Réviser une pièce composée il y a longtemps…
Première
partie : Dans l’atelier
1. Conserver?
Réécrire?
Comment réviser ou retoucher une composition écrite il y a quarante ans?! La première question à se poser est : «Vaut-il de réviser une pièce si ancienne?». Si oui, de quelle manière le faire? Il y a quelques possibilités. La première: je peux n’en conserver que quelques éléments que j’aime toujours et m’en servir comme base pour une toute nouvelle pièce. Je peux aussi me contenter de polir quelques détails, sans plus. Puis, il y a les possibilités intermédiaires. Tout dépend de ce que je pense de l’état dans lequel se trouve la pièce lorsque je la revois avec ce recul.
Gravure de Gustave Doré . |
J’avais terminé
une première version de cette Sonate en juin 1983, à l'âge de 22 ans. Elle avait été jouée sous
cette forme lors d’un concert d’étudiants-compositeurs à la faculté de musique
de l’Université de Montréal où elle avait été bien accueillie. Comme les autres
Sonates conservées, je l’ai retouchée en 1989. Mais je n’étais pas entièrement
satisfait et je me suis promis d’y revenir un jour. C’est ce que j’ai
finalement fait à la fin de 2023, dans l’élan de la composition du vaste cycle
pianistique Terres et ciels (opus 64).
Conserver?
Réécrire?
En revisitant la
partition, j’ai tenté de me mettre dans l’état d’esprit qui était mien il y a
quarante ans. En repassant chaque note, je me suis demandé ce que le
compositeur avait voulu dire. Des choses se sont confirmées : mon
affection pour cette Sonate; le fait qu’elle exprime quelque chose d’intime et
personnel qui me touchait autant; ses idées musicales qui n’avaient pas fané.
J’aime toujours son atmosphère générale à la fois légère et profonde, un peu
énigmatique. J’ai constaté de manière plus consciente que la Sonate contenait
plusieurs «notes magiques», c’est-à-dire des notes qui en théorie ne vont pas
ensemble ni ne s’expliquent par la théorie tonale mais qui, ici, sont
tout-à-fait harmonieuses et pertinentes… Cependant, il était aussi évident que
de l’eau avait coulé depuis et que ma manière s’était transformée, qu’elle
avait considérablement mûri. Un exemple : le troisième mouvement s’ouvre
candidement avec une mélodie accompagnée d’arpèges (style basse
d’Alberti) :
Deuxième
exemple : dans le premier mouvement, il y a des séquences, c’est-à-dire
des passages qui se répètent en montant (ou en descendant) par paliers de tons entiers :
Dans les deux cas,
j’ai opté pour conserver. Je composais ainsi à l’époque, c’est ce que je
voulais «dire» et, somme toute, cela sonne bien. De cette décision en découlait
une autre : j’ai opté pour garder à la Sonate l’entièreté de la trame
d’origine… à quelques détails près. Je trouvais que son début était plutôt
abrupt alors, tout en le conservant, je l’ai fait précéder par une nouvelle
section devenue du coup le nouveau début. Pour que les deux premiers mouvements
s’enchaînent avec plus de fluidité, j’ai aussi composé un court «nouveau début»
pour le second mouvement.
Le deuxième mouvement, Contemplation, est le moins modifié. Je n’y ai corrigé que quelques figures rythmiques, quelques octaves, quelques notes, assez peu. Cela m’a étonné parce que c’est le mouvement le plus particulier, «extra-terrestre», de la Sonate, le plus long aussi.
Extrait du deuxième mouvement, dans la version révisée de 2023. Ce mouvement est celui qui compte le moins de modifications, et celles-ci y sont mineures. / (c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Le cas du Finale
Je pense que c’est
vraiment le troisième mouvement qui m’a incité à réviser la Sonate.
Curieusement, c’est le mouvement le plus court! Je me suis posé la
question : «Devrais-je allonger ce mouvement? Lui donner plus d’ampleur?
Est-il déséquilibré en sa durée par rapport aux deux précédents?». En relisant,
la réponse était immédiate : «Non»! Ce mouvement est une sorte d’envol
poétique et il se devait de demeurer assez bref. C’est amusant : alors que
je me demandais si ce mouvement final était trop court, ce sont plutôt les deux
mouvements précédents qui ont été allongés par l’ajout d’un nouveau début! En
conséquence, le Finale est proportionnellement plus court qu’il ne l’était à
l’origine! Bon, il dure tout de même près de quatre minutes…, soit moins de la
moitié du premier mouvement.
Le problème de ce Finale était ailleurs. Il commence doucement dans la résonance tenue de la conclusion du mouvement précédent. Son début est franchement candide : une mélodie passablement tonale accompagnée d’arpèges. On pourrait presque se croire en 1760 même si plein de compositeurs composent encore ainsi aujourd’hui – ils ne se rendent probablement pas compte de leur dette lourde par rapport à ce passé lointain… Mais bon, comme je l’ai dit précédemment, j’ai opté pour conserver cela. Cette mélodie est aussitôt reprise avec simplement quelques intervalles inversés sur le même accompagnement. Vient ensuite une variation sobre où les arpèges deviennent des triolets. Ceci est suivi par deux phrases procédant par accords descendants qui se densifient progressivement. Dans la deuxième phrase, les accords deviennent même opaques avec beaucoup de chromatismes et de dissonances qui semblent vouloir basculer vers l’atonalité.
Ces deux phrases me
posaient un problème : leurs harmonies juraient par rapport à celles de
tout ce qui les précédait en ce troisième mouvement. Elles me parurent mal
préparées, et elles survenaient presque comme un corps étranger dans la trame
du mouvement. Il y avait donc là un «Trop» par rapport au reste.
Alors, j’étais
face à un dilemme : je devais soit alléger ces deux phrases, soit donner
un peu plus de densité à ce qui les précède. Or, ces deux phrases mènent au
sommet émotionnel du mouvement, un sommet qui est aussi celui de la Sonate dans
son entier, un sommet lourd comme la chute d’un oiseau abattu en plein vol par
la balle d’un fusil… Il m’était donc impossible d’alléger ces deux
phrases : non seulement je les ai conservées en l’état mais je leur ai
ajouté encore un peu de poids avec quelques notes harmoniques supplémentaires.
Le sommet émotionnel de toute la Sonate se situant là, je devais d’en conserver
toute sa force expressive.
Il me fallait donc donner plus de densité à ce qui précède, mais pas trop non plus afin de ne pas diminuer l'impact du sommet. J’ai laissé identique la première exposition de la mélodie du début. Lors de la deuxième exposition, j’ai modifié quelques notes dans les arpèges. J’ai notamment disposé des Si bémols qui viennent troubler la quiétude tonale. Ces quelques notes apportent des ombrages : frictions de demi-tons, notes échappées.
Dans la variation en
triolets, j’ai encore davantage ombragé les arpèges avec quelques fausses
relations et une harmonie superposant majeur et mineur. J’ai mis des octaves à
des notes mélodiques de la main droite et, dans la deuxième partie de cette
section, j’ai transformé en doubles-croches les triolets arpégés de la main
gauche. Ainsi, dans tout ce début du mouvement, la candeur demeure présente,
mais il s’y ajoute progressivement du clair-obscur, comme une blessure secrète.
L’enchaînement vers les deux phrases harmoniques se fait bien : les
accords opaques, avec fausses relations et superposition majeur-mineur, ont été
discrètement préparés. La courbe descendante de ces deux phrases harmoniques
répond au clair-obscur qui les précédent : sur le plan expressif, l’idée
de la candeur blessée se trouve renforcée. Ce passage se termine sur l’unique
fortissimo du mouvement, «très lent et lourd».
Photo par Coralie Adato |
Ce qui mène à la
conclusion du mouvement. Telle qu’elle se présentait à l’origine, elle n’était
plus satisfaisante. Elle faisait désormais trop optimiste, voire un peu forcée.
J’ai conservé l’idée d’une mélodie en arabesques à la main droite – qui fait
écho au tout début de la Sonate, mais j’ai supprimé les accords sonores qui
l’accompagnaient. En lieu et place, les deux mains jouent à l’octave une
arabesque un peu plus longue qu’à l’origine.
Les dernières
mesures sont complètement différentes. Désormais, trois montées se font
entendre, chacune en valeurs plus brèves que la précédente, avec les ombres
apportées par la note Si bémol – une sorte de Ré majeur tamisé. Les trois
mesures conclusives créent une panharmonie avec des «notes magiques» qui fait
écho à l’une des premières mesures de la Sonate avec, à nouveau, un Si bémol
ajouté (alors que la résonance du Si naturel grave demeure audible). La
dernière mesure fait entendre la seule tierce majeure Ré – Fa dièse, mais
celle-ci sonne presque comme une tierce mineure, comme le sourire d’un Ange qui
nous quitte.
La conclusion de la Sonate a été très modifiée! Les deux premiers systèmes de la version première (photo) ont été rayés; le dernier sera largement transformée. (c) 1983 Antoine Ouellette SOCAN |
Tout cela étant
complété, j’ai donné les titres définitifs à chacun des mouvements. Il me
restait à décider du titre de l’œuvre. Le titre original était «Sonate en Ré
majeur». Mais il m’agaçait parce qu’il annonce une musique tonale qui ne
viendra presque jamais! Je voulais autre chose qui reflète mieux cette musique.
Seul le troisième mouvement a les deux dièses (Fa et Do) de la tonalité de Ré
majeur à l’armure – et c’est le mouvement le plus chromatique de la Sonate. Le
deuxième mouvement a un Fa dièse à l’armure : on peut dire qu’il est en
Sol majeur, mais les relations typiques de la musique tonale n’y sont pas mises
en œuvre. Quant au premier mouvement, il n’y a rien à l’armure.
Dans l’ensemble de
la Sonate, il est vrai que la note Ré joue le rôle d’un pôle d’attraction. Il
est aussi vrai que la note Fa dièse l’accompagne souvent (mais pas toujours). Or,
la musique tonale se définit par trois fonctions harmoniques
fondamentales : la tonique (accord de Ré majeur), la dominante (accord de
La majeur) et la sous-dominante (accord de Sol majeur). Il est évidemment
possible de permuter et de moduler mais, essentiellement, une vraie musique
tonale donne la place première à ces fonctions et aux accords qui viennent avec eux.
Je relisais le début original de la Sonate. Oui, le premier accord en est un de
Ré majeur, mais déjà le deuxième accord (de Do majeur) s’échappe de la logique
tonale!
Les harmonies qui suivent confirment cette échappée, et on ne trouve plus trace de la logique tonale. À la mesure 10 de l’original, la musique de la première mesure est reprise, mais en La bémol majeur, donc en relation de triton par rapport à la note Ré (Ré – La bémol). Là encore, la musique tonale ne procède pas ainsi.
À cette époque,
j’écrivais en «tonalité aérienne» : oui j’utilisais des accords
apparemment tonaux (majeurs, mineurs…), mais ils ne s’enchaînaient pas les uns
aux autres selon les tensions propres à la musique tonale. C’est que la note
tonique conservait de la légèreté : elle n’attirait pas à elle toutes les
autres notes, elle n’imposait pas son poids, sa force d’attraction, aux autres
sons. Elle ne les enrégimentait pas sous son pouvoir! Il ne s’agit pas d’une
«tonalité élargie» dans le sillage de Paul Hindemith ou de Dimitri
Chostakovitch.
Ma différence…
sans trompettes
Je faisais ainsi
de manière tout-à-fait spontanée. Peut-être ai-je une âme d’oiseau? Reste que
je ne me souviens pas avoir composé une seule pièce qui soit véritablement
tonale. Dès le début, mon monde se situait ailleurs.
Photo par Coralie Adato |
C’est peut-être là
la source de ma tonalité aérienne. Dans ma musique, il y a des mélodies, des
harmonies, des rythmes…, mais comme me l’a dit une musicienne toute
déstabilisée, «c’est tout différent et je ne comprends pas!» - eh bien, écoute
l’oiseau, l’oiseau de ton cœur, et tu comprendras! Des musiciens croient qu’il
s’agit de maladresses de ma part : mais non, c’est signé! Après tout, j’ai
suivi des cours de théorie, d’harmonie, etc., jusqu’au niveau universitaire.
Alors, je sais ce que je fais, même s’il m’arrive de tâtonner, et surtout à
l’époque car j’avais bien peu de modèles.
Tout de même, les
«pôles forts» ne sont pas absents de ma musique. En avril 1983, soit juste
avant la composition de cette Sonate, j’écrivais la Suite celtique pour harpe.
Cette œuvre est modale (mode phrygien sur Ré) et radicalement diatonique (aucun
chromatisme) : c’était ma première en cette voie que je devais explorer
davantage à partir de 1987 avec Paysage (pour quatre pianos, opus 10).
Autrement dit, j’ai conservé des «pôles forts» mais de manière modale et non
tonale. Par la suite, j’ai souvent combiné «tonalité aérienne» et modalité.