1. Maurice Ravel
2. Danse macabre, ou ce que «dit» la musique
3. Le choc total
4. Temps non mesuré
5. Le sérialisme!
Une musicienne de l’Orchestre symphonique de Montréal (orchestre qui n’a pas encore joué une de mes pièces…) me disait un jour, après en avoir, elle, jouée une : «Ta musique me fait beaucoup penser à celle d’Henri Dutilleux». J’ai pris cela comme un beau compliment, car Henri Dutilleux (1916-2013) est assurément une des gloires de la musique française récente. Pourtant, je connaissais très peu sa musique à l’époque – et je dois avouer ne pas la connaître beaucoup plus aujourd’hui : c’est qu’il me reste plein de belles choses à découvrir, fait dont vous ne pouvez pas savoir à quel point il me rend heureux, car que la vie doit être fade pour qui connait tout (ou croit tout connaître)! Comme Aspi, j’ai une encyclopédie musicale dans ma petite tête mais, la musique, c’est tellement vaste que je n’ai pas honte de dire n’en connaître qu’une toute petite portion. Néanmoins, ce que je connais de Monsieur Dutilleux ne me semble pas si proche de ce que je compose. Sa musique est très, très chromatique, alors que je préfère le diatonisme (au sens médiéval du terme, ou oriental); sa musique me semble aussi très axée sur la richesse harmonique, alors que la mienne l’est somme toute peu puisqu’elle se meut surtout dans la mélodie et le rythme…
Alors
donc : une musique raffinée. Pas trop, j’espère : il ne fait pas
abuser… Mais le raffinement est une marque de la musique française. Alors, ma
musique aurait-elle des atomes crochus avec la France, pays de mon lointain
ancêtre René Hoûallet? Chose certaine, la musique française a joué un rôle
important à certaines étapes-clés de mon parcours.
http://www.ouellet-te.com/biographie.html
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Maurice
Ravel
Maurice Ravel en 1907 |
J’ai
déjà mentionné la découverte de Maurice Ravel lorsque j’étais petit enfant.
J’avais trois ans à peine. Dans Musique
autiste, je racontais ceci : « Tout petit, j’ai découvert les disques
(en vinyle à l’époque) de mes parents avec beaucoup d’enthousiasme. Je pouvais
passer des heures à les faire jouer, et juste les regarder tourner me
transportait de bonheur. J’aimais tout particulièrement ceux d’Elvis Presley.
J’écoutais la même chanson des dizaines et des dizaines de fois de suite. Dans
une chanson, un court passage de quelques secondes pouvait tant m’exciter que
je le refaisais jouer à rendre mes parents fous. Ils devaient mettre le holà,
changer de disque ou carrément fermer l’appareil (…). Mes parents m’ont offert
mon premier disque à moi : L’Enfant
et les sortilèges de Maurice Ravel. Ce fut aussi mon premier vrai contact
avec la musique classique. Cette musique me fascinait même si, par moments,
elle m’effrayait. Mais j’aimais jusqu’à cette frayeur! Tous les jours, vraiment
tous les jours le disque tournait». J’avoue avoir conservé une affection pour
Ravel et préférer sa musique à celle de Claude Debussy, autre
«impressionniste» (J'avoue aussi qu'écouter trop de Debussy me provoque une sorte de sentiment déprimé que je n'aime pas trop!). Musique autiste : «C’était devenu une obsession au
point que ma mère s’en est inquiétée : «Trop de musique te rend
nerveux : il serait bon de prendre une pause pour quelques temps». Mais la
pause fut de très courte durée et les disques ont continué à tourner, tourner, tourner.
Cela ne me suffisait pas. Je prenais du carton, le découpais en forme de rond
de la grandeur d’un disque, je dessinais des sillons, imaginais une étiquette
avec le titre d’une nouvelle chanson : je faisais tourner ce disque en
m’inventant la musique. Je me suis constitué une collection de tels disques».
Là, j’ai fait une grosse erreur qui me permet de donner un conseil aux parents
d’enfants autistes et aux personnes autistes aussi. Un jour, lors d’une
conférence, un chercheur universitaire passionné par l’art brut est venu me
voir. Tout excité et plein d’espoir, il m’a demandé : «Tes disques en
cartons, si tu les as conservés, je te les achète comme artéfacts!». Il était
très sérieux. Malheureusement, je ne les avais plus, et j’ai donc raté une
occasion de me faire quelques dollars! Alors, conservez les curieux objets
créés par vos enfants autistes. On ne sait jamais. Peut-être valent-ils une
petite fortune!
Danse
macabre / Ce que «dit» la musique
Minuit. (C) Antoine Ouellette |
J’avais
douze ans et j’étais en Secondaire 2, la pire année de ma vie, celle de
l’intimidation intense et quotidienne. Mais voilà, au collège nous avions à
choisir entre les cours d’arts plastiques et ceux de musique. Musique autiste : «Surprise :
j’ai choisi les arts plastiques! Une sorte de dissociation? Pour moi, il y
avait d’un côté le monde de l’école et, de l’autre, tout le reste : ma
famille, ma vie, mes intérêts. La musique relevait donc de mon domaine
personnel, non de l’école. Sœur Thérèse qui enseignait les arts était une toute
menue religieuse aux cheveux argentés, mais cette apparence était trompeuse car
elle avait du caractère et aucun grand gars ne l’impressionnait. Cela
dit, en Secondaire 2, la professeure de musique demanda à ses étudiants de
réaliser une bande dessinée à partir de la Danse
macabre de Camille Saint-Saëns [compositeur français]. Trouvant que je
dessinais bien, Sœur Thérèse me proposa de faire ce travail et j’ai accepté. Il
y avait un enregistrement de la pièce à notre disposition à la bibliothèque. Je
suis allé l’écouter plusieurs fois. Fasciné par cette musique, je me la suis
procurée sur disque, dans une compilation de pièces symphoniques dirigées par
Leonard Bernstein. Le disque m’émerveillait, me mettait en état de transe. Je
l’ai écouté et écouté sans cesse, comme je faisais enfant avec les disques de mes
parents».
Curieux détail: dans cette pièce, le xylophone est supposé évoquer les ossements des squelettes qui dansent. Il faut le savoir! Moi, j'ai plutôt «vu» un chat qui gambade étonné et observe ce curieux spectacle. Cela avait un peu surpris Soeur Thérèse, et certainEs d'entre vous diront peut-être: «Ça, c'est parce que tu es autiste et que donc tu ne saisis pas les métaphores!». Mais non mais non mais non: cela ne fait que prouver que l'on peut «voir» ce que l'on veut dans la musique. La musique n'est pas un art visuel. Elle n'est même pas en elle-même un art qui «dit» quelque chose. Comme compositeur, si je veux «dire» quelque chose, je créerai une oeuvre sur un texte, mais autrement «dire» ne me préoccupe pas car ce n'est pas l'affaire de la musique. La musique ne peut pas davantage illustrer: faites écouter une pièce instrumentale à dix personnes sans leur dire quoi que ce soit à son sujet mais en leur demandant ce qu'ils «verront», et vous verrez que chacune de ces dix personnes aura vu des choses bien différentes. Notre écoute musicale est déformée par le fait que nous vivons dans une société très visuelle. Elle a été corrompue par l'omniprésence de la parole et par cette obsession de mettre en scène la musique. On dirait que comme le reste, il faut voir la musique pour l'apprécier, d'où toutes ces projections, boucanes et feux d'artifice dans les concerts - même en musique classique, il y a des concerts avec écrans géants! Juste entendre déstabilise, comme si nous n'en étions plus capable.
Le disque culte de mon adolescence! |
Mais surtout, l’œuvre de Monsieur Saint-Saëns m’a littéralement fait tomber en
amour avec la musique classique!
Cette passion n’était partagée par aucun membre de la famille : rien dans
mon environnement ne m’y prédisposait.
Camille Saint-Saëns au piano, lors d'un concert en 1913 |
Ce
grand amour s’est évidemment manifesté en mode Asperger. Musique autiste : «Ma bande dessinée terminée, je me suis
lancé dans une exploration presque compulsive de cet univers musical. J’ai
découvert de quoi satisfaire ma boulimie pas plus loin qu’au petit centre
commercial du coin, à la quincaillerie Pascal. Chose étonnante, on vendait là
des disques à des prix dérisoires, y compris une impressionnante sélection de
musique classique. Dès que j’avais ramassé quelques sous, j’allais m’acheter un
disque : je l’écoutais plusieurs fois et dévorais les textes imprimées au
dos de la pochette. C’est ainsi que j’ai appris à lire l’anglais. Aussi
incroyable que cela puisse paraître, j’ai déniché là des symphonies de
Bruckner, de la musique pour piano de Liszt, des ballets de Stravinsky, etc., juste
à côté des tournevis et des pots de peinture. J’ai même acheté un disque
d’œuvres électroacoustiques de Pierre Henry [autre Français], dont Le voyage me troublait et me fascinait
tout particulièrement». Je lisais avidement tout ce qui me tombait sous la main
concernant la musique classique.
Minuit. (C) Antoine Ouellette |
«Au
Secondaire, ma passion pour la musique classique prenait aussi des aspects
insolites. Ainsi, je me suis fabriqué la maquette d’un orchestre symphonique.
Les musiciens et le chef étaient faits avec des cure-pipes colorés, et les
instruments découpés dans du carton. La scène et la disposition des pupitres
étaient fidèles à la réalité. J’élaborais dans le menu détail le programme des
concerts de mon orchestre. Je me jouais sur disques les œuvres ou je les
imaginais, tout simplement. Je ne me souviens pas de son nom mais j’avais
inventé un compositeur fictif dont les nouvelles œuvres étaient créées par
l’orchestre. Pour compléter le tableau, j’avais imaginé une ville et même un
pays où était basé l’orchestre, cela aussi de façon bien détaillée (…). Cet
engouement aurait pu demeurer sans véritable créativité, à la manière de mes
ligues sportives imaginaires mais, bien vite, un autre but s’est imposé à moi.
Si j’écoutais la musique d’une façon si attentive, c’était pour comprendre
comment elle était construite afin d’arriver à en composer à mon tour. Avec le
maigre bagage que m’avaient donné les cours de flûte à bec en matière de
théorie musicale, j’ai composé mes premières pièces : un Trio
pour flûte à bec, xylophone et piano, un Concerto pour flûte à bec et
petit ensemble et une Valse
pour clarinette. Constatant ma
nouvelle passion, mes parents m’ont offert de suivre de véritables cours de
musique». Madame Aline Pigeon devint ainsi mon premier prof de musique. Tout
cela à cause de la Danse macabre de Monsieur Saint-Saëns!
Le
choc total
Mais tout cela n’était
quasi rien en comparaison de ce qui se passa quelques années plus tard et qui
concerne à nouveau la musique française. Musique autiste : «À
l’université, le premier cours d’histoire de la musique me réservait une surprise.
Il portait sur la musique médiévale. Pour nous accueillir au local, le
professeur a fait jouer un disque de l’Ensemble Venance-Fortunat intitulé Le
mystère de la Résurrection. Dès les premières notes, j’ai été saisi,
illuminé. Je ne connaissais pas cette musique, mais le choc dépassait largement
celui de la nouveauté. La première pièce du disque était un bref organum à deux
voix, une composition anonyme du XIIe siècle sur la mélodie grégorienne Benedicamus
Domine. La vie est étrange. Cette pièce ne ressemblait en rien aux musiques
qui me passionnaient alors [essentiellement la spectaculaire musique postromantique
à commencer par Gustav Mahler], et voilà que cette minute et demi de musique
provoqua en moi un bouleversement comme je n’en avais jamais connu! Les
musiques que j’aimais tant jusque-là ont pâli, comme en un cataclysme
instantané, irréversible et totalement imprévisible». L’Ensemble Venante-Fortunat
est français, tout comme le manuscrit contenant ce Benedicamus Domine.
Le compositeur de cette dernière pièce est inconnu, est-ce un homme, est-ce une
femme – le «grand compositeur du XIIe siècle était d’ailleurs une femme, Sainte
Hildegarde von Bingen? Mais ce musicien est tout probablement Français, et je
reconnais en lui mon seul maître en matière de composition!
Ce
petit organum de même que le chant grégorien [lui aussi probablement d’origine
française] ont été une révélation pour la composition. Musique autiste : «Ces musiques m’ont aidé à mieux discerner
ce que je cherchais et à cristalliser mon style. Cette progression s’est opérée
sur quelques années. De 1982 à 1987, j’ai continué à composer comme auparavant
mais avec plus d’assurance. Certains éléments du grégorien trouvaient en moi un
écho profond : le diatonisme, le caractère monodique (mélodie pure, sans
accompagnement), la pensée modale (je n’entre pas dans le détail), le rythme
non pulsé et non mesuré, la résonance du son, etc.».
J’ai
conservé une dizaine des pièces que j’ai composé avant 1987, date où j’ai
vraiment trouvé ma façon. Je les ai toutes révisées, par souci de perfection
formelle – qui est une autre valeur typique de la musique française. Je ne suis
pas d’accord avec les compositeurs qui affirment que la meilleure manière
d’améliorer une pièce est d’en composer une nouvelle qui soit meilleure.
Curieusement, la pièce qui parmi elles semblent la plus simple est celle où
l’esprit grégorien est le plus présent, soit la Suite celtique, pour harpe de 1983 (opus 6). Ce fut la première de
mes pièces à être radicalement diatonique, comme le sont le grégorien et la
polyphonie médiévale. Ainsi, la Suiteest entièrement écrite sur les seules notes Ré, Mi bémol, Fa, Sol, La, Si bémol
et Do. Aucune modulation, aucun chromatisme. À mille lieux de ce qui se faisait
à l’époque en «musique contemporaine»! Sous ses dehors tout simples, cette
pièce contenait donc un germe d’avenir capital pour moi. Mais je ne l’ai pas
réalisé sur le coup.
Temps non mesuré
Prélude non mesuré de d'Anglebert |
Ces préludes sont notés sans mesure et quasi sans valeurs rythmiques: ils doivent être joués hors pulsation, hors mesure. Comme le chant grégorien, qui n’est pas mesuré; comme les polyphonies du XIIe siècle, qui ne sont pas mesurées non plus. Ce rythme libre existe jusque dans le folklore québécois : une étude scientifique des années 1950 révélait que près de 10% des 1000 chansons colligées étaient en rythme totalement libre. Le rythme libre est parfaitement naturel! C’est au contraire le rythme stable, pulsé, binaire qui, dans son actuelle dictature, ne l’est pas… Très tôt dans mes propres pièces, j'ai écrit des passages sans mesures, qui y dialoguent avec des passages mesurés. Dans Paysage (pour quatre pianos, 1987), ces dialogues de temps mesurés et non mesurés fondent toute la pièce. J'ai poursuivis ainsi, superposant, combinant et variant les «climats rythmiques». Dans ces passages non mesurés de mes pièces, les musiciens ne jouent pas «ensemble»… tout en jouant de concert! C’est ce que j’écrivais : ma musique en est d’abord une de mélodie et de rythme. Mais comment écrire de tels rythmes non mesurés pour que la notation soit claire pour les interprètes? À 20 ans, je ne le savais pas encore, et la notation des préludes non mesurés était d'une aide limitée puisqu'il s'agit de pièces pour un seul instrument. C'est d'une autre musique que les solutions allaient venir.
Le
sérialisme!
Serge Garant en 1946 |
Extrait du manuscrit de Bétulaie, pour 3 trompettes. (C) Antoine Ouellette |
Alors, je remercie la France pour tout
cela qui m’a été tellement précieux!