MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mardi 1 mars 2022

MA POÉTIQUE MUSICALE (2 DE 2)

 MA POÉTIQUE MUSICALE (2 de 2)

Ou : Non, ma musique n’est pas éclectique!
 
Deuxième partie :
1. Mélodies, motifs et formes
2. Sculpter le temps
3. Émotions et humus
4. Retour sur l'éclectisme
5. Camaïeu et cadres

Ceci est le deuxième article sur ma poétique musicale. Le premier est: http://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/01/ma-poetique-musicale-1-de-2.html


Mélodies, motifs et formes


Ma musique n’emprunte pas des formes classées, quoi qu’elle ne les rejette pas non plus. Chaque pièce suit sa propre forme, une forme qui m’est dictée par les caractéristiques des idées que j’ai pour cette pièce. J’écoute attentivement ce que l’idée a à me dire : je ne cherche jamais à lui imposer une forme choisie d’avance.
J’ai un mode de pensée arborescent, très arborescent! Alors, mes idées font des arborescences dans ma musique. La Sonate boréale (opus 4) est basée sur quelques mélodies, mais surtout sur un très bref motif :

(C) 1982 et 1990 Antoine Ouellette Socan

Même chose pour Bourrasque (opus 16), pour flûte seule:

Bourrasque: Motif de quatre notes: Ré, Do, La, Sol, repris plusieurs fois avec variations rythmiques dès le début de la pièce / (C) 1991 Antoine Ouellette Socan. La partition est éditée par la maison Henry Lemoine (Paris).


Ces motifs se métamorphosent de mille manières.
Quelques fois, au contraire, mon idée première est une mélodie soutenue:
 
 
Psaume, pour violoncelle seul (opus 5), débute par une mélodie soutenue / (C) 1982-88 Antoine Ouellette Socan

Mais il arrive que les motifs qu’une telle mélodie soutenue contient se «détacheront» les uns des autres et feront des arborescences. Par exemple dans Aigue-marine :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/06/aigue-marine-mes-opus-2017-3.html
De même, l'Offertoire d'Une Messe pour le Vent qui souffle débute par une mélodie continue et soutenue; puis, cette mélodie est «découpée» en courts motifs évoquant des chants d'oiseaux:
 
La mélodie du début du Quatuor à cordes (opus 56) devient fragments et chants d'oiseaux, hors tempo / (C) 2018 Antoine Ouellette Socan

Lâcher la bride à cette tendance risquerait de créer des pièces donnant l’impression de fouillis, un fouillis que je serais seul à comprendre! Alors, nouveau visage de Janus, les grandes articulations formelles de mes pièces sont généralement très claires, voire abruptes : changement net de tempo ou d’instrumentation, nouvelle atmosphère, etc. 
 
Ma musique offre donc des «jeux» entre linéarité et fragmentation, entre points, lignes et volumes ou encore, en d'autres mots, entre chaos et harmonie. 

 
Sculpter le temps

Détail d'une toile de Boilly (1802)

Dès mes premières pièces, il m’est arrivé de ne mettre ni barres de mesure ni chiffres indicateurs, que ce soit pour une section ou une pièce entière. Déjà, ma rythmique était très mobile. Cet aspect est demeuré depuis et je joue avec le temps, je sculpte le temps. Je sais que la musique s’écoule en un temps linéaire, celui de l’écoute; mais à l’intérieur de ce temps, dans la musique elle-même, il est possible de créer toutes sortes de «couleurs du temps». Sur le plan des notes, ma musique n’est pas chromatique, mais elle l’est sur le plan du rythme; je ne module pas avec les gammes, mais je module avec le temps! Ma musique utilise ainsi le rythme mesuré (stable ou changeant) comme le rythme libre, hors mesure et hors tempo. Visages de Janus, diversité unifiée, contraires complémentaires : dans une pièce, je combine ces différents temps; je les superpose; je glisse de l’un vers l’autre, etc. Je nomme cela des «climats rythmiques». Je sculpte le temps.
Je paye une copiste d'expérience pour l'édition numérique de mes partitions. Je ne pourrais pas les éditer moi-même: ma musique dépasse les possibilités des logiciels! Ceux-ci sont conçus pour éditer de la musique mesurée, et la mienne ne l'est pas toujours. Il faut donc connaître à fond toutes leurs possibilités et être capable de «tricher» avec eux. Même là, ma copiste trouve ma musique «très difficile» à éditer, elle qui a obtenu des prix internationaux pour la qualité de son travail! Si elle trouve cette tâche «très difficile», elle est quasi impossible pour moi. C'est la rythmique de ma musique qui est la cause première de cette difficulté. Mais il n'est pas question pour moi de renoncer et de me conformer à un cadre rythmique entièrement mesuré. Ce serait accepter les barreaux de la cage...
Dans ce passage de la Sonate boréale, le violoncelle et le piano jouent à peu près au même tempo. Mais ils jouent librement leur propre partie (non mesurée) et ils jouent librement l’un par rapport à l’autre.

Extrait de Sonate boréale / (C) 1982 et 1990 Antoine Ouellette Socan


Dans ce passage de La dernière Cène, la soliste (Jésus) et le chœur sont synchrones : ils vont ensemble en mesure. Mais le violon joue une sorte de danse sans se préoccuper du temps des voix : sa musique est mesurée (mesures changeantes) mais dans un tempo légèrement différent et plus souple, et ce violon est non synchrone par rapport aux voix. Le vibraphone est totalement hors tempo, et je n’ai pas mis de valeurs de durées, sinon des points pour indiquer une note «un peu plus longues».


Extrait du manuscrit de La dernière Cène (opus 55; 2018) / (C) 2018 Antoine Ouellette Socan


Dans cette page de Roseraie (opus 26), les clarinettes et le piano tiennent un rythme mesuré régulier à cinq temps. Sur cette base stable, l’alto joue librement sa mélodie, sans se soucier du tempo; la percussion joue aussi librement, hors tempo.

Page de Roseraie (opus 26) / (C) 1999 et 2014 Antoine Ouellette Socan

 
Les Danses pour deux clarinettes sont, elles, entièrement mesurées, comme quoi je ne suis pas contre le temps mesuré!
Extrait des Danses, pour deux clarinettes (opus 58; 2020) / (C) 2020 Antoine Ouellette Socan

Par contre, dans le Quatuor à cordes, les sept premières minutes se déroulent dans une implacable mesure à deux temps. Mais ce temps strict est «négatif» et les barres de mesure y représentent les barreaux d'une cage.
Début du Quatuor à cordes (opus 56). La mesure à deux temps est implacable pendant les sept premières minutes de l'oeuvre: les barres de mesure représentent les barreaux d'une cage /  (c) 2018 Antoine Ouellette SOCAN

Plus souvent qu'autrement (c'est-à-dire pas toujours), je mets les chiffres indicateurs et les barres de mesure APRÈS avoir composé la musique - lorsque seulement j'en mets. Les mesures épousent les «gestes», les mouvements, l'élan; la musique n'épouse pas les mesures. Ce qui fait la musique n'est pas le cadre, surtout pas un cadre rigide. Je préfère laisser la régularité à mes intestins...
Voici l'esquisse d'une de mes pièces. Il est facile de constater que les chiffres indicateurs et les mesures ont été ajoutés après coup:

Les mesures et chiffres indicateurs ont été ajoutés après que la musique ait été composée       (C) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Souvent, lorsque je donne un tempo métronomique, ce sera un tempo «lent». La musique peut sonner agitée ou vive, mais le temps de base que je donne aux interprètes est un temps lent ou modéré. C'est le cas, par exemple, des premières minutes du Quatuor à cordes. Sur l'extrait du Quatuor présenté ci-haut, la musique telle qu'entendue semble assez rapide mais, en fait, le tempo donné dans la partition n'est que de 54 à la noire. J'aurais pu écrire 108 ou 110 à la noire et doubler les valeurs rythmiques écrites. Mais le fait d'évoluer dans une pulsation «lente» confère au temps musical une sorte de qualité indéfinissable que je recherche, une sorte de rondeur. J'ai assez souvent utilisé des tempos écrits de 48, 44, voire 40 à la noire! 

Je souligne que, dans ma musique, les passages en temps non mesuré ne sont pas plus difficiles à jouer: ce n'est pas difficile de quitter la mesure! C'est juste que nous en avons perdu l'habitude.
Je vis le temps linéaire, mais je ressens aussi sa nature non-linéaire et arborescente. Je vis aussi dans une culture musicale où le mot rythme est synonyme de pulsation stable (presque toujours binaire et presque toujours martelé par la batterie). Mais pour moi, ce temps-là n’est pas celui de la vie. Le temps de la vie est souple : il s’écoule différemment pour un enfant et pour une personne âgée; le temps de l’oiseau n’est pas celui des humains. Chaque année qui passe apporte des différences temporelles. La pulsation binaire marquée par la batterie est une possibilité de rythme, mais une seule possibilité parmi bien d’autres. Or, notre culture se limite à celle-là, signe qui montre notre éloignement de la vie, de la nature. J’ai développé ces idées dans mon essai Pulsations 

Je résume donc les quelques principes de ma musique :

Tonalité aérienne et / ou modalité diatonique.
Harmonie par résonance, avec les variantes de l’écho et de l’atomisation.
Formes par arborescence mais avec articulations nettes.
Liberté rythmique avec présence du rythme non mesuré et hors tempo.

Bref, un petit nombre de principes. Du coup, ma musique n’est guère éclectique, mais chaque pièce cherche à créer son propre monde.
 
*          *          *
 

Émotions et humus

L'actrice Carol Burnett en 1958

Je ne me soucie pas d’exprimer des émotions précises en musique. Je sais que la musique est expressive par nature : nul besoin donc de forcer la note.
Je trouve que lorsque l’on veut exprimer des émotions précises en musique, on recourt presque toujours à des clichés émotionnels. À force de les utiliser, ces clichés finissent par ne créer que des réflexes conditionnés. Les émotions sont réduites à des formules, et le nombre d’émotions lui-même diminue. Je remarque qu’en fait, c’est le texte chanté qui définit réellement l’émotion et qui oriente l’émotion. Mais que faire face à une musique purement instrumentale?! En l’absence de texte, bien des gens sont déboussolés.
Je sais, parce que je vis, que le monde émotionnel est complexe. Je sais qu’une même émotion peut se décliner en une infinité de nuances. La vie émotionnelle réelle n’est pas basée sur des émoticônes! Je sais encore qu’il nous est plus fréquent d’éprouver des émotions mixtes que des émotions pures. À quoi me servirait alors de chercher à exprimer de la joie dans telle pièce? Quel type de joie au juste? Il y en a plein! À quoi cela nous avance de dire d’une pièce qu’elle est «joyeuse» ou «triste»? Cela n’aide pas à mieux l’apprécier. À la limite, c’est carrément insignifiant.
Ma musique est émotionnellement complexe, autant que l’est une personne, autant que je le suis. Le sachant fort bien, je ne m’en soucie pas. Je procède autrement :
Le semeur, de Millet (1865)

Mon esprit est de l’humus. Tout ce que je vis, ce que je perçois, sens et ressens, ce que je lis, écoute, regarde, tout ce que j’éprouve, les rencontres que je fais, les échanges auxquels je participe, tout se dépose sur l’humus de mon esprit, comme des feuilles qui tombent sur la terre. Ces «feuilles» se décomposent sous le feu de mon esprit, comme les vraies feuilles se décomposent sur la terre sous l’action de champignons, d’insectes, de bactéries… Ces «feuilles» finissent par ne plus ressembler à ce qu’elles étaient : elles deviennent humus. De cet humus émergeront des plantules. Je sélectionne celles qui me plaisent et je les fais croître : tige, feuilles, fleurs, fruits… Je fais un travail de paysan, de jardinier et, au bout du compte, nait une pièce musicale. D’où précisément proviennent ses idées, ses mélodies, ses harmonies, ses rythmes? Il m’est impossible de le dire, sinon qu’elles proviennent de l’humus de mon esprit. Je ne suis pas intéressé à rattacher telle pièce à telle émotion que j’ai ressenti ou à tel événement que j’ai vécu : cela serait faux. Il y a bien quelque chose, un lien, mais cela n’a plus la moindre importance.

 
Retour sur l’éclectisme

Molécule d'eau. Les propriétés de l'eau
sont très différentes de celles de l'hydrogène
et de l'oxygène qui la composent. 
L'eau est une synthèse, pas un mélange. 
En musique, l’éclectisme peut vite devenir un piège et une solution de facilité – quoique je dois constater que l’éclectisme permet de faire de l’argent, bien plus que je n’en fait! L’éclectisme n’emprunte qu’à la surface de ce à quoi il emprunte. Il n’approfondit jamais. Cela n’a rien à voir avec une synthèse. En chimie, la synthèse de deux éléments constitue une nouvelle substance qui a ses propres caractéristiques, différentes des éléments d’origine. Composée d’oxygène et d’hydrogène, l’eau ne se comporte ni comme l’oxygène ni comme l’hydrogène : elle se comporte comme… l’eau! Ça, c’est une synthèse. Mais lorsque j’entends des musiciens parler de leur nouvel album comme étant une «synthèse» de tels et tels éléments, je n’ai pas besoin d’écouter longtemps pour constater que ces éléments ne sont que juxtaposés et amalgamés, sans aucune synthèse réelle. L’éclectisme actuel est le reflet fidèle de la société de consommation, des supermarchés et centres d’achat où il est possible de tout trouver. C’est commode, mais cela n’a rien à faire dans l’art…
Une variante de l’éclectisme est l’«éclatement». C’est fou combien d’artistes disent que leur art est éclaté! Je me méfie : en général, ce qui éclate fait des dégâts et du mal… Mais en général, cet «éclatement» est bien puéril et inoffensif.
 
 
Camaïeu et cadres

Cette musique est bien la mienne : elle est le fidèle reflet de ma personne, de mon être. Je vis dans une maison de 1863 que j’ai achetée en 2014. La propriétaire précédente l’avait très bien rénovée. À mon arrivée, tous les murs étaient peints en blanc (et à l’étage dans une couleur blanc-beige). Peu à peu, j’ai mis la maison davantage à ma main, à ma sensibilité et à ma ressemblance. Durant les premières années, j’ai surtout travaillé l’extérieur : j’ai fait arranger la cheminée (décorative), j’ai fait changer la couverture, j’ai aménagé des plates-bandes sur mon petit terrain, etc. En 2021, avec l’aide de deux amis, j’ai repeint l’intérieur en y mettant des couleurs.

Je parlais du camaïeu dans ma musique, avec la modalité diatonique. Ce goût s’est exprimé dans mon choix de couleurs. J’ai choisi la couleur de chaque pièce en fonction des couleurs des meubles, des tableaux, des objets décoratifs. Par exemple, la couleur «Iris pâle» de la cuisine / salle à manger provient d’une couleur qui se trouve dans l’icône, dans la sculpture murale à côté de l’icône, dans le dessin de Frédéric Back et dans la photo d’art de Lucila Guerrero; de plus, elle fait écho aux véritables Iris qui vivent dans les plates-bandes du devant de la maison (l’Iris versicolore étant aussi l’emblème floral du Québec).
En passant, je n’ai mis du bleu nulle part, alors qu’«on» dit que le bleu est la couleur préférée des autistes! J’aime le bleu du ciel, mais le bleu ne me va pas très bien ni pour mon décor ni pour mes vêtements. Je préfère franchement la palette allant du rouge au mauve, en passant par le Bourgogne : mon choix pour le salon.
Je parlais de la clarté des articulations formelles dans ma musique. C’est pareil dans ma maison! Partout, j’ai peint en blanc vif les moulures, les tours de portes et de fenêtres et les plafonds – énormément de découpage! Ce blanc met en valeur tous les éléments architecturaux et tous les cadres structuraux de l’intérieur de la maison.
C’est ce que je disais : ma musique est bien la mienne. Elle est le fidèle reflet de ma personne, de mon être, de mon âme. Jusque dans ses détails les plus infimes et intimes. Je suis incapable d’être autrement.

Source des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)