MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 3 juin 2019

UNE ÎLE ET UNE DANSE

Une île et une danse. Pour orchestre (opus 12)
1. Cent fois sur le métier
2. Le titre et la forme
3. Trente ans plus tard

Félix Leclerc
 J’ai terminé mon Quatuor à cordes (opus 56) le 24 juillet 2018. Quelques jours plus tard, le 1er août, j’avais déjà rouvert mon atelier de composition! Mais pas pour écrire une nouvelle pièce: plutôt pour en réviser une que j'avais composée en 1988, mon Opus 12. En 1988, il y avait eu deux décès en musique au Québec: celui du chansonnier Félix Leclerc, et celui du violoneux (folklore) Jean Carignan.



Pour cette pièce, j'avais pris le schéma harmonique d'une chanson de Leclerc (Le tour de l'île) et une danse du répertoire de Carignan transcrite dans un recueil, Le reel des cinq jumelles. Depuis longtemps, je désirais réviser cette pièce. Si j’en ai conservé la forme générale, presqu’aucune mesure n’a été épargnée. En fait, j’ai complètement recomposé l’œuvre. Un orchestre la jouera-t-il un jour? Elle ne dure que dix minutes et je pense bien qu'elle est attrayante, mais nos orchestres ne sont pas particulièrement hardis en matière de programmation! La peur de faire peur...

Cent fois sur le métier
En
1988, je n'avais aucune expérience en écriture pour orchestre. Même si ma musique n'est pas souvent jouée, j'ai pu acquérir de l'expérience avec les quelques pièces pour orchestre qui ont été jouées depuis - j'ai pu juger de l'effet sonore, de l'équilibre des instruments. Ce que j’avais écrit en 1988 présentait de gros défauts dus à l’inexpérience: il y avait des crescendo trop prononcés (alors que le climat est onirique), c’était exagéré; il y avait aussi des «effets de filtre», c'est-à-dire des passages où l'arrière-plan est trop fort et couvre donc l'avant-plan. Pour l'instrumentation, il y avait une clarinette alto couplée sur un système électronique de réverbération; j'ai supprimé ça, et j'utilise maintenant plutôt trois clarinettes : clarinette piccolo, clarinette en si bémol et clarinette basse. Le reste de l'instrumentation est demeuré le même: deux percussionnistes (discrets) et les cordes.

Avant cette pièce, j'avais composé L'Esprit envoûteur, pour orchestre de chambre avec flûte alto et harpe solistes. Le problème était le même: la version originale contenait aussi des «effets de filtre», et j'avais fait le même travail de réécriture en 2000. L'Esprit envoûteur a ensuite été joué, et j'ai pu constater qu'il y restait encore quelques imperfections; j'avais donc encore retouché.
Annotations de révision dans l'original
Cent fois sur le métier. Il me reste une autre pièce orchestrale à retoucher: Comme un ciel d'automne, que j'ai composée au milieu des années 1990. Je sais qu'il y a une section avec le même défaut: arrière-plan trop fort qui noie l'avant-plan. J'avais aussi retouché pour les mêmes raisons quelques petits passages de Joie des Grives après son exécution! Éventuellement, je devrais corriger aussi mon oratorio - qui fut la première de mes pièces orchestrales que j'ai pu entendre en concert. Mais là, c'est une partition volumineuse...

C’est une affaire d’expérience. Il y a toujours à apprendre, et justement j'apprends, je sais remettre en question ce que j'écris; j'ai cette sorte d'humilité de voir que telle chose ne va pas et, plutôt que de me braquer, je corrige. Patiemment. Car ce n'est pas facile de bien orchestrer! Il y a des compositeurs célèbres qui ont eu de grandes difficultés à y parvenir. Claude Debussy faisait vérifier ses orchestrations - et même, ce n'est pas lui qui a orchestré certaines de ses œuvres. Pendant les répétitions pour la création du Prélude à l’après-midi d’un faune, Debussy ne cessait de retoucher la partition, ce qui a dû exaspérer le chef et les musiciens, et qui serait totalement hors de question aujourd’hui. 

Il parait que l'orchestration de Villa-Lobos est très imparfaite, et ses pièces sont souvent données retouchées par autrui. J'ai repéré des «effets de filtres» dans des symphonies de Martinu. Plusieurs reprochent à Schumann d'avoir orchestré comme il le faisait (mais moi, j'aime bien), et Gustav Mahler a proposé des versions complètement réinstrumentées de ses quatre symphonies. Mahler lui-même, pourtant chef d'orchestre de carrière, révisait souvent ses propres symphonies - selon le témoignage de son épouse, il semble que la première version de sa Symphonie #5 abusait vraiment des percussions, jusqu'à submerger le reste de l'orchestre... Ces problèmes se posaient moins aux époques baroque et classique, parce qu'on utilisait des orchestres beaucoup plus petits.

Ce fut là le gros de mon travail : clarifier, mettre davantage de transparence dans les textures. Autrement, j’ai élagué à quelques endroits, et j’ai composé un nouveau court passage, une sorte de «cadence» pour les clarinettes. La partition compte 33 pages, cinq de moins que la version originale, pour une durée d’environ 10 minutes. J’avoue que la pièce sonne nettement mieux : mission accomplie.

Le titre et la forme
Mais il me restait un dernier point à régler : le titre. Originellement, la pièce s'intitulait Pieds nus dans l'aube, mais le titre sera désormais Une île et une danse - je ne sais pas pourquoi, mais j'aime beaucoup la sonorité de ce nouveau titre. Il évoque la forme de l’œuvre : A-B-A, suivis d’une coda. Basées sur des éléments de la chanson, les sections A sont calmes et contemplatives : comme la mer tranquille? La section centrale, B, est comme une île au milieu des eaux. Mais c’est aussi celle de la danse. Celle-ci est d’abord confiée non aux violons mais aux altos; plus loin, elle sera continuée par les violoncelles auxquels répondra la clarinette basse qui dansera dans son registre grave. Par deux fois sonnera une sorte de carillon joyeux, alors que les cordes joueront un fragment de la danse, mais plus rapidement, ad libitum, hors tempo et non synchrones. La danse n’est pas «accompagnée», du moins pas de façon traditionnelle. Elle est plutôt enveloppée par un environnement sonore fondé sur les seules notes Ré et Mi : donc, pas de fonctions harmoniques ici, ni d’accords tonaux. 
 
La danse, aux violoncelles, avec un environnement sonore sur les notes Ré et Mi (C) 1988/2018 Antoine Ouellette SOCAN
 
D’ailleurs la pièce dans son entier, pour consonante qu’elle soit, n’impose aucune tonalité. La coda fait entendre un fragment de danse : mesuré aux violons, il est plus rapide ad libitum, hors tempo et non synchrone aux altos et violoncelles, qui jouent plus doux et sul ponticelli. Ce fragment monte par palier d’un ton sur une octave : les violons le terminent en crescendo avec une fin abrupte, alors qu’altos et violoncelles le murmurent pour encore un moment. 
 
Carillon avec des fragments de la danse en tempo libre et non synchrone des cordes (C) 1988/2018 Antoine Ouellette SOCAN

Le nouveau titre répare aussi une sorte d'injustice. Pieds nus dans l'aube est le titre d'un roman poétique de Félix Leclerc paru en 1946. Récemment, un film a été réalisé sur la jeunesse de Leclerc qui porte aussi ce titre. Donc, je trouvais que reprendre à mon tour ce même titre dédoublait les choses. C'est vrai que j'utilise le schéma harmonique d'une chanson de Félix Leclerc (Le tour de l'île), et quelques inflexions de sa mélodie (c'est assez subliminal en fait), mais j'utilise aussi des fragments d'une danse, un reel, de Jean Carignan. C'était donc injuste que le titre de ma pièce ne se réfère qu'à Leclerc et pas à Carignan. Alors j'ai corrigé. 
Caricature de Rowlandson, vers 1790
Trente ans plus tard
J'avais composé cette pièce l’année où ces deux musiciens étaient décédés, et je l'ai réécrite 30 ans plus tard. En août 2018, les médias ont beaucoup souligné l'anniversaire du décès de Félix Leclerc (le 8 août), en multipliant les témoignages et les superlatifs: «un géant», «un héritage marquant pour des générations», etc. Significativement, les mêmes médias avaient passé sous silence l'anniversaire du décès de Carignan, le 16 février.

Pourtant, Jean Carignan a fait une belle carrière: son orchestre folklorique a joué à la cérémonie des Jeux Olympiques de Montréal et 1976, et il a entre autres collaboré avec le violoniste classique Yehudi Menuhin; dans le domaine de la musique traditionnelle québécoise, il fut un des grands noms de son temps. Mais je me demande... J’ai lu que M. Carignan était aussi... chauffeur de taxi! Je me doute que le type de musique qu'il faisait ne lui suffisait pas pour vivre.
Cela me rappelle le sort de l'accordéoniste Philippe Bruneau. Je cite mon livre Pulsations:
«L’accordéoniste Philippe Bruneau (1934-2011), un des grands maîtres de la musique traditionnelle québécoise, a dû s’exiler en France pour vivre de son art. En 2000, il s’est mérité le prix Gérard-Morisset, un prix offert par le gouvernement du Québec «pour l’ensemble d’une carrière consacrée au patrimoine» et doté d’une bourse de $30 000. Mais Monsieur Bruneau a refusé le prix et la bourse, parce que ce même gouvernement a tout fait pour éteindre la musique traditionnelle. Il fut le premier à lever le nez sur cette distinction. J’avoue que j’admire la force et la cohérence de son geste. À son décès, sa fille Joanne a écrit : «Merci pour tous les sacrifices que tu as faits pour ton peuple qui n’a pas su te reconnaître à temps»
Parlez-moi d'un homme!

En 2018, on parle encore de Félix Leclerc presque comme d'une figure mythique, mais on semble avoir complètement oublié Jean Carignan. Cela aussi me semble injuste, mais le folklore a disparu du paysage, sauf en quelques petits festivals et souvent sous une forme fortement corrompue par l'influence country-pop. J'en discute d'ailleurs dans Pulsations.

Bon, je trouve que Félix Leclerc avait une très belle voix, chaleureuse, et qu'il s'accompagnait d'une manière sobre mais originale à la guitare. Il possédait un don mélodique certain, et trouvait quelques tours harmoniques fort jolis. Pendant plusieurs années, sur ses disques, il n'y avait que sa voix, sa guitare et une contrebasse. Puis, Leclerc a amorcé un virage nationaliste et a épousé la cause de l'indépendance du Québec. Après la crise d'octobre 1970, il a écrit la chanson L'alouette en colère, qui témoignait de cette évolution. Leclerc est alors devenu une figure incontournable pour les partisans de cette cause, et je crois que cela explique aussi son statut mythique actuel: même si l'indépendance ne s'est pas faite et que l'idée décline de plus en plus, plusieurs Québécois sont nostalgiques de cela. À ma connaissance, Jean Carignan, lui, ne s'était pas associé à ce mouvement, du moins publiquement.

Leclerc a expliqué ainsi son virage: «J’ai marché pendant trop longtemps dans les sentiers fleuris et embaumés. Il est plus que temps que j’emprunte des sentiers plus fréquentés, les chemins trop souvent piégés sur lesquels marchent six millions de mes frères». Moi, je préfère quand même les sentiers fleuris et embaumés... Surtout que son nationalisme politisé me paraissait assez revanchard, anti-Anglos, anti-Église (pour les indépendantistes, les Anglais et l'Église sont deux têtes de Turcs, symboles de l'«oppression de la nation québécoise»), un peu xénophobe aussi.

À la fin des années 1970, Félix Leclerc a revisité ses anciennes chansons avec l'arrangeur François Dompierre qui a conçu pour elles des orchestrations symphoniques. Pourtant, une chanson n'a pas besoin d'un gros orchestre! Je trouve ces arrangements surajoutés, n'apportant rien de plus (et des fois apportant du «trop»). Ses deux derniers disques de chansons originales (Le tour de l'île et Mon fils) sont ainsi. Sur le dernier (qui passe pour un «chef d'oeuvre», 1978), un grand orgue et des cloches interviennent dans une chanson: je trouve cela grandiloquent, presque risible. C'était pour célébrer l'imminence de la naissance du Pays du Québec. Mais deux ans plus tard, les Québécois rejetaient l'idée de l'indépendance par référendum. Félix Leclerc s'est alors refermé et n'a plus composé de nouvelles chansons. Bouderie ou déprime?

Au fond, ma pièce n'est pas du tout nationaliste, même si en surface c'est ma plus «québécoise». C'est un poème sur le temps qui passe et des musiques qui l'ont coloré, pour un moment, comme dans un rêve éveillé. 
 
Vagues sonres aux cordes. (C) 1988/2018 Antoine Ouellette SOCAN 
 
Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux pour pochettes de disques et de films.