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lundi 16 septembre 2024

SONATA ANGELICA. Pour piano (opus 7B). Partie 2.

Antoine Ouellette :

Sonata Angelica


Pour piano solo (Opus 7B; 1983, recomposition: 2023)


Un Ange dans «La Résurrection du Christ»
du peintre Raphaël (c.1500)

En trois mouvements:
1. Vocalises et Carillon
2. Contemplation
3. Harmonies

Durée : c.22’30

(8’40 / 10’10 / 3’45)

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne: 

Deuxième partie :

Dans la partition

a) Vocalises et Carillon

b) Contemplation avec quelques nuages
c) Harmonies de l’innocence violée
d) La fleur du Ciel

Comme raconté dans l’article précédent, j’ai terminé une première version de cette Sonate en juin 1983 que j’ai retouchée en 1989. Dans l’élan de la composition du vaste cycle pianistique Terres et ciels (opus 64), j’y suis revenu pour en créer la version finale en décembre 2023. J’ai conservé l’entièreté de la trame, mais j’ai modifié de nombreux détails, en plus d’ajouter un nouveau début au premier mouvement et au second mouvement.

Voir : http://antoine-ouellette.blogspot.com/2024/09/sonata-angelica-pour-piano-opus-7b.html

La Sonata Angelica est conçue en «tonalité aérienne» telle que je la pratiquais à l’époque. Oui, il y a un pôle (Ré), mais ce pôle n’a pas la pesanteur d’une tonique comme dans la musique tonale : la musique possède des ailes et voltige d’une tonalité à l’autre, sans les tensions propres de la musique tonale, mais plutôt à la manière d’un papillon qui va d’une fleur à l’autre dans la légèreté - ou encore la légèreté d'un Ange. L'Angélique est d'ailleurs une plante! Je vous la présenterai plus bas. Lorsque j’ai réécrit la Sonata, j’ai toutefois pris conscience de ses «eaux profondes» et du fait qu’il s’agissait d’une des œuvres les plus intimes de ma «première période» (Opus 1 à 9).

La partition éditée comporte 21 pages de musique.

 


Première page de la partition éditée de la Sonata Angelica.
Le motif encadré de rouge est le motif principal de toute l'oeuvre. 
(c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

Vocalises et Carillon

Le premier mouvement, Vocalises et Carillon, s’ouvre avec une introduction non-mesurée faite de «vocalises» évoquant des chants d’oiseaux. Le tout premier mouvement est le germe de la Sonate toute entière. L’harmonie est uniquement donnée par les résonances des notes tenues par la pédale. La partie principale, «Vocalises», commence lorsque le temps devient mesuré – mais il demeure fluide, avec plusieurs indications qui le modulent. Toute cette section contemplative est basée sur le «motif oiseau» principal. À la page 4, le tempo change, le caractère aussi. Commence alors la section «Carillon» qui est plus régulière dans sa métrique et son tempo : c’est comme un «mouvement perpétuel», un «mouvement obstiné». Un premier sommet d’intensité est atteint en page 5, puis un second en page 8, plus sonore et enthousiaste. Il débouche sur une variante du motif-oiseau principal en valeurs rythmiques plus longues et pimentée d’harmonies très vagabondes, même un peu bitonales! Ces harmonies sont comme un secret que l’on porte : leur résolution ne se fera que dans le troisième mouvement. Ce sommet ramène la section «Vocalises», mais avec plus de mouvement. Les dernières mesures sont plus énigmatiques : elles font entendre un dialogue entre le grave et l’aigu basé sur le Carillon. Le mouvement se pose sur la quinte La-Mi redoublée.

 


Fin du Carillon, dans le premier mouvement de la Sonata Angelica.
(c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN


Contemplation avec quelques nuages…

Le deuxième mouvement, Contemplation, me semble compter parmi le meilleur de ce que j’ai composé en cette période de jeunesse, et je ne l’ai d’ailleurs que peu retouché. Après une courte introduction monodique (ajoutée en 2023), un paisible choral harmonique se voit orné de diverses vocalises mélodiques avec lesquelles il converse – dont le motif-oiseau initial de la Sonate


Début de deuxième mouvement, Contemplation, de la Sonata Angelica.
(c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN
* Cliquez pour agrandir au besoin


Le choral est à la fois serein et majestueux qui nécessite jusqu’à quatre portées (pour clarifier les lignes qui le composent). En pages 11 et 12 de la partition, la mélodie devient plus chantante – oui, comme une chanson d’émerveillement! L’écriture est alors presque monodique. Au dernier système de la page 13, le choral revient par bribes, atomisé. Ses résonances deviennent l’environnement des vocalises aigues pleines d’échos, comme dans les chants des Grives. La musique vagabonde de plus en plus au plan tonal et, en page 15, s’y enchaînent sans préparation ni résolution des tons très lointains les uns des autres. 


Extrait de Contemplation, deuxième mouvement de la Sonata Angelica.
(c) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

Ce moment fait aussi entrevoir une certaine inquiétude, comme un nuage qui est passé devant le Soleil. Le choral revient, soutenu cette forme. Mais les tons se remettent aussitôt à s’éloigner, rapidement, et un tonnerre lointain gronde (cluster en glissando sur les touches blanches et les touches noires à la fois), suivi de quintes cinglantes. Comme les harmonies distendues de la fin du Carillon, ce passage est comme un secret que l’on porte et, lui aussi, trouvera sa résolution dans le troisième mouvement. Puis, la sérénité se réinstalle. Une dernière vocalise mélodique (assez proche du chant grégorien que je venais alors de découvrir) mène à l’accord conclusif. L’interprète doit conserver cette résonance pour enchaîner sur elle le dernier mouvement.

 

Harmonies de l’innocence violée

Ce Finale s’ouvre candidement sur un arpège de Ré majeur auquel se greffe une mélodie rêveuse. Le mouvement s’intitule Harmonies et c’est effectivement le plus harmonique (au sens habituel du terme) des trois. C’est aussi le seul qui soit entièrement mesuré. Dans ses premières mesures, il est assez proche de Bonheurs, opus 2C, aussi pour piano et composé peu avant la Sonata.

Voir:  https://antoine-ouellette.blogspot.com/2013/12/piano-partition-gratuite-bonheurs.html


Extrait d'Harmonies, troisième mouvement de la Sonata Angelica
(C) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

En apparence, il s’agit du mouvement le plus «traditionnel» de la Sonata. Mais pour moi, c’est aussi le plus troublant. Lors du travail de réécriture de 2023, j’en ai eu l’estomac noué, car je venais de saisir ce qui se trouvait enfoui ici. Peu à peu, les arpèges soutenant la mélodie rêveuse se voilent de «notes ajoutées», et plus encore lors de la variante avec triolets qui suit : frictions de demi-tons, notes étrangères, fausses relations majeur-mineur… Ces ondulations mènent à deux phrases en accords. Ces deux phrases se font de plus en plus chromatiques et tendues (à la limite de l’atonalité); toutes deux ont une courbe descendante comme si une force cherchait à les briser. La deuxième se termine dans un tempo de plus en plus lent, une dynamique sonore de plus en plus forte, en descente vers le registre grave (les deux mains en clé de fa), avec des dissonances de plus en plus lourdes. La fin du passage est comme un cri…, comme ces cris que je poussais à l’époque en m’éveillant brutalement des cauchemars terrifiants que je faisais régulièrement, des cauchemars hyper-réalistes qui me laissaient en état de choc pour une ou deux journées… 


Le sommet d'intensité de la Sonata Angelica, en son troisième mouvement. 
Le «cri» des profondeurs est au premier système,
suivi d'une tentative de reconstruction (systèmes 2 et 3).
(C) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

Je ne l’avais pas voulu, ni même réalisé, mais ce mouvement est celui de l’innocence violée. S’il reste stylisé et je dirais même pudique, c’est à l’image de mon silence d’alors : à personne je ne parlais de ces cauchemars, à personne je n’avais dit la violence, physique et psychologique, que j’avais vécu vers mes 12-13 ans à l’école de la part de mes pairs. 

Le Seigneur entouré par deux Séraphins.
Petites heures du Duc de Berri, XVe siècle.


Pendant longtemps, j’ai enfoui en moi cette douleur, mais à un énorme coût énergétique. Trente ans plus tard, je devrai demander de l’aide pour traiter ce que mon médecin croyait être des troubles anxieux – un mal qui vampirisait mes forces. Par un concours de circonstances providentiel, un psy croisé par hasard dans un corridor d’une clinique du sommeil et qui, comme ça, sans me connaître du tout, s’était informé de moi, ce psy angélique donc devait me diagnostiquer un sévère syndrome de stress post-traumatique, juger «dangereux» les cauchemars récurrents que je faisais, et me donner un protocole pour tenter d’éliminer ces cauchemars. Tout cela par hasard dans un corridor et même pas lors d’une consultation en bonne et due forme! Et son protocole a fonctionné presque instantanément : depuis ce temps, je n’ai jamais refait un cauchemar d’agression, et mes symptômes de stress post-traumatique se sont réduits à un état résiduel. Quel soulagement! Mais je n’ai jamais su le nom de ce psy! Que j’aimerais le remercier!

Ce sommet d’intensité est le plus puissant de la Sonate. Le promeneur découvre que le beau paysage qu’il contemple est en fait un voile de protection qu’il s’est lui-même confectionné : le voile se déchire alors que le promeneur est rattrapé par la réalité.  Après ce sommet, la sérénité cherche à se reconstituer. La mélodie rêveuse devient toutefois errante, comme les harmonies qui la portent. On fait ce qu’on peut avec les lourds bagages qu’il nous arrive de traîner sur son dos. La conclusion de la Sonate, et la dernière page de la partition, a été complètement changée en 2023. J’y fais entendre le motif-oiseau originel sur une fausse relation tonale; puis, trois ascensions montent de plus en plus haut. Les trois dernières mesures sonnent Ré majeur, mais avec des notes «magiques» de plus éloignées qui s’y greffent de manière néanmoins harmonieuse. Sur ces résonances étranges, la Sonate se conclut sur la tierce majeure Ré – Fa# qui sonne plutôt comme mineure - notes magiques. 

Le voile se répare : la musique peut se faire consolatrice et réparatrice, thérapeutique.

 

La fleur du Ciel

L'Angélique est une plante!
Dessin d'Otto Brunfels (1537)


Lors de la réécriture de 2023, j’ai mis des titres à chaque mouvement, mais le titre d’origine de la pièce ne me satisfaisait pas : «Sonate en Ré majeur» alors que ce n’est pas vraiment tonal! Il me fallait autre chose qui annonce l’esprit de la musique. Après réflexion, j’ai opté pour Sonata Angelica. Une Sonate angélique! Cela peut sembler très présomptueux! Pourtant, la vocalise du tout début, les harmonies qu’elle émet (par résonance avec la pédale tenue plutôt que par accords), l’atmosphère qu’elle installe et l’importance de cette vocalise tout au long de la pièce, tout cela justifie le titre.

Mais ce titre appartient au monde des plantes! Plusieurs de mes pièces se réfèrent à l’univers végétal : mon côté biologiste mais aussi une allégorie de mon processus de compositions et des formes que je sculpte.

L’Angélique est une plante herbacée géante dont la tige peut atteindre plus de deux mètres. Elle fait partie de la famille des Apiacées (anciennement dite Ombellifères) qui comprend des plantes comestibles (Carotte, Panais, Carvi) autant que des plantes très toxiques (Ciguë, Cicutaire).

L’Angélique produit de grandes ombelles de fleurs blanches. «Le nom générique fait allusion aux propriétés aromatiques et médicinales : plante venue du Ciel, séjour des Anges» (frère Marie-Victorin, La flore laurentienne).

Affiche pour le Salon des Cent,
Paris 1894. La botaniste examine
un plant d'Angélique.

 

L’Angélique la plus connue porte le nom scientifique de Angelica archangelica, ou Angélique officinale ou encore Archangélique. Aussi surnommée Racine du Saint Esprit ou Herbe des Anges, ses vertus sont connues depuis au moins le XVe siècle, notamment pour le soulagement de troubles digestifs et de maladies infectieuses. Très aromatique, elle est utilisée en parfumerie, en pâtisserie, en confiserie, et elle fait partie de la composition de plusieurs liqueurs telles la Bénédictine, la Chartreuse ou certains gins et vermouths.

Au Québec, une espèce est indigène, l’Angélique noire pourprée (Angelica atropurpurea) qui partage les mêmes vertus que la précédente et lui ressemble beaucoup à l’exception de la couleur pourprée de sa tige.

Mais je pense aussi que, malgré tout, un Ange m’a vraiment protégé lors de la pénible période de ma vie évoquée plus haut. Un camarade d’infortune n’a pas eu cette chance, ou ne l’a pas discernée, qui s’est pendu en fin d’année scolaire…

Les en-dessous personnels de la Sonata Angelica trouveront une autre résolution dans une autre œuvre composée peu après, L’Esprit envoûteur, et basée sur une légende parlant d’exclusion sociale et du pouvoir transformateur de la musique.



Chants d'oiseaux sur des fragments du Choral, dans Contemplation,
deuxième mouvement de la Sonata Angelica
(C) 1983-2023 Antoine Ouellette SOCAN

Sources des illustrations: Collection personnelle, extraits de la partition (Droits réservés), Wikipédia (Domaine public et PD-US).