Musique
soviétique :
Staline,
Jdanov et Platon
1. Le triomphe
de Staline
2. Andreï
Jdanov et sa liste noire de compositeurs
3. Développer
la musique soviétique
4. Platon et
la République en musique
5. Platon toujours!
6. La fin d’Andreï Jdanov
Staline en 1902 |
Si vous me
lisez de temps en temps, vous savez que mon compositeur préféré, tous styles et
toutes époques confondus, est Joseph Haydn. Mais j’admire la musique médiévale,
à commencer par le chant grégorien que je dirige depuis des années. Cela dit,
il y a bien des musiques que j’aime! Parmi celles-ci se trouve la musique
soviétique, hum. Pourtant, je déteste ce régime politique et je peine à
comprendre que des gens puissent encore voter ou militer pour un parti
communiste. À moins qu’ils soient amnésiques ou inconscients ou que, pire
encore, ils rêvent vraiment de ré-établir un tel régime qui s’est distingué par
les massacres les plus massifs de l’histoire, avec ceux de Hitler… Remarquez
que l’actuel premier secrétaire du Parti communiste de Russie, Guennadi
Ziouganov, a renoué avec la foi chrétienne orthodoxe : il chante depuis à
la fois les louanges de Dieu et de Staline…
Mais la musique soviétique, elle, me semble d’une richesse inouïe.
Pourquoi cet intérêt? Peut-être parce qu’il s’agit de musique russe avec des
accents plus «modernes»? Peut-être parce qu’il s’agit d’une période fascinante…
que je suis très heureux de ne pas avoir vécu!
Je vous fais
voyager dans le temps, afin de comprendre un peu le cadre dans lequel les
compositeurs devaient travailler. Je remonte donc en 1948… Non, plutôt en 1946
pour le début de l’affaire.
Le triomphe
de Staline
L’URSS sort
alors d’une guerre terrifiante. L’Armée rouge a infligé aux troupes allemandes
des défaites décisives sans lesquelles il est fort probable que l’Allemagne
nazie aurait conquis toute l’Europe. Mais ce fut au prix fort : la guerre
a fait près de 27 millions de morts en URSS (plus de la moitié en
civils) : ce fut, et de loin, le pays le plus touché : plus de 16% de
sa population a péri. C’est pourquoi je trouve très mesquines et même minables
les célébrations de la fin de cette guerre tenues ces dernières années en
boycottant la Russie.
Avant cette
grande guerre, le régime de Staline imposait une main de fer sur le pays :
purges monstrueuses, famines planifiées, déracinement massif de populations,
camps de prisonniers avec travaux forcés, etc. Mais la guerre arrivée – à la
grande surprise de Staline qui avait signé un pacte de non-agression mutuelle
avec Hitler, l’État soviétique a dû souder son peuple en faisant appel à son
patriotisme. Cette quête d’unité s’est faite en mettant de côté l’idéologie au
point que l’Église orthodoxe a bénéficié d’un véritable répit, elle qui peu de
temps avant voyait des milliers d’églises se faire détruire… Dans le feu de la
guerre, les Soviétiques ont peu à peu apprécié de pouvoir penser plus
librement.
Culte à Staline en Chine communiste, 1949 |
En janvier
1948, ce fut au tour des musiciens d’y passer. Un congrès du Parti s’est tenu
en réunissant compositeurs, chefs d’orchestre, critiques et professeurs de musique.
Ils se sont fait servir la même chanson que les littéraires en 1946.
Il faut dire
que quelques œuvres musicales avaient fortement déplu à l’État et à Staline
lui-même. Le congrès de 1948 attaqua ainsi l’opéra La grande amitié, de Vano
Mouradeli (1908-1970). Staline était sorti très contrarié d’une représentation
de cet opéra, pour plusieurs raisons – la première étant qu’il met en scène le
révolutionnaire Grigory
Konstantinovitch (dit Sergo) Ordjonikidze. Mouradeli ne savait peut-être pas
que cet homme avait été assassiné très probablement sous l’ordre de Staline,
assassinat qui fut le signal de départ pour une de ces purges de rivaux
politiques qu’affectionnait perpétrer Staline!
Des extraits
de La grande amitié :
Autre exemple : la Neuvième Symphonie de
Dimitri Chostakovitch qui fut donnée en première le 5 novembre 1945, deux mois
après la fin de la guerre. Pour sa Septième Symphonie, Chostakovitch avait été
inspiré par la résistance héroïque de la ville de Leningrad lors d’un siège
épique par l’armée allemande. De manière cryptée, sa sombre Huitième Symphonie
décrivait l’horreur de la dévastation de la ville de Stalingrad. Mais la guerre
terminée, plusieurs personnes s’attendaient à ce que Chostakovitch fasse de sa
Neuvième Symphonie une grande célébration musicale calquée sur la Neuvième de
Beethoven, avec voix solistes et chœurs. L’attente était immense. Elle fut
déçue. Sa Neuvième Symphonie est courte et conçue pour un orchestre allégé; le
contenu musical semblait très suspect dans son ironie. Bref, là encore, Staline
ne fut pas heureux du tout.
La Symphonie #9, en mi bémol majeur, opus 70,
de Dimitri Chostakovitch : Leonard Bernstein dirige l’Orchestre
philharmonique de Vienne :
Ces deux exemples et d’autres encore ont donc
amené l’État soviétique à réprimander les compositeurs et à les inviter (à les
forcer) à se montrer optimistes et triomphants dans leurs œuvres.
Andreï
Jdanov et sa liste noire
de compositeurs
Timbre hommage à Jdanov, URSS |
Le monsieur
était assurément un «dur», mais il était aussi très cultivé et il doit recevoir
le crédit pour une tâche surhumaine qu’il est parvenu à mener à terme contre
toute attente. C’est en effet Jdanov qui a géré, sur place même, le siège de la
ville de Leningrad. Ce siège incroyable a duré 872 jours pendant lesquels les
Allemands ont déversé une pluie incessante de bombes.
Siège de Léningrad |
Pour Hitler, détruire cette ville était une étape essentielle de son Plan famine, visant à exterminer le peuple soviétique par la faim. La ville encerclée comptait trois millions d’habitants. Or, les vivres étaient largement insuffisants. On a alors en réserve du blé et de la farine pour 35 jours, des céréales et pâtes pour 30 jours, de la viande pour 33 jours, des matières grasses pour 45 jours et des conserves pour 300 jours. Mais le siège durera 872 jours! Jdanov met en place une politique de rationnement alimentaire et se trouve placé devant des dilemmes effrayants : il doit prioriser les soldats, pour assurer la défense de la ville, mais cela impliquait une famine dans la population civile, population aussi privée d’électricité et de chauffage. Jdanov fait aménager des jardins communautaires – toujours en danger de subir des bombardements. Il crée une voie de ravitaillement de par le Lac Lagoda – elle aussi toujours menacée, Au bout du compte, plus de 1 800 000 habitants trouveront la mort, mais la ville résistera sans tomber.
Là comme
ailleurs dans les zones de combats en URSS, les artistes, dont les
compositeurs, furent évacués. L’État considérait, à juste titre, que le rôle
des artistes n’était pas de combattre, mais de créer afin de donner de l’espoir
aux gens.
Lors du
congrès de 1948, six compositeurs étaient nommément accusés de «formalisme» et
de «tendances anti-populaires». Il s’agissait, dans l’ordre sur cette liste
noire, de… :
Dimitri
Chostakovitch
Serguei
Prokofiev
Nikolaï Miaskovsky
Aram
Khatchatourian
Vissarion
Chebaline
Gavriil
Popov
Le pauvre
Popov ne devait pas figurer sur cette liste noire. C’est plutôt Dimitri
Kabalevski qui avait eu cet honneur douteux. Mais en apprenant la chose,
Kabalevski s’est agité et a fait jouer ses relations pour que Popov le
remplace, ce qui fut fait. Ah, les musiciens, les artistes! Capable de bassesses eux aussi…
Popov en fit une dépression sévère et sombra dans l’alcoolisme. Cinq
de ces compositeurs ont donc reconnu leurs «torts» lors du congrès, dans des
confessions publiques de leurs «erreurs» qu’ils ont dit regretter profondément,
en s’engageant à faire mieux à l’avenir. Mais il y a un héros parmi eux qui a
catégoriquement refusé de jouer ce petit jeu humiliant : Nikolaï Miaskovsky.
À son voisin au congrès qui s’enthousiasmait de l’importance historique de
l’événement, Miaskovsky a répliqué sèchement : «Historique? Hystérique,
oui!». Il a alors quitté, furieux. Tikhon Khrennikov, le jeune et ambitieux
protégé de Jdanov, s’est aussitôt rendu au domicile de Miaskovsky pour
l’enjoindre de revenir au congrès et y faire son acte de repentance, ce qui lui
a valu un «Niet» catégorique. Ce geste de défiance était-il suicidaire? L’année
suivante, en 1950, Miaskovsky a au contraire reçu un Prix Staline pour sa
Sonate #2 pour violoncelle et piano et, après son décès d’un cancer le 8 août
de cette même année, un Premier Prix Staline lui sera décerné à titre posthume
pour sa Symphonie #27 et son Quatuor à cordes #13, deux œuvres créées après son
décès et qui ne témoignent d’aucun fléchissement créatif. Je note que
Miaskovsky a obtenu cinq Prix Staline dans sa carrière, tous pour des œuvres de
musique pure sans le moindre contenu politique.
Nikolaï Miaskovsky: un héros! |
Développer
la musique soviétique
Andreï Jdanov et Joseph Staline |
Mais quelles
étaient au juste les idées d’Andreï Jdanov? Jdanov visait à développer et
parfaire la musique soviétique, tout en la préservant de l’intrusion
d’influences de la «décadence bourgeoise». Car, selon lui, «l’URSS est
actuellement l’authentique dépositaire de la culture musicale universelle»,
rien de moins.
Le texte de
Jdanov a été publié : je reprends donc ses propres mots. D’entrée de jeu,
il a posé l’affrontement entre deux tendances au sein de la musique
soviétique :
«Nous avons
affaire à une lutte très aiguë entre deux tendances. L’une représente une base
saine, progressiste, fondée sur la reconnaissance du rôle énorme joué par
l’héritage classique, et en particulier par les traditions de l’école musicale
russe, sur l’association d’un contenu idéologique élevé, de la vérité réaliste,
des liens organiques profonds avec le peuple, d’une création musicale
chantante, d’une haute maîtrise professionnelle. La deuxième tendance exprime
un formalisme étranger à l’art soviétique, le rejet de l’héritage classique
sous le couvert d’un faux effort vers la nouveauté, le rejet du caractère
populaire de la musique, le refus de servir le peuple, cela au bénéfice des
émotions étroitement individualistes d’un petit groupe d’esthètes. Or, cette
tendance cherche à remplacer la musique naturelle, belle, humaine, par une
musique fausse, vulgaire, parfois simplement pathologique.»
Les deux compères devant la tombe d'un collègue... probablement assassiné. |
Il est
intéressant de noter que, dans l’esprit de Jdanov, l’héritage classique est
parfaitement compatible avec le peuple. Dans son texte, il insiste d’ailleurs
sur le fait que depuis Glinka au début du XIXe siècle, la musique russe intégrait
de nombreux éléments provenant des musiques populaires (ce qui est parfaitement
exact). Je pourrais ajouter que la musique de Tchaïkovski, par exemple, était
privilégiée de la classe moyenne et non d’une petite «élite». Ce compositeur
demeure l’un des «classiques» les plus appréciés.
Pour Jdanov
est formaliste toute musique basée sur des principes intellectuels trop
apparents comme, par exemple, la musique atonale et dodécaphonique de
Schoenberg, ou encore la musique «bruitiste» de compositeurs comme Antheil ou
Varèse – des courants qui avaient inspiré plusieurs compositeurs soviétiques
dans les premières années de la jeune république, notamment dans les années
1920. Pour Jdanov, ces tendances se sont révélées étrangères à l’âme
soviétique :
«La musique
classique en général, la musique classique russe en particulier, ignorent le
formalisme et le grossier naturalisme [ = imitations musicales de bruits et
autres phénomènes extramusicaux]. Ce qui les caractérise, c’est l’élévation de
l’idée, car elles savent reconnaître les sources de la musique dans l’œuvre
musicale des peuples, elles ont respect et amour pour le peuple, pour sa
musique et ses chansons.»
J’aime bien
que Jdanov inverse les rôles au-delà d’un préjugé tenace voulant que la musique
classique soit élitiste!
Suit alors
une charge contre le formalisme :
«Quel pas en
arrière font nos formalistes lorsque, sapant les bases de la vraie musique, ils
composent une musique monstrueuse, factice, pénétrée d’impressions idéalistes,
étrangère aux larges masses du peuple! La volonté d’ignorer les besoins du
peuple, son esprit, sa création, signifie que la tendance formaliste en musique
a un caractère nettement antipopulaire. Si chez certains compositeurs
soviétiques a cours cette théorie illusoire selon laquelle «on nous comprendra
dans cinquante ou cent ans», alors c’est une chose simplement effrayante. Si
vous êtes déjà accoutumés à cette pensée, une telle habitude est extrêmement
dangereuse.»
Ces derniers
ont dû résonner dans les oreilles des six accusés et d’autres musiciens, car
l’URSS avait l’habitude de procéder à des purges afin de neutraliser les
«ennemis du peuple». Ce n’était pas des paroles rassurantes…
Jdanov
poursuit :
«De tels
raisonnements signifient qu’on se coupe d’avec le peuple. Si moi – écrivain,
artiste, responsable du Parti – je ne cherche pas à être compris de mes
contemporains, alors pour qui donc vivre et travailler? Cela conduit au vide
spirituel et à l’impasse.»
Médaille de l'Artiste du Peuple |
Jdanov
considère que les politiques culturelles et musicales soviétiques s’inscrivent
parfaitement dans la filiation des grands musiciens russes en faisant
progresser sans cesse la culture musicale du peuple. Il faut rappeler à ce
sujet qu’en URSS, l’éducation était entièrement gratuite, y compris au niveau
universitaire, et que les jeunes talentueux étaient fermement appuyés et
soutenus. Ce qui lui permet d’enchaîner :
«Sous le
pouvoir soviétique, la culture musicale de nos peuples s’est extraordinairement
développée (...). Les formalistes parlent de la volonté d'innover. Mais la
volonté d’innover n’est pas une fin en soi : le nouveau doit être meilleur
que l’ancien, autrement il n’a pas de raison d’être. Or, l’«innovation» des
formalistes n’est même pas nouvelle, car ce «nouveau» sent la musique
bourgeoise décadente de l’Europe et de l’Amérique contemporaines. Voilà où se
trouvent les véritables imitateurs qu’il faut dénoncer!»
Si les
choses tournent mal pour eux, ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes :
«L’on récolte
ce qu’on a semé. Les compositeurs dont les œuvres sont incompréhensibles au
peuple ne doivent pas s’attendre à ce que le peuple, qui n’a pas compris leur
musique, «s’élève» jusqu’à eux. La musique qui est inintelligible au peuple lui
est inutile. Les compositeurs doivent s’en prendre, non au peuple mais à
eux-mêmes. Ils doivent faire la critique de leur propre travail, comprendre
pourquoi ils n’ont pas satisfait le peuple, pourquoi ils n’ont pas mérité son
approbation, et ce qu’ils doivent faire pour qu’il les comprenne et approuve
leurs œuvres. Voilà en quel sens il faut réformer votre travail.»
Alors,
historique ou hystérique? Staline dira lui-même à Dimitri Chostakovitch que les
camarades avaient un peu exagéré et qu’il n’était pas question d’interdire la
diffusion de la musique des six «formalistes». Le pouvoir soviétique avait le
don de souffler le chaud et le froid. En 1946, moins de deux ans avant ce
congrès, Nikolaï Miaskovsky avait reçu la médaille et le titre d’Artiste du
Peuple de l’URSS! Au congrès de 1948, Miaskovsky sera seul à avoir le front et
la dignité de refuser de s’excuser. Un champion!
En février et en mars 2021, je lui consacrerai deux articles, car il demeure l’un des compositeurs les plus
sous-estimés et négligés de la première moitié du XXe siècle.
Platon et
la République en musique
Platon |
Mettons de
côté la tyrannie du régime soviétique. Une telle manière de placer la musique
sous le contrôle serré de l’État avait-elle des précédents? Le philosophe
Platon considérait qu’un tel contrôle est non seulement souhaitable mais même
essentiel à la république. Difficile de savoir si Jdanov en était conscient,
mais ses idées rejoignent directement celles de Platon. Il était pleinement
platonicien! Comme il était un homme cultivé, je pense qu’il savait.
À cause du
contexte politique de son temps, Platon n’était pas en position de mettre en
oeuvre ses idées. Mais cela ne l’a en rien empêché de les formuler. Et quant à
la musique, il les a clairement exprimées dans son traité La république,
considéré comme un monument de la pensée philosophique humaine.
Platon est
né à Athènes en Grèce vers l’an 428 avant J.-C., et il est décédé vers 348
avant J.-C. Contrairement à Aristote,
Platon ne croit pas que l’être humain soit un «animal politique», ni même qu’il
soit fait pour vivre dans des cités. En matière de politique, il semble sceptique
sur l’efficacité réelle de la simple bonne volonté : « Tout
homme est pour tout homme un ennemi et en est un pour lui-même », écrit-il
assez crûment. C’est pourquoi il accorde à l’État un rôle majeur afin de créer
l’unité, principalement par la vertu et l’éducation.
La société dont il rêve est fondée et protégée par les «gardiens
de la république». Il en ira de même en URSS, avec le Parti communiste, parti
unique et auto-déclaré comme seul gardien des intérêts du peuple, l’armée, le
Ministère des affaires intérieures, dont le NKVD (Commissariat du peuple aux
affaires intérieures) et le MGB (police secrète qui deviendra le KGB dans les
années 1950).
L'oeuvre-phare de Platon |
Le troisième «livre» de La République aborde de front le
problème de la musique. Dans l’État, les valeurs nobles et positives doivent
être cultivées; le reste doit être réprimé. Les Grecs associaient des émotions
aux divers modes de la musique – ils parlaient plus exactement d’harmonies, et
nous parlerions, nous, de «gammes». Dans la musique tonale élaborée depuis le
XVIIe siècle, il y a deux modes : le mode majeur (qui passe pour «joyeux»)
et le mode mineur (qui passe pour «triste»). Mais à l’époque de Platon, il y
avait plusieurs modes. Leur nom n’a pas d’importance dans ce qui suit.
Platon désirait que certains modes soient permis, mais que
d’autres soient éliminés.
«Nous avons dit que [pour le bien de la Cité], il ne fallait pas
de plaintes et de lamentations. Quelles sont donc les harmonies [modes ou
gammes] plaintives? Ce sont la Lydienne mixte, la Lydienne aigue et quelques
autres. Par conséquent, ces harmonies-là sont à retrancher, car elles sont
inutiles aux femmes honnêtes, et à plus forte raison aux hommes.»
Bon, ce type de discours que nous pourrions juger «un petit peu sexiste»
aujourd’hui n’a guère terni le lustre des philosophes de l’antiquité jusqu’à
nous! Très bizarrement, alors que l’Évangile ne contient aucune phrase que l’on
pourrait qualifier de sexiste, nous sommes beaucoup moins tendres à son égard. C’est bien pour dire…
Platon poursuit de plus belle :
Platon sosie de Léonard de Vinci, selon Raphaël |
«Rien n’est plus inconvenant pour les gardiens que l’ivresse, la
mollesse et l’indolence. Quelles sont donc les harmonies molles, usitées dans les
banquets? L’Ionienne et la Lydienne, qu’on appelle d’ailleurs lâches. Eh bien,
mon ami! T’en serviras-tu pour former des guerriers?! En aucune façon!»
À force d’éliminer des «harmonies suspectes», Platon en arrive à
ceci :
«Je crains qu’il ne reste que la Dorienne et la Phrygienne.»
La Dorienne est celle de la bravoure :
«Elle imite les tons et les accents d’un homme qui, lorsque par
infortune, court au-devant des blessures, de la mort, ou tombe dans quelque
autre malheur, demeure ferme et résolu, en repoussant les attaques du sort.»
La Phrygienne, elle… :
«… imite l’homme engagé dans une action pacifique, non pas
violente mais volontaire, qui cherche à persuader pour obtenir ce qu’il demande
ou qui, au contraire, se soumet à un autre lorsque prié, enseigné et persuadé,
cela sans en concevoir d’orgueil, mais en se conduisant en toutes ces
circonstances avec sagesse et modération.
Ces deux harmonies, la violente [la Dorienne] et la volontaire
[la Phrygienne] imitent avec le plus de beauté les accents des malheureux, des
heureux, des sages et des braves. Celles-là donc, conservons-les.»
Ce tri drastique oblige du coup à trier les instruments de
musique, car :
«Nous n’aurons pas besoin, pour nos chants et nos mélodies,
d’instruments à cordes nombreuses qui rendent toutes les harmonies!»
Et ainsi, beauté de l’affaire :
«Par suite, nous n’aurons pas à entretenir des fabricants de
triangles, de pectis et autres instruments à plusieurs cordes pouvant produire
toutes les harmonies.
L'aulos: à interdire! |
Donc, pas question d’admettre ces gens et ces instruments. Que
reste-t-il?
«Il reste donc la lyre et la cithare, utiles à la ville; aux
champs, les bergers auront la syrinx [flûte de Pan avec un nombre limité de
tuyaux, donc de notes].»
Enthousiaste, le philosophe s’écrit :
«Par le chien! Nous avons, sans nous en apercevoir, purifié la
cité que, tout à l’heure, nous disions adonnée à la mollesse! Et nous avons
sagement agi.»
Mais pourquoi en rester là?
«Après les harmonies et les instruments, il nous reste à examiner
les rythmes.»
Et c’est reparti pour une autre série d’interdictions. Mais
Platon vise plus loin encore :
«La laideur, l’arythmie, l’inharmonie sont sœurs du mauvais
langage et du mauvais caractère, tandis que les qualités opposées sont sœurs et
imitations du caractère opposé, du caractère sage et bon.
Alors, les poètes [incluant les musiciens] sont-ils les seuls
que nous devons surveiller et contraindre à n’introduire dans leurs créations
que l’image du bon caractère? Ne faut-il pas aussi surveiller les autres
artisans et les empêcher d’introduire le vice, l’incontinence, la bassesse et
la laideur dans la peinture, dans l’architecture, ou dans tout autre art?»
La réponse est dans la question. Mais que faire des artistes qui
dévient de la voie «sage»?
La lyre: permise! |
«S’ils ne peuvent pas se conformer, ne faut-il pas leur défendre
de travailler chez nous, de peur que nos gardiens, élevés au milieu des images
du vice comme dans un mauvais pâturage, n’y cueillent et n’y paissent, un peu
chaque jour, mainte herbe funeste, et de la sorte amassent à leur insu un grand
mal dans leur âme? Ne faut-il pas, au contraire, rechercher les artisans
heureusement doués pour suivre à la trace la nature du beau et du gracieux,
afin que nos jeunes gens, pareils aux habitants d’une saine contrée, profitent
de tout ce qui les entoure, de quelque côté que vienne à leurs yeux ou à leurs
oreilles une effluence des beaux ouvrages, telle une brise apportant la santé
des régions salubres et les disposant insensiblement dès l’enfance à imiter, à
aimer la belle raison et à se mettre en accord avec elle? On ne saurait mieux
les élever!
C’est donc dans cette unique perspective que doivent être
éduqués les jeunes :
«L’éducation musicale est souveraine parce que le rythme et
l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer l’âme et de la toucher
fortement.»
Platon toujours!
Eustache Le Sueur: Les muses. |
C’est très précisément ce à quoi les soviétiques tenteront de
s’appliquer : former judicieusement le citoyen, la citoyenne, éliminer la
«mollesse» et les plaintes, cultiver la vaillance et le courage, forcer les
artistes à emprunter la voie sage, c’est-à-dire (à leurs yeux) celle du
communisme qui se construit, et contre la voie «relâchée» du capitalisme
inévitablement décadent. Qu’ils soient parvenus ou non à leur objectif est une
autre affaire.
Les congrès de 1946 (pour les écrivains) et de 1948 (pour les
musiciens) étaient la mise en application d’idées platoniciennes par lesquelles
le progrès du peuple allait se parfaire indéfiniment.
Ne rions pas. Ces idées sont fortes. Elles ont exercé de
l’influence. Si le communiste est tombé (sauf quelques exceptions), cela ne
signifie pas que ces idées sont mortes pour autant. Platon n’était pas
marxiste-léniniste! Sous diverses formes, ces idées existent encore
aujourd’hui. On les retrouve dans les discours utilisant souvent le mot peuple;
on les retrouve dans les discours traquant tout ce qui est suspect
d’«élitisme»; on les retrouve
chez les partisans d’un gouvernement «pour la majorité», mais on les retrouve
tout autant chez les promoteurs de la diversité et des minorités.
Platon a posé les bases du problème complexe des relations entre l'État et les citoyens.
La fin d’Andreï Jdanov
Fin de l’histoire. Malheureusement pour lui, la suite de l’année
1948 fut fatidique pour Andreï Jdanov. On peut soupçonner qu’il est sorti de la
guerre et du siège de Leningrad avec un très sévère syndrome de stress
post-traumatique : l’alcool est devenu son refuge, son comportement est
devenu erratique et sa santé a rapidement déclinée. Néanmoins, en juin 1948,
Staline l’envoie à un sommet à Bucarest où les soviétiques doivent condamner la
Yougoslavie.
Lors de l’invasion nazie en 1941, la Yougoslavie avait été
démembrée. La résistance sera menée par le maréchal Josip Broz Tito, lui-même
communiste. Après le conflit, Tito est parvenu à réunifier le pays et à en
prendre la tête. Mais Tito n’apprécie guère le stalinisme et il cultive de
bonnes relations avec l’Ouest, ce qui met l’URSS en colère. Le dialogue se
rompt et Tito coupe les ponts avec l’URSS en 1948, ce que devait fermement
dénoncer la rencontre de Bucarest.
Mais Jdanov préfère jouer la carte de la
diplomatie et demeure passif, ce qui provoque la colère de Staline. Celui-ci
démet alors Jdanov de toutes ses fonctions. De plus en plus mal, Jdanov est
admis dans un sanatorium de Novgorod où il est décédé le 31 août. Certains
croient qu’il y a été assassiné (sur l’ordre de Staline). Cela semble peu
probable, d’autant plus que Staline fit renommer Jdanov la ville ukrainienne de
Marioupol où il était né. Cette ville retrouvera son nom d’origine en 1989 et,
l’année suivante, son immense statue en l’hommage de Jdanov sera déboulonnée –
geste qui, parmi d’autres, aura contribué à la détérioration des relations
entre l’Ukraine et la Russie suite à la chute du communisme.
Quant à Staline, il renoua avec ses «habitudes» et s’ingéniait à
inventer un nouveau «complot» qui lui permettrait de procéder à une nouvelle
purge. Ce «complot des blouses blanches» aurait cette fois visé les corps
médical. Mais Staline décéda le 5 mars 1953 – il souffrait d’athérosclérose et
avait subi quelques crises cardiaques, ce qui n’empêche pas certains de croire
qu’il aurait en fait été empoisonné. Le même jour, le compositeur Serge
Prokofiev décéda aussi mais, à cause du culte rendu à Staline, sa mort ne fut
annoncée qu’une semaine plus tard…
À SUIVRE EN FÉVRIER ET MAI 2021!
Sources des illustrations:
Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux pour les livres suggérés.