MA POÉTIQUE MUSICALE (2 de 2)
Ou : Non, ma musique n’est pas éclectique!Deuxième partie :
1. Mélodies, motifs et formes
2. Sculpter le temps
3. Émotions et humus
4. Retour sur l'éclectisme
5. Camaïeu et cadres
Ceci est le deuxième article sur ma poétique musicale. Le premier est: http://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/01/ma-poetique-musicale-1-de-2.html
Mélodies, motifs et formes
Ma musique n’emprunte pas des formes classées, quoi qu’elle ne les rejette pas non plus. Chaque pièce suit sa propre forme, une forme qui m’est dictée par les caractéristiques des idées que j’ai pour cette pièce. J’écoute attentivement ce que l’idée a à me dire : je ne cherche jamais à lui imposer une forme choisie d’avance.
J’ai un
mode de pensée arborescent, très arborescent! Alors, mes idées font des
arborescences dans ma musique. La Sonate boréale (opus 4) est basée sur quelques
mélodies, mais surtout sur un très bref motif :
Même
chose pour Bourrasque (opus 16), pour flûte seule:
Ces
motifs se métamorphosent de mille manières.
Quelques fois, au contraire, mon idée première est une mélodie soutenue:
Quelques fois, au contraire, mon idée première est une mélodie soutenue:
Psaume, pour violoncelle seul (opus 5), débute par une mélodie soutenue / (C) 1982-88 Antoine Ouellette Socan |
Mais il arrive que les motifs
qu’une telle mélodie soutenue contient se «détacheront» les uns des autres et feront des arborescences. Par exemple dans Aigue-marine :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/06/aigue-marine-mes-opus-2017-3.html
De même, l'Offertoire d'Une Messe pour le Vent qui souffle débute par une mélodie continue et soutenue; puis, cette mélodie est «découpée» en courts motifs évoquant des chants d'oiseaux:
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/06/aigue-marine-mes-opus-2017-3.html
De même, l'Offertoire d'Une Messe pour le Vent qui souffle débute par une mélodie continue et soutenue; puis, cette mélodie est «découpée» en courts motifs évoquant des chants d'oiseaux:
La mélodie du début du Quatuor à cordes (opus 56) devient fragments et chants d'oiseaux, hors tempo / (C) 2018 Antoine Ouellette Socan |
Lâcher la
bride à cette tendance risquerait de créer des pièces donnant l’impression de
fouillis, un fouillis que je serais seul à comprendre! Alors, nouveau visage de
Janus, les grandes articulations formelles de mes pièces sont généralement très
claires, voire abruptes : changement net de tempo ou d’instrumentation,
nouvelle atmosphère, etc.
Ma musique offre donc des «jeux» entre linéarité et fragmentation, entre points, lignes et volumes ou encore, en d'autres mots, entre chaos et harmonie.
Détail d'une toile de Boilly (1802) |
Je paye une copiste d'expérience pour l'édition numérique de mes partitions. Je ne pourrais pas les éditer moi-même: ma musique dépasse les possibilités des logiciels! Ceux-ci sont conçus pour éditer de la musique mesurée, et la mienne ne l'est pas toujours. Il faut donc connaître à fond toutes leurs possibilités et être capable de «tricher» avec eux. Même là, ma copiste trouve ma musique «très difficile» à éditer, elle qui a obtenu des prix internationaux pour la qualité de son travail! Si elle trouve cette tâche «très difficile», elle est quasi impossible pour moi. C'est la rythmique de ma musique qui est la cause première de cette difficulté. Mais il n'est pas question pour moi de renoncer et de me conformer à un cadre rythmique entièrement mesuré. Ce serait accepter les barreaux de la cage...
Dans ce passage de la Sonate boréale, le violoncelle et le piano jouent à peu près au même tempo. Mais ils jouent librement leur propre partie (non mesurée) et ils jouent librement l’un par rapport à l’autre.
Dans ce passage de la Sonate boréale, le violoncelle et le piano jouent à peu près au même tempo. Mais ils jouent librement leur propre partie (non mesurée) et ils jouent librement l’un par rapport à l’autre.
Extrait de Sonate boréale / (C) 1982 et 1990 Antoine Ouellette Socan |
Dans ce passage de La dernière Cène, la soliste (Jésus) et le chœur sont synchrones : ils vont ensemble en mesure. Mais le violon joue une sorte de danse sans se préoccuper du temps des voix : sa musique est mesurée (mesures changeantes) mais dans un tempo légèrement différent et plus souple, et ce violon est non synchrone par rapport aux voix. Le vibraphone est totalement hors tempo, et je n’ai pas mis de valeurs de durées, sinon des points pour indiquer une note «un peu plus longues».
Extrait du manuscrit de La dernière Cène (opus 55; 2018) / (C) 2018 Antoine Ouellette Socan |
Dans cette page de Roseraie (opus 26), les clarinettes et le piano tiennent un rythme mesuré régulier à cinq temps. Sur cette base stable, l’alto joue librement sa mélodie, sans se soucier du tempo; la percussion joue aussi librement, hors tempo.
Les
Danses pour deux clarinettes sont, elles, entièrement mesurées, comme quoi je
ne suis pas contre le temps mesuré!
Par contre, dans le Quatuor à cordes, les sept premières minutes se déroulent dans une implacable mesure à deux temps. Mais ce temps strict est «négatif» et les barres de mesure y représentent les barreaux d'une cage.
Plus souvent qu'autrement (c'est-à-dire pas toujours), je mets les chiffres indicateurs et les barres de mesure APRÈS avoir composé la musique - lorsque seulement j'en mets. Les mesures épousent les «gestes», les mouvements, l'élan; la musique n'épouse pas les mesures. Ce qui fait la musique n'est pas le cadre, surtout pas un cadre rigide. Je préfère laisser la régularité à mes intestins...
Voici l'esquisse d'une de mes pièces. Il est facile de constater que les chiffres indicateurs et les mesures ont été ajoutés après coup:
Les mesures et chiffres indicateurs ont été ajoutés après que la musique ait été composée (C) 2022 Antoine Ouellette SOCAN |
Souvent, lorsque je donne un tempo métronomique, ce sera un tempo «lent». La musique peut sonner agitée ou vive, mais le temps de base que je donne aux interprètes est un temps lent ou modéré. C'est le cas, par exemple, des premières minutes du Quatuor à cordes. Sur l'extrait du Quatuor présenté ci-haut, la musique telle qu'entendue semble assez rapide mais, en fait, le tempo donné dans la partition n'est que de 54 à la noire. J'aurais pu écrire 108 ou 110 à la noire et doubler les valeurs rythmiques écrites. Mais le fait d'évoluer dans une pulsation «lente» confère au temps musical une sorte de qualité indéfinissable que je recherche, une sorte de rondeur. J'ai assez souvent utilisé des tempos écrits de 48, 44, voire 40 à la noire!
Je souligne que, dans ma musique, les passages en temps non mesuré ne sont pas plus difficiles à jouer: ce n'est pas difficile de quitter la mesure! C'est juste que nous en avons perdu l'habitude.
Je vis le
temps linéaire, mais je ressens aussi sa nature non-linéaire et arborescente.
Je vis aussi dans une culture musicale où le mot rythme est synonyme de
pulsation stable (presque toujours binaire et presque toujours martelé par la
batterie). Mais pour moi, ce temps-là n’est pas celui de la vie. Le temps de la
vie est souple : il s’écoule différemment pour un enfant et pour une
personne âgée; le temps de l’oiseau n’est pas celui des humains. Chaque année
qui passe apporte des différences temporelles. La pulsation binaire marquée par
la batterie est une possibilité de rythme, mais une seule possibilité parmi
bien d’autres. Or, notre culture se limite à celle-là, signe qui montre notre
éloignement de la vie, de la nature. J’ai développé ces idées dans mon essai
Pulsations :
Je résume
donc les quelques principes de ma musique :
Tonalité aérienne et / ou modalité diatonique.
Harmonie par résonance, avec les variantes de l’écho et de l’atomisation.
Formes par arborescence mais avec articulations nettes.
Liberté rythmique avec présence du rythme non mesuré et hors tempo.
Bref, un petit nombre de principes. Du coup, ma musique n’est guère éclectique, mais chaque pièce cherche à créer son propre monde.
* * *
L'actrice Carol Burnett en 1958 |
Je trouve que lorsque l’on veut exprimer des émotions précises en musique, on recourt presque toujours à des clichés émotionnels. À force de les utiliser, ces clichés finissent par ne créer que des réflexes conditionnés. Les émotions sont réduites à des formules, et le nombre d’émotions lui-même diminue. Je remarque qu’en fait, c’est le texte chanté qui définit réellement l’émotion et qui oriente l’émotion. Mais que faire face à une musique purement instrumentale?! En l’absence de texte, bien des gens sont déboussolés.
Je sais, parce que je vis, que le monde émotionnel est complexe. Je sais qu’une même émotion peut se décliner en une infinité de nuances. La vie émotionnelle réelle n’est pas basée sur des émoticônes! Je sais encore qu’il nous est plus fréquent d’éprouver des émotions mixtes que des émotions pures. À quoi me servirait alors de chercher à exprimer de la joie dans telle pièce? Quel type de joie au juste? Il y en a plein! À quoi cela nous avance de dire d’une pièce qu’elle est «joyeuse» ou «triste»? Cela n’aide pas à mieux l’apprécier. À la limite, c’est carrément insignifiant.
Ma musique est émotionnellement complexe, autant que l’est une personne, autant que je le suis. Le sachant fort bien, je ne m’en soucie pas. Je procède autrement :
Le semeur, de Millet (1865) |
Molécule d'eau. Les propriétés de l'eau sont très différentes de celles de l'hydrogène et de l'oxygène qui la composent. L'eau est une synthèse, pas un mélange. |
Une variante de l’éclectisme est l’«éclatement». C’est fou combien d’artistes disent que leur art est éclaté! Je me méfie : en général, ce qui éclate fait des dégâts et du mal… Mais en général, cet «éclatement» est bien puéril et inoffensif.
Cette
musique est bien la mienne : elle est le fidèle reflet de ma personne, de
mon être. Je vis dans une maison de 1863 que j’ai achetée en 2014. La propriétaire
précédente l’avait très bien rénovée. À mon arrivée, tous les murs étaient
peints en blanc (et à l’étage dans une couleur blanc-beige). Peu à peu, j’ai mis
la maison davantage à ma main, à ma sensibilité et à ma ressemblance. Durant
les premières années, j’ai surtout travaillé l’extérieur : j’ai fait
arranger la cheminée (décorative), j’ai fait changer la couverture, j’ai
aménagé des plates-bandes sur mon petit terrain, etc. En 2021, avec l’aide de
deux amis, j’ai repeint l’intérieur en y mettant des couleurs.
Je parlais du camaïeu dans ma musique, avec la modalité diatonique. Ce goût s’est exprimé dans mon choix de couleurs. J’ai choisi la couleur de chaque pièce en fonction des couleurs des meubles, des tableaux, des objets décoratifs. Par exemple, la couleur «Iris pâle» de la cuisine / salle à manger provient d’une couleur qui se trouve dans l’icône, dans la sculpture murale à côté de l’icône, dans le dessin de Frédéric Back et dans la photo d’art de Lucila Guerrero; de plus, elle fait écho aux véritables Iris qui vivent dans les plates-bandes du devant de la maison (l’Iris versicolore étant aussi l’emblème floral du Québec).
En passant, je n’ai mis du bleu nulle part, alors qu’«on» dit que le bleu est la couleur préférée des autistes! J’aime le bleu du ciel, mais le bleu ne me va pas très bien ni pour mon décor ni pour mes vêtements. Je préfère franchement la palette allant du rouge au mauve, en passant par le Bourgogne : mon choix pour le salon.
Je parlais de la clarté des articulations formelles dans ma musique. C’est pareil dans ma maison! Partout, j’ai peint en blanc vif les moulures, les tours de portes et de fenêtres et les plafonds – énormément de découpage! Ce blanc met en valeur tous les éléments architecturaux et tous les cadres structuraux de l’intérieur de la maison.
C’est ce que je disais : ma musique est bien la mienne. Elle est le fidèle reflet de ma personne, de mon être, de mon âme. Jusque dans ses détails les plus infimes et intimes. Je suis incapable d’être autrement.
Source des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)