De
la guerre et des oiseaux
1. La guerre n'est pas un combat d'oreillers
2. La guerre est toujours brutale
3. Les guerres justes sont très rares
4. L'horreur au Yémen: on s'en fout.
5. Le juste qui se détourne
6. Remplacer les guerres par des tournois musicaux... comme le font les oiseaux!
La
guerre n’est pas un combat d’oreillers
|
«La guerre, la guerre... C'est pas une raison pour se faire mal!» Carte postale autrichienne, c.1900
|
Je
peine à en croire mes oreilles. Mélanie Joly, notre ministre des affaires
étrangères, est choquée que la guerre en Ukraine fasse des victimes civiles.
Elle affirme qu’il s’y passe des «crimes de guerre», qu’il s’agit d’une «guerre
sale» et que les attaques russes sont «brutales».
Mais... y a-t-il déjà eu une seule guerre qui n’ait pas fait de victimes civiles?! Y a-t-il déjà eu une guerre douce avec des armes?! Les
civils sont inévitablement touchés par la guerre. Le Canada et sa ministre
semblent avoir de la guerre une image venue tout droit du film La guerre des tuques, avec cette célèbre
ligne : «La guerre, la guerre… C’est pas une raison pour se faire mal!».
Eh bien oui, la guerre, ça fait mal, ça tue des gens, ça cause d’énormes dégâts
directs et indirects. La vraie guerre ne se fait pas à coups d’oreillers.
|
Pervez Musharraf, un dur et habitué des tentatives d'assassinat à son égard!
|
Je
me souviens que lors d’une guerre au début des années 2000, chaque fois qu’un
soldat canadien tombait au combat, le gouvernement mettait les drapeaux en
berne sur les édifices fédéraux et faisait une cérémonie pour le héros qui était
retransmise à la télévision. Cette pratique avait fait sourire le président du
Pakistan, Pervez Musharraf, un militaire
de carrière et habitué des tentatives d’assassinat à son égard: un vrai toffe. Ce monsieur
m’était fort sympathique. Il avait dit au Canada de cesser de souligner ainsi
chaque décès de soldat : «Vous allez démoraliser tout le monde. Si vous
n’êtes pas prêts à assumer qu’il y aura des morts, n’allez pas au combat!».
Je sais que l’on veut «civiliser» la guerre et que
l’on pond plein de belles conventions internationales à cet effet – conventions
qui ont l’inconvénient d’être adoptées en temps de paix, ce qui fait qu’en
temps de guerre elles tiennent plus ou moins le coup…
La guerre est toujours brutale
Alors, en ce qui me concerne, voici quelques points
qui me semblent être des évidences :
La guerre est en soi un crime : quelques soient
les justifications qu’on lui donne, la guerre est TOUJOURS du meurtre à grande
échelle. Un civil qui est tué lors d’une attaque se fiche bien de savoir s’il a
été tué par une «arme légale» ou non…
Une guerre fait TOUJOURS des victimes civiles. Des
cibles civiles sont TOUJOURS visées lors d’une guerre. Cessons d’utiliser des
euphémismes hypocrites comme «dommages collatéraux».
Une guerre, c’est TOUJOURS «sale».
Une guerre, ça fait TOUJOURS mal.
Une guerre, c’est TOUJOURS brutal. Un missile est
rarement gentil, une mitraillette non plus.
Une guerre, ça viole TOUJOURS les droits humains.
À elle seule, la guerre ne règle JAMAIS les problèmes du manière juste et durable, mais elle sème TOUJOURS le malheur.
La guerre est TOUJOURS accompagnée d’une propagande
qui diabolise le camp adverse, non seulement l’État adverse mais jusqu’à ses
simples citoyens. La propagande n’hésite pas à donner dans le racisme – le
racisme à l’égard des Russes n’est pas plus justifiable que le racisme qu’il y
a eu à l’égard des Asiatiques à cause de la pandémie; les sanctions doivent
viser les responsables, pas les simples citoyens - il y a des Russes qui sont contre Vladimir Poutine.
|
Bataille de Crécy, par Jean Froissart, XIVe s.
|
J’ai en mémoire le topo qu’avait fait Colin Powell,
le secrétaire d’État des États-Unis de l’époque, en février 2003, assurant que
l’Irak possédait des «armes de destruction massive» : déjà sur le coup, je
n’y avais pas cru tant c’était loufoque (et je ne suis pourtant pas expert en
matière de sécurité internationale), mais l’avenir a confirmé que ce discours
était entièrement mensonger et que les «preuves» fournies alors étaient
fabriquées de toutes pièces.
Un État qui a déjà brûlé des civils avec du napalm,
pulvérisé deux villes japonaises à la bombe nucléaire (en désintégrant plus de 100 000 civils) et pratiqué la torture
encore récemment à Guantánamo est assez mal placé pour parler d’armes légales.
D'ailleurs ni les États-Unis ni la Russie n'ont ratifié le Statut de Rome qui a fondé la Cour pénale internationale chargée de juger les crimes de guerre...
Les événements menant à une guerre sont complexes,
rarement «tout blanc tout noir». Bien des éléments ne sont connus que des
dirigeants et non des citoyens qui, de plus, subissent les différentes formes
de propagande servies par leurs dirigeants et les «ennemis».
Du coup, je suis dans le camp des civils qui
subissent la guerre. C’est à eux que je pense, c’est avec eux que je suis
solidaire, c’est pour eux que je prie. TOUJOURS. Mais que le Seigneur éclaire nos dirigeants: il a cependant gros à faire pour percer leur égo...
Les guerres justes sont très rares
|
«Apothéose de la guerre», par Vasili Vereshchagin, 1871.
|
À mes yeux, il y
a très, très peu de guerres justes de la part de qui attaque autrui : la
justice n’est presque toujours que dans le camp qui se défend. Tout, absolument
tout devrait être fait pour que des litiges ne dérapent pas en guerres, et la
guerre ne doit être qu’une action d'«extrême dernier recours». La justice
exigeait de se défendre contre le nazisme, mais ce sont les nazis qui avaient
lancé cette guerre, d’une manière clairement injuste. L'idéologie nazie était
non seulement pleine d'amertume et de haine, mais elle était exterminatrice:
elle travaillait activement à l'extermination de masses de gens au mépris
complet de la dignité humaine. Pour moi, il n'y a donc aucun doute quant à
cette guerre-là. J’ai d’énormes doutes quant à la Première guerre mondiale qui
fut une mêlée générale d’empires décadents dans laquelle le soldat ne savait
pas trop pourquoi il se battait véritablement. Dans la grande majorité des cas,
le recours à la guerre est purement offensif, prématuré ou pervers: la guerre
est rarement utilisée comme dernier recours... Tout devrait être fait pour
éviter la guerre mais, depuis notre préhistoire, nous décidons des guerres en
premier recours plus souvent qu’autrement. Nous avons une compulsion favorable envers la guerre.
Dans le cas du
conflit actuel entre la Russie et l’Ukraine, était-ce juste que l'armée russe
entre en Ukraine? Toutes les autres options avaient-elles été épuisées? Loin de
là. Je prends un exemple. Monsieur Poutine dit faire la guerre pour
«dénazifier» l’Ukraine. Mais il exagère ce problème; de plus, ce problème
est l’affaire de l’Ukraine, non de la Russie.
Il y a
effectivement un parti politique d’inspiration nazie qui est représenté au
parlement ukrainien. Ce parti avait récolté 10.45% des suffrages aux élections
de 2012. Mais il faut mettre les choses en perspective. Le soutien à ce parti
était en chute libre, réduit à 2.15% des voix aux élections de 2019 alors qu’il
n’a fait élire qu’un député sur les 450 que compte le parlement.
Aussi, il y a en Ukraine une milice
d’inspiration d'extrême-droite voire nazie, et cette milice a été intégrée à l’armée
nationale en 2014. Amnistie internationale (AI) a fait quelques rapports au
sujet des exactions commises par ce régiment dans l’Est du pays – et AI n’est
pas que je sache un média de propagande de monsieur Poutine…
|
National Nuclear
Security Administration Nevada Site Office
|
Ceci dit, est-ce que ces faits justifiaient une
invasion de l’Ukraine par la Russie? Poser la question est y répondre. La
Russie aurait pu monter un solide dossier sur l’extrême-droite néo-nazie en
Ukraine et dans son armée, avec des noms, des faits et des dates confirmés par
des ONG comme AI, rendre public ce dossier dans le monde entier… La Russie
aurait eu en main un moyen susceptible de mettre sérieusement les bâtons dans
les roues de l’Ukraine : il est peu probable que l’Union européenne aurait
accepté facilement ce pays, ni l’OTAN. Alors, pourquoi avoir plutôt déclenché
une guerre et fait tomber une pluie de bombes sur les gens? Rien ne justifiait une telle furie dévastatrice, une telle colère incontrôlée. La Russie a-t-elle été en guerre tout simplement parce que
plus personne ne lui prêtait oreille depuis déjà longtemps? C’est ce qui a
tragiquement manqué avant la guerre : un dialogue avec la Russie qui
exprimait depuis des années des doléances face à l’Ukraine. J'ai été stupéfait d'apprendre que Justin Trudeau, premier ministre du Canada, n'avait jamais discuté avec les autorités russes et Vladimir Poutine alors que, pourtant, le Canada est tout proche de la Russie de par l'arctique. Par contre, il faut saluer Emmanuel Macron, président de la France qui, tout en dénonçant cette agression, maintient un contact direct et régulier avec Vladimir Poutine. Après des années de
sanctions, la Russie a fini par faire à sa tête, en donnant de sévères migraines à
tout le monde et à elle-même… L'État russe devrait tout de même se demander pourquoi tant d'ex-républiques et ex-pays satellites de l'URSS ont choisi depuis 1990 de s'associer à l'Union européenne plutôt qu'à la Fédération de Russie...
L’horreur au Yémen : on s’en fout.
|
Camp de réfugiés de guerre en Jordanie: Aimeriez-vous vivre quelques années de «vacances» là? Eh bien, eux non plus... |
Fort malheureusement, l’Ouest a donné quelques arguments
à Vladimir Poutine pour qu’il agisse en solo. Notre «guerre contre le
terrorisme islamiste» est complètement incohérente. Elle n’a fait que semer le
chaos en plusieurs pays, provoquer un immense flot de réfugiés, et condamner
des centaines de milliers de personnes à vivre des années durant dans des camps
de fortune au milieu de nulle part. Elle se solde par des fiascos cinglants,
dont le plus récent fut la reprise du pouvoir par les talibans en Afghanistan
en 2021. Pire encore : elle a disséminé cet extrémisme, cela jusqu’aux
portes de l’Afrique noire où plusieurs pays subissent les exactions de groupes
délirants comme Boko Haram, des pays que nous n’avons même pas la décence
d’aider à se défendre.
Le Yémen fait partie de ces pays où nous avons semé
le chaos. Et pas à peu près. Je ne discuterai pas de la situation géopolitique
complexe de ce pays. Je ne m’attarderai qu’à souligner l’impact sur la
population d’une guerre déclarée à ce pays en 2015 par l’Arabie saoudite et les
Émirats arabes unis – deux pays qui sont des anti-démocraties. Ce conflit toujours
en cours a fait quelques 380 000 morts à ce jour. Dans ce pays de 28
millions d’habitants, 20 millions de personnes survivent à la limite de la
famine et sont complètement dépendantes de l’aide internationale. «Ils
sont quelque 15,4 millions de personnes à ne pas avoir accès à de l’eau
propre à la consommation. Plus de 51 % des institutions et des
infrastructures sanitaires ne sont plus en service. Et les Yéménites ne peuvent
tout simplement pas bénéficier de services de santé de base, confie le porte-parole
de la Croix-Rouge».
Selon l’ONU, ce conflit a généré la pire crise
humanitaire au monde : «des millions de Yéménites pourraient
succomber de famine et de maladie si la paix n'est pas ramenée très vite dans
le pays».
|
Drapeau du Yémen
|
Mais voilà : l’ONU a tort de déplorer la «quasi
indifférence des grandes puissances». Elles ne sont pas indifférentes du tout :
elles soutiennent l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans ce génocide
et elles leur vendent de l’armement! Même le Canada : «Presque
deux ans après avoir signé le Traité sur le commerce des armes [donc en
violation du droit international], le Canada continue de faillir à ses
obligations légales sur les exportations d’armes, selon un nouveau rapport
lancé aujourd’hui par Amnistie internationale et Project Ploughshares».
En 2014, le gouvernement canadien a négocié la vente
de centaines de véhicules blindés légers à la Garde nationale saoudienne. D’une
valeur estimée à 14 milliards de dollars, ce contrat d’armement est le
plus important de l’histoire du Canada.
Le Canada récidivait en 2021 : «Le
gouvernement fédéral a approuvé un accord de vente d'armes, évalué à près de 74
millions de dollars, à l'Arabie saoudite par l’entremise de relations
d'affaires canadiennes, et ce, malgré un moratoire sur les permis d'exportation
et les vives critiques en matière du respect des droits de la personne qui
pèsent contre le Royaume». Ces ventes concernent, entre autres, des substances
explosives…
Contrairement à la Russie de Vladimir Poutine,
l’Arabie saoudite est un modèle de démocratie! C’est pourquoi il est, depuis longtemps,
fortement suspecté de financer le terrorisme :
Vladimir Poutine fait assassiner ses opposants même
hors des frontières de la Russie? Le régime saoudien aussi, comme le
journaliste Jamal Khashoggi, assassiné le 2 octobre 2018 par un commando
saoudien en Turquie.
Ce même pays pratique toujours des formes
d’esclavage, impunément :
Les droits de l'homme y sont tellement mieux
cultivés qu’en Russie que les hommes peuvent lapider ou décapiter toute femme
suspectée d’adultère ou d’autres accusations :
Liberté de penser et de s’exprimer? Après avoir été
torturé, un citoyen canadien y a croupi en prison pendant dix ans pour un simple
délit d’opinion. Il a été «libéré» en mars 2022 mais, comme le précise Amnistie
Internationale, «Raif Badawi est interdit de sortie du pays, interdit de passeport
pour 10 ans et interdit de communiquer sur les réseaux sociaux et d'avoir
en sa possession un téléphone cellulaire [...] On craint que les communications
soient plus difficiles à partir de maintenant».
En mars 2022, le royaume saoudien a exécuté 81 personnes: « Le monde devrait savoir maintenant que lorsque Mohammed ben Salmane
promet des réformes, des effusions de sang suivront », a déclaré Soraya
Bauwens, directrice adjointe de Reprieve, un groupe de défense basé à
Londres. Ali Adubusi, le directeur de l’Organisation européenne
saoudienne des droits de l’homme, a affirmé que certaines des personnes
exécutées avaient été torturées et avaient fait face à des procès
« menés en secret ». « Ces exécutions sont le contraire de la justice », a-t-il déclaré.
J’arrête là. Avec un tel palmarès en matière de massacres
de civils, de démocratie et de droits humains, l’Arabie saoudite mérite donc
d’être «alliée» et «amie» de pays occidentaux, y compris du Canada. Lorsque le
nouveau prince a pris le pouvoir là-bas, nos propagandistes en ont fait une
vedette. À les écouter, c’est fou comme ce prince était «moderne», «ouvert»,
«réformateur»… Un peu plus, on lui décernait le Nobel de la paix.
Mais j’avoue avoir un petit doute sur la cohérence
de tout cela…
Le juste qui se détourne
|
Le pétrole: pollution de la Terre et des esprits...
|
Alors, je me permets cette question à Mélanie Joly
et à Justin Trudeau : à vos yeux, la guerre au Yémen est-elle une guerre
juste et propre? Les images de dévastation au Yémen sont-elles acceptables?
Si vous répondez non, imposez à l’Arabie des
sanctions de même niveau que celles que vous imposez à la Russie. Soyez
conséquents.
«Ah, mais non, le pétrole, vous savez…». Donc, vous
prônez une démocratie à géométrie variable, des droits de l’homme à géométrie
variable. Vous dites que nos intérêts économiques priment sur tout. Si je vous
comprends bien, le pétrole justifie que des centaines de milliers de personnes
périssent et que des millions d’autres soient acculés délibérément à la famine,
cela au Yémen seulement. Pas de crimes contre l’humanité là-dedans. Belle
morale… De toute évidence, ces êtres humains-là ne valent pas grand-chose.
Il ne s’agit pas de rester les bras croisés face à
ce qui se passe en Ukraine. Mais la disproportion est choquante entre notre
réaction dans ce dernier cas et celle, indifférente, dans le cas du Yémen.
J’ai un immense malaise devant la sottise assumée de ces chefs d’État qui
veulent remplacer le gaz et le pétrole russes par ceux venus de pays comme
l’Arabie saoudite et les Émirats. Ni la paix dans le monde ni la démocratie n’y
gagneront. De quelle manière le pétrole saoudien est-il plus démocratique que celui de Russie?
Victimes de la guerre depuis plus de sept ans, les
Yéménites doivent être au désespoir de constater que leur sort n’émeut personne
alors que celui des Ukrainiens suscite un engagement massif et immédiat.
Pire : les montants de l’aide humanitaire pour le Yémen ont énormément
diminué depuis 2020, ce que l’ONU qualifie de «peine de mort» pour ce
peuple :
|
Icône du prophète Ézéchiel
|
Les énergies fossiles ont non seulement pollué la
Terre, mais elles ont aussi pollué les esprits et les relations entre les pays.
«Le changement climatique provoqué par l’humanité et la guerre en Ukraine ont
les mêmes racines : les combustibles fossiles, et notre dépendance envers
eux », déclarait fin février la climatologue Svitlana Krakovska».
C’est mille fois vrai. Peut-être que cette guerre Ukraine – Russie sera l’électrochoc
pour se détourner vraiment des énergies fossiles. Peut-être…
Pendant que les uns et les autres s’intimident à
coup de menaces de guerre nucléaire, le Groupe d'experts intergouvernemental
sur l'évolution du climat (GIEC) sonne l’alarme pour la énième fois en mars
2022 : la fenêtre de temps à notre disposition pour agir et éviter la
crise écologique totale se referme de plus en plus. Et ce n’est pas la faute
que de la Russie.
Et puis, il y a au Soudan... en République démocratique du Congo... en Éthiopie... au Mali... la guerre des cartels au Mexique... pouf... Il sera bon de faire un examen de conscience, bien
que je craigne que cet examen n’ait jamais lieu.
Le prophète Ézéchiel voyait clair sur les dérives
des justes : «Le juste, s’il se détourne de sa justice et fait le mal en
imitant toutes les abominations du méchant, il le ferait et il vivrait? Toute
la justice qu’il avait pratiquée, on ne s’en souviendra plus : à cause de
son infidélité et de son péché, il mourra!» (Chapitre 18)
Remplacer la guerre par des tournois musicaux
... comme le font les Oiseaux!
|
Moqueur polyglotte. Par J.J.Audubon (XIXe s.)
|
Bon, c’est vrai que faire la guerre est une exclusivité humaine – la
guerre étant, au sein d’une espèce donnée, une expédition menée par les
individus d’un groupe pour aller tuer ceux d’un autre groupe. Très peu
d’espèces animales se font la guerre : on les compte sur les doigts d’une
seule main. Mais cette très mauvaise habitude est profondément ancrée en nous
depuis des millénaires – nous en sommes probablement fiers, sans trop nous
l’avouer. Elle est pourtant injustifiable et indigne d’êtres qui se prétendent
super intelligents et pleins d’empathie.
J’ai de l’admiration pour les Oiseaux. Ces jours-ci,
je les admire encore plus. Comme les humains, les oiseaux ont des querelles
territoriales et il leur arrive de faire quelques escarmouches à ce sujet. Mais
pour l’essentiel, ils ont mis au point le moyen le plus élégant que je
connaisse pour les régler : faire des joutes de chants!
Voici des extraits de ce que j’ai écrit dans mon
livre Le chant des oyseaulx (2008 / 2e édition : 2020,
Varia) :
Les
oiseaux marquent leur territoire soit en chantant à terre en divers endroits de
ce territoire (c’est plutôt rare, mais le Bruant vespéral, par exemple,
privilégie cette approche), soit en chantant perchés aussi en divers endroits
(c’est le cas le plus fréquent) ou soit encore en chantant en un seul endroit
spécifique. «Souvent louangé par les poètes, le chant des oiseaux n’a souvent
rien à voir avec la tirade amoureuse qu’on veut bien entendre. Au contraire, il
s’agit généralement d’un cri de guerre. L’objectif principal du chanteur est
d’aviser les autres mâles de son espèce qu’il est le maître de son territoire
aux frontières invisibles. Une façon musicale de dire : défense de passer
(Pierre Gingras).
|
Bruants des neiges. Par J.G. Keulemans, c.1900
|
Mais l’expression «cri de guerre»
est bien anthropomorphique car, en fait, les chants évitent justement les
guerres qui se limitent chez les oiseaux à quelques brefs tiraillements vite
réglés! «C’est tellement vrai que les différends entre oiseaux au sujet de la
possession d’un territoire se règlent souvent par des joutes de chants, et si
le voleur veut occuper indûment un endroit qui ne lui appartient pas, le
véritable propriétaire chante, chante si bien que le voleur s’en va» (Olivier
Messiaen). Chez la plupart des oiseaux, lorsque la tension monte durant ces
disputes territoriales, le mâle propriétaire augmente la cadence de son chant.
Cependant, chez quelques espèces comme la Paruline jaune, le mâle contrarié fait entendre
un chant sensiblement différent qui révèle son humeur agressive (Lang Elliott).
Habituellement, un avertissement suffit. Un groupe de Bruants des neiges, une
espèce nordique, s’est égaré et les oiseaux se nourrissent sur un territoire
occupé. Dès qu’ils entendent le chant du propriétaire, «tous les oiseaux figent
sur place et manifestent tous les signes de la terreur : ils s’aplatissent
au sol, lissent leurs plumes et regardent intensément autour d’eux» (Pierre
Morency). Puis ils fuient, à défaut de quoi le propriétaire les chasse et les
poursuit au vol. Si l’un des intrus s’entête, un «combat» s’engage au sol. Mais
un curieux combat que gagnera le plus têtu! «Les deux mâles se font face;
tout à coup, un des lutteurs, au lieu d’attaquer, se met à picorer la mousse
qui se trouve au sol : il en saisit des morceaux dans son bec, qu’il
rejette pour l’instant d’après en saisir d’autres. Ce comportement est
exactement semblable à celui d’un être humain qui soulage ses sentiments
d’agressivité en frappant une table du poing quand il est sous l’emprise de la
colère» (Pierre Morency). En nature, il est fréquent d’entendre des voisins
d’une même espèce chanter chacun à leur tour en se répondant : ils se
surveillent alors de près! Ces répons sont nommés ripostes. Chez le Cardinal
rouge ou la Mésange
bicolore, les participants font concorder leurs notes en convergeant vers un
chant semblable voire identique (Lang Elliott).
Même dans les colonies d’oiseaux regroupant des milliers d’individus,
il n’arrive jamais que des groupes s’unissent pour guerroyer avec leurs
voisins. Et les membres d’une colonie ne lèvent jamais d’expédition guerrière
pour attaquer une autre colonie.
Ma conclusion était : «Tout en étant efficaces, ces joutes de
chant sont un moyen élégant, artistique et relativement pacifique de
régler des querelles territoriales. Les hommes gagneraient à s’en
inspirer : cela éviterait ces calamités immémoriales que sont leurs
guerres!». Je maintiens cette conclusion qui me semble encore plus pertinente
aujourd’hui.
|
Passerin nonpareil. Par J.J. Audubon (XIXe s.)
|
Alors voilà. Je propose que les querelles entre pays ne se règlent plus
par les armes. Les armes ne règlent rien : elles dévastent et imposent. Je
propose qu’elles se règlent à l’avenir par des tournois de poésie et de
musique! Non non, je ne blague pas : je suis sérieux. Si les oiseaux font
ainsi pour leurs conflits intraspécifiques, il n’y a aucune raison pour que
nous ne le fassions pas nous aussi. Ce type de «combat» existe déjà :
«Les joutes oratoires étaient depuis le Moyen Âge,
principalement dans les régions méditerranéennes, des spectacles rituels et
improvisés par des jouteurs se livrant un duel, souvent en vers. Ce type
d'affrontement théâtral, proche des tensons occitanes (poèmes dialogués des troubadours),
se retrouve autant dans le sud de la France
qu'au Portugal,
ou en Kabylie.
Aujourd'hui, ce type de spectacle se retrouve musicalement dans les duels de
tchatche des Fabulous Trobadors, et deux autres groupes de
l'association Escambiar, Estéla dou Coqe et les Nouveaux Cantadors et
théâtralement dans les divers spectacles de match d'improvisation. Jacques Jouet
a également modernisé la joute oratoire dans sa pièce Les z'hurleurs. Les
joutes théâtrales désignent également les Dionysies du théâtre grec antique. Le rap et ses
influences ont permis l'émergence d'un nouveau style de joute verbale, le «battle rap a cappella», issu du rap lui-même
avec des compétitions comme les Rap Contenders en France».
Cela a donc existé et existe toujours. Il s’agirait de reprendre cette
idée et la formaliser pour qu’elle serve à régler les conflits majeurs.
Allez, chantons!
Source des illustrations: Wikipédia (domaine public, PD-US)