent le genre humain vers le haut, sont précisément des individus largement inadaptés, «tarés» selon le point de vue darwinien-hégélien orthodoxe. Non seulement inadaptés à leur société et à leurs contemporains, quelle que soit leur époque, mais inadaptés et inadaptables au monde».

Source des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US)

 

mercredi 2 novembre 2016

LA MUSIQUE FRANÇAISE ET MOI

LA MUSIQUE FRANÇAISE ET MOI
1. Maurice Ravel
2. Danse macabre, ou ce que «dit» la musique
3. Le choc total
4. Temps non mesuré
5. Le sérialisme! 

Une musicienne de l’Orchestre symphonique de Montréal (orchestre qui n’a pas encore joué une de mes pièces…) me disait un jour, après en avoir, elle, jouée une : «Ta musique me fait beaucoup penser à celle d’Henri Dutilleux». J’ai pris cela comme un beau compliment, car Henri Dutilleux (1916-2013) est assurément une des gloires de la musique française récente. Pourtant, je connaissais très peu sa musique à l’époque – et je dois avouer ne pas la connaître beaucoup plus aujourd’hui : c’est qu’il me reste plein de belles choses à découvrir, fait dont vous ne pouvez pas savoir à quel point il me rend heureux, car que la vie doit être fade pour qui connait tout (ou croit tout connaître)! Comme Aspi, j’ai une encyclopédie musicale dans ma petite tête mais, la musique, c’est tellement vaste que je n’ai pas honte de dire n’en connaître qu’une toute petite portion. Néanmoins, ce que je connais de Monsieur Dutilleux ne me semble pas si proche de ce que je compose. Sa musique est très, très chromatique, alors que je préfère le diatonisme (au sens médiéval du terme, ou oriental); sa musique me semble aussi très axée sur la richesse harmonique, alors que la mienne l’est somme toute peu puisqu’elle se meut surtout dans la mélodie et le rythme…
Mais la musicienne avait ajouté : «Ton écriture lui ressemble dans son raffinement. Tiens par exemple, cette note-là dans ta pièce, au violoncelle. Tu demandes qu’elle soit jouée en harmonique, alors qu’un autre compositeur ne l’aurait pas fait. Mais je comprends pourquoi. Parce qu’en harmonique, elle a une couleur différente et vraiment très belle. C’est juste un détail, mais ce sont ces détails qui changent beaucoup de choses».

Alors donc : une musique raffinée. Pas trop, j’espère : il ne fait pas abuser… Mais le raffinement est une marque de la musique française. Alors, ma musique aurait-elle des atomes crochus avec la France, pays de mon lointain ancêtre René Hoûallet? Chose certaine, la musique française a joué un rôle important à certaines étapes-clés de mon parcours. 
 http://www.ouellet-te.com/biographie.html

Maurice Ravel

Maurice Ravel en 1907
J’ai déjà mentionné la découverte de Maurice Ravel lorsque j’étais petit enfant. J’avais trois ans à peine. Dans Musique autiste, je racontais ceci : « Tout petit, j’ai découvert les disques (en vinyle à l’époque) de mes parents avec beaucoup d’enthousiasme. Je pouvais passer des heures à les faire jouer, et juste les regarder tourner me transportait de bonheur. J’aimais tout particulièrement ceux d’Elvis Presley. J’écoutais la même chanson des dizaines et des dizaines de fois de suite. Dans une chanson, un court passage de quelques secondes pouvait tant m’exciter que je le refaisais jouer à rendre mes parents fous. Ils devaient mettre le holà, changer de disque ou carrément fermer l’appareil (…). Mes parents m’ont offert mon premier disque à moi : L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel. Ce fut aussi mon premier vrai contact avec la musique classique. Cette musique me fascinait même si, par moments, elle m’effrayait. Mais j’aimais jusqu’à cette frayeur! Tous les jours, vraiment tous les jours le disque tournait». J’avoue avoir conservé une affection pour Ravel et préférer sa musique à celle de Claude Debussy, autre «impressionniste» (J'avoue aussi qu'écouter trop de Debussy me provoque une sorte de sentiment déprimé que je n'aime pas trop!). Musique autiste : «C’était devenu une obsession au point que ma mère s’en est inquiétée : «Trop de musique te rend nerveux : il serait bon de prendre une pause pour quelques temps». Mais la pause fut de très courte durée et les disques ont continué à tourner, tourner, tourner. Cela ne me suffisait pas. Je prenais du carton, le découpais en forme de rond de la grandeur d’un disque, je dessinais des sillons, imaginais une étiquette avec le titre d’une nouvelle chanson : je faisais tourner ce disque en m’inventant la musique. Je me suis constitué une collection de tels disques». Là, j’ai fait une grosse erreur qui me permet de donner un conseil aux parents d’enfants autistes et aux personnes autistes aussi. Un jour, lors d’une conférence, un chercheur universitaire passionné par l’art brut est venu me voir. Tout excité et plein d’espoir, il m’a demandé : «Tes disques en cartons, si tu les as conservés, je te les achète comme artéfacts!». Il était très sérieux. Malheureusement, je ne les avais plus, et j’ai donc raté une occasion de me faire quelques dollars! Alors, conservez les curieux objets créés par vos enfants autistes. On ne sait jamais. Peut-être valent-ils une petite fortune!

Danse macabre / Ce que «dit» la musique

Minuit. (C) Antoine Ouellette
J’avais douze ans et j’étais en Secondaire 2, la pire année de ma vie, celle de l’intimidation intense et quotidienne. Mais voilà, au collège nous avions à choisir entre les cours d’arts plastiques et ceux de musique. Musique autiste : «Surprise : j’ai choisi les arts plastiques! Une sorte de dissociation? Pour moi, il y avait d’un côté le monde de l’école et, de l’autre, tout le reste : ma famille, ma vie, mes intérêts. La musique relevait donc de mon domaine personnel, non de l’école. Sœur Thérèse qui enseignait les arts était une toute menue religieuse aux cheveux argentés, mais cette apparence était trompeuse car elle avait du caractère et aucun grand gars ne l’impressionnait. Cela dit, en Secondaire 2, la professeure de musique demanda à ses étudiants de réaliser une bande dessinée à partir de la Danse macabre de Camille Saint-Saëns [compositeur français]. Trouvant que je dessinais bien, Sœur Thérèse me proposa de faire ce travail et j’ai accepté. Il y avait un enregistrement de la pièce à notre disposition à la bibliothèque. Je suis allé l’écouter plusieurs fois. Fasciné par cette musique, je me la suis procurée sur disque, dans une compilation de pièces symphoniques dirigées par Leonard Bernstein. Le disque m’émerveillait, me mettait en état de transe. Je l’ai écouté et écouté sans cesse, comme je faisais enfant avec les disques de mes parents».  
Le disque culte de mon adolescence!
Curieux détail: dans cette pièce, le xylophone est supposé évoquer les ossements des squelettes qui dansent. Il faut le savoir! Moi, j'ai plutôt «vu» un chat qui gambade étonné et observe ce curieux spectacle. Cela avait un peu surpris Soeur Thérèse, et certainEs d'entre vous diront peut-être: «Ça, c'est parce que tu es autiste et que donc tu ne saisis pas les métaphores!». Mais non mais non mais non: cela ne fait que prouver que l'on peut «voir» ce que l'on veut dans la musique. La musique n'est pas un art visuel. Elle n'est même pas en elle-même un art qui «dit» quelque chose. Comme compositeur, si je veux «dire» quelque chose, je créerai une oeuvre sur un texte, mais autrement «dire» ne me préoccupe pas car ce n'est pas l'affaire de la musique. La musique ne peut pas davantage illustrer: faites écouter une pièce instrumentale à dix personnes sans leur dire quoi que ce soit à son sujet mais en leur demandant ce qu'ils «verront», et vous verrez que chacune de ces dix personnes aura vu des choses bien différentes. Notre écoute musicale est déformée par le fait que nous vivons dans une société très visuelle. Elle a été corrompue par l'omniprésence de la parole et par cette obsession de mettre en scène la musique. On dirait que comme le reste, il faut voir la musique pour l'apprécier, d'où toutes ces projections, boucanes et feux d'artifice dans les concerts - même en musique classique, il y a des concerts avec écrans géants! Juste entendre déstabilise, comme si nous n'en étions plus capable.  
Mais surtout, l’œuvre de Monsieur Saint-Saëns m’a littéralement fait tomber en amour avec la musique classique! Cette passion n’était partagée par aucun membre de la famille : rien dans mon environnement ne m’y prédisposait.

Camille Saint-Saëns au piano, lors d'un concert en 1913
Ce grand amour s’est évidemment manifesté en mode Asperger. Musique autiste : «Ma bande dessinée terminée, je me suis lancé dans une exploration presque compulsive de cet univers musical. J’ai découvert de quoi satisfaire ma boulimie pas plus loin qu’au petit centre commercial du coin, à la quincaillerie Pascal. Chose étonnante, on vendait là des disques à des prix dérisoires, y compris une impressionnante sélection de musique classique. Dès que j’avais ramassé quelques sous, j’allais m’acheter un disque : je l’écoutais plusieurs fois et dévorais les textes imprimées au dos de la pochette. C’est ainsi que j’ai appris à lire l’anglais. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai déniché là des symphonies de Bruckner, de la musique pour piano de Liszt, des ballets de Stravinsky, etc., juste à côté des tournevis et des pots de peinture. J’ai même acheté un disque d’œuvres électroacoustiques de Pierre Henry [autre Français], dont Le voyage me troublait et me fascinait tout particulièrement». Je lisais avidement tout ce qui me tombait sous la main concernant la musique classique.

Minuit. (C) Antoine Ouellette
«Au Secondaire, ma passion pour la musique classique prenait aussi des aspects insolites. Ainsi, je me suis fabriqué la maquette d’un orchestre symphonique. Les musiciens et le chef étaient faits avec des cure-pipes colorés, et les instruments découpés dans du carton. La scène et la disposition des pupitres étaient fidèles à la réalité. J’élaborais dans le menu détail le programme des concerts de mon orchestre. Je me jouais sur disques les œuvres ou je les imaginais, tout simplement. Je ne me souviens pas de son nom mais j’avais inventé un compositeur fictif dont les nouvelles œuvres étaient créées par l’orchestre. Pour compléter le tableau, j’avais imaginé une ville et même un pays où était basé l’orchestre, cela aussi de façon bien détaillée (…). Cet engouement aurait pu demeurer sans véritable créativité, à la manière de mes ligues sportives imaginaires mais, bien vite, un autre but s’est imposé à moi. Si j’écoutais la musique d’une façon si attentive, c’était pour comprendre comment elle était construite afin d’arriver à en composer à mon tour. Avec le maigre bagage que m’avaient donné les cours de flûte à bec en matière de théorie musicale, j’ai composé mes premières pièces : un Trio pour flûte à bec, xylophone et piano, un Concerto pour flûte à bec et petit ensemble et une Valse pour clarinette. Constatant ma nouvelle passion, mes parents m’ont offert de suivre de véritables cours de musique». Madame Aline Pigeon devint ainsi mon premier prof de musique. Tout cela à cause de la Danse macabre de Monsieur Saint-Saëns!

Le choc total

Mais tout cela n’était quasi rien en comparaison de ce qui se passa quelques années plus tard et qui concerne à nouveau la musique française. Musique autiste :
«À l’université, le premier cours d’histoire de la musique me réservait une surprise. Il portait sur la musique médiévale. Pour nous accueillir au local, le professeur a fait jouer un disque de l’Ensemble Venance-Fortunat intitulé Le mystère de la Résurrection. Dès les premières notes, j’ai été saisi, illuminé. Je ne connaissais pas cette musique, mais le choc dépassait largement celui de la nouveauté. La première pièce du disque était un bref organum à deux voix, une composition anonyme du XIIe siècle sur la mélodie grégorienne Benedicamus Domine. La vie est étrange. Cette pièce ne ressemblait en rien aux musiques qui me passionnaient alors
[essentiellement la spectaculaire musique postromantique à commencer par Gustav Mahler], et voilà que cette minute et demi de musique provoqua en moi un bouleversement comme je n’en avais jamais connu! Les musiques que j’aimais tant jusque-là ont pâli, comme en un cataclysme instantané, irréversible et totalement imprévisible». L’Ensemble Venante-Fortunat est français, tout comme le manuscrit contenant ce Benedicamus Domine. Le compositeur de cette dernière pièce est inconnu, est-ce un homme, est-ce une femme – le «grand compositeur du XIIe siècle était d’ailleurs une femme, Sainte Hildegarde von Bingen? Mais ce musicien est tout probablement Français, et je reconnais en lui mon seul maître en matière de composition!

Ce petit organum de même que le chant grégorien [lui aussi probablement d’origine française] ont été une révélation pour la composition. Musique autiste : «Ces musiques m’ont aidé à mieux discerner ce que je cherchais et à cristalliser mon style. Cette progression s’est opérée sur quelques années. De 1982 à 1987, j’ai continué à composer comme auparavant mais avec plus d’assurance. Certains éléments du grégorien trouvaient en moi un écho profond : le diatonisme, le caractère monodique (mélodie pure, sans accompagnement), la pensée modale (je n’entre pas dans le détail), le rythme non pulsé et non mesuré, la résonance du son, etc.».

J’ai conservé une dizaine des pièces que j’ai composé avant 1987, date où j’ai vraiment trouvé ma façon. Je les ai toutes révisées, par souci de perfection formelle – qui est une autre valeur typique de la musique française. Je ne suis pas d’accord avec les compositeurs qui affirment que la meilleure manière d’améliorer une pièce est d’en composer une nouvelle qui soit meilleure. Curieusement, la pièce qui parmi elles semblent la plus simple est celle où l’esprit grégorien est le plus présent, soit la Suite celtique, pour harpe de 1983 (opus 6). Ce fut la première de mes pièces à être radicalement diatonique, comme le sont le grégorien et la polyphonie médiévale. Ainsi, la Suiteest entièrement écrite sur les seules notes Ré, Mi bémol, Fa, Sol, La, Si bémol et Do. Aucune modulation, aucun chromatisme. À mille lieux de ce qui se faisait à l’époque en «musique contemporaine»! Sous ses dehors tout simples, cette pièce contenait donc un germe d’avenir capital pour moi. Mais je ne l’ai pas réalisé sur le coup.


Temps non mesuré

Il est un répertoire français que j'affectionne tout particulièrement: la musique pour clavecin des XVIIe et XVIIIe siècles. Adolescent, je détestais le clavecin, franchement. Mais après le choc Venance-Fortu
Prélude non mesuré de d'Anglebert
nat, mes goûts se sont comme restructurés sur de nouvelles bases. Les compositeurs post-romantiques qui m'avaient tant enthousiasmés ont subitement pâli à mes oreilles, à l'exception de Jean Sibelius. Je réécoutais Mahler dans un grand désarroi: ces symphonies auxquelles je vouais un véritable culte m'entraient maintenant par une oreille pour aussitôt me sortir par l'autre! Comment nos perceptions peuvent-elles ainsi changer, et si drastiquement? Par contre, des répertoires qui m'avaient jusqu'alors laissés indifférents ont pris une nouvelle couleur et se sont mis à me charmer profondément. Notamment, celui pour clavecin français. Cette musique est très ornée: il y a un ornement (ou «agrément») presque à chaque note, ce qui rejoint les pièces ornées du chant grégorien (les Alléluias entre autres). Mais autre chose m'interpellait: la musique française pour clavecin montre une superbe souplesse rythmique (avec ses «notes inégales»: des croches écrites qui ne doivent pas être jouées égales). Surtout, les «climats rythmiques» vont du tempo strict de la danse jusqu'au tempo totalement libre des préludes non mesurés.
 
Ces préludes sont notés sans mesure et quasi sans valeurs rythmiques: ils doivent être joués hors pulsation, hors mesure. Comme le chant grégorien, qui n’est pas mesuré; comme les polyphonies du XIIe siècle, qui ne sont pas mesurées non plus. Ce rythme libre existe jusque dans le folklore québécois : une étude scientifique des années 1950 révélait que près de 10% des 1000 chansons colligées étaient en rythme totalement libre. Le rythme libre est parfaitement naturel! C’est au contraire le rythme stable, pulsé, binaire qui, dans son actuelle dictature, ne l’est pas… Très tôt dans mes propres pièces, j'ai écrit des passages sans mesures, qui y dialoguent avec des passages mesurés. Dans Paysage (pour quatre pianos, 1987), ces dialogues de temps mesurés et non mesurés fondent toute la pièce. J'ai poursuivis ainsi, superposant, combinant et variant les «climats rythmiques». Dans ces passages non mesurés de mes pièces, les musiciens ne jouent pas «ensemble»… tout en jouant de concert! C’est ce que j’écrivais : ma musique en est d’abord une de mélodie et de rythme. Mais comment écrire de tels rythmes non mesurés pour que la notation soit claire pour les interprètes? À 20 ans, je ne le savais pas encore, et la notation des préludes non mesurés était d'une aide limitée puisqu'il s'agit de pièces pour un seul instrument. C'est d'une autre musique que les solutions allaient venir. 


Le sérialisme!

Serge Garant en 1946
L
a Suite celtique n’avait pas tout résolu, car [Musique autiste] «je sentais qu’un autre élément me manquait pour créer la musique dont je rêvais. Cet élément me fut donné par l’étude de la musique contemporaine», notamment par celle du Français Pierre Boulez. «Aux sessions d’automne 1984 et d’hiver 1985, j’ai eu la chance de suivre l’enseignement du compositeur Serge Garant à travers son cours d’Analyse d’œuvres contemporaines. Je dis chance parce que Monsieur Garant devait décéder en novembre 1986, à l’âge de 57 ans. Passionné, il avait consacré sa vie à la diffusion de la musique contemporaine. À travers ses analyses expertes de partitions, j’ai découvert comment écrire des polyphonies non mesurées et comment communiquer adéquatement mes intentions aux interprètes. Ce fut pour moi un apport capital. Ma musique ne sonne pas du tout comme celle de Monsieur Garant, mais j’éprouve beaucoup de reconnaissance envers lui pour ce qu’il m’a appris».  

Extrait du manuscrit de Bétulaie, pour 3 trompettes.
(C) Antoine Ouellette
Voilà. Examiner et analyser les partitions de Pierre Boulez (Monsieur Garant avait mis au programme Éclat), de Stockhausen ou de lui-même, m’a donné des outils techniques pour écrire et rendre ce que j’avais en tête. Une musicienne qui regardait une de mes partitions récemment m’a parlé de ses «passages aléatoires». Non : je n’écris pas de la musique aléatoire! Mais j’utilise des notations écrites venues de la musique aléatoire. Mais encore, dans mes pièces, ces passages ne sont pas aléatoires : ils sont tout simplement en rythme (et forme) libre, hors tempo, hors pulsation. 

Alors, je remercie la France pour tout cela qui m’a été tellement précieux!
 

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public et PD-US), sites commerciaux et collection personnelle.