MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 décembre 2025

CHANT GRÉGORIEN: INTERPRÉTATIONS DISSIDENTES (Deuxième partie)

Chant grégorien. 

Interprétations dissidentes.

Deuxième article de deux.

Manuscrit de chant grégorien,
Pologne, XIIIe siècle

Le premier est ici:

1. Le nouveau Solesmes

2. Encore plus loin!
3. Le folklore à la rescousse
4. La belle place des femmes
5. Vivre et revivre

Cet automne, l'Ensemble Grégoria en résidence en l'église Saint-Pierre-de-Sorel célèbre son 10e anniversaire. Après avoir chanté lors de plusieurs messes dans nombre d'églises de la région de Montérégie-Est, Grégoria se produira pour la première fois en concert ce 21 décembre:

J'avais créé Grégoria à Montréal où je l'ai dirigé plusieurs années avant de m'établir à Sorel-Tracy. Grégoria se consacre à l'interprétation de la musique sacrée médiévale, en particulier le chant grégorien. C'est un chœur amateur constitué de femmes et d'hommes. Nous suivons les principes de Solesmes, mais nous chantons cette musique avec qui nous sommes, des laïcs, sans copier le chant monastique: le chant grégorien est tout autant une musique liturgique pour les paroisses. 

Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. J’y poursuis l’exploration du grégorien à la suite des articles suivants :

Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :

 

Le nouveau Solesmes

Un des pionniers de la restauration
du chant grégorien:
Dom Joseph Pothier
dans ses habits d'évêque de
Saint-Wandrille.


Les fervents défenseurs de l'interprétation grégorienne selon Solesmes se réfèrent essentiellement aux écrits des pionniers, soit Joseph Pothier (1835-1923) et André Mocquereau (1849-1930). On ajoute aussi Joseph Gajard (1885-1972) dans la mesure où il fut le fidèle disciple de Dom Mocquereau.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Pothier

Pourtant, l’aventure grégorienne de Solesmes ne s’arrêta pas là! Elle allait au contraire vivre une petite révolution avec Dom Eugène Cardine (1905-1988).

Ce dernier étudia en profondeur les plus anciennes notations sans portée et en tira de nouvelles observations qui le menèrent à éditer un Graduel neumé en 1966, livre dans lequel les pièces en notation carrée sont accompagnées d’une notation plus ancienne en neumes sans portée. Dom Cardine fera ensuite la grande synthèse de ses recherches avec le livre Sémiologie grégorienne (1970) – dont je possède un exemplaire.

Dom Cardine est diplomate. Nulle part, il n’a critiqué ouvertement le concept d'«ictus» de ses prédécesseurs…, mais nulle part non plus il n’en a parlé, pas même dans son petit ouvrage Première année de chant grégorien. Selon lui, ce concept et quelques autres étaient trop «modernes» (influencés par la musique classique moderne) pour refléter fidèlement l’esprit d’un chant beaucoup plus ancien. Dom Cardine souhaitait donc une véritable édition critique du répertoire grégorien. 


Des ennuis de santé l’empêchèrent de la réaliser lui-même mais, avec l’appui de Dom Jean Claire, alors chef de chœur à Solesmes, deux proches de Dom Cardine allaient le faire. À noter : l’une de ces deux personnes était moine, Rupert Fischer, mais l’autre était, oui oui, une femme, Marie-Claire Billecocq (décédée en 2020). Ce Graduel Triplex parut en 1979, aux Éditions Solesmes. Il combine la notation carrée (sur portée à quatre lignes) avec deux notations neumatiques sans portée. Ces dernières notations contiennent plusieurs indices de valeur rythmique qui ont toujours été absentes de la notation carrée, notamment les lettres significatives dont j’ai parlé dans un article précédent.
Le Graduel Triplex est depuis un indispensable pour les fous de grégorien comme votre humble serviteur!

En apparence, le chant tel que pratiqué depuis à Solesmes ne semble pas très différent, mais une oreille attentive notera effectivement des différences. Une des plus frappantes est l’articulation des notes répétées (répercussions) sur une même syllabe. Dans la première moitié du XXe siècle, la pratique courante consistait à fondre ces notes en une seule valeur longue, ce qui s'est révélé erroné. 

J’ai étudié le chant grégorien avec Dom André Saint-Cyr alors qu’il était maître de chœur en l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac, près de Magog au Québec, une abbaye liée à celle de Solesmes. Dom Saint-Cyr suivait la voie de Dom Cardine : c’est ainsi de lui que j’ai appris à faire les répercussions, et Dom Saint-Cyr m’a expliqué pourquoi nous devions les faire, tel que discuté dans Sémiologie grégorienneAlors, si vous écoutez un enregistrement de grégorien par les moines de Saint-Benoit-du-Lac, vous entendrez les principes de Dom Cardine.

Vous pouvez aussi les écouter à travers cette belle interprétation de Marie-Claire Billecocq

À l’époque de la composition du Grégorien, il n’y avait pas d’orgue dans les églises : les accompagnements d’orgue sont donc complètement anachroniques, même s’ils flattent nos oreilles habituées aux accords! Mais il y avait des instruments de musique, dont la petite harpe utilisée ici, bien discrètement. Serait-ce là une touche profane?! Hum, les origines de l’orgue sont profanes et, depuis les années 1960, des monastères ont troqué l’orgue au profit du psaltérion, ou cithare.

 

Encore plus loin!

Mais voilà, Dom Cardine avait ouvert une porte. Des interprètes en ont profité pour donner des versions de plus en plus dégagées du temps premier, comme dans celle mentionnée précédemment de Marie-Claire Billecocq. Ce n’est pas mensuraliste parce qu’il n’y a pas ici de mesure ou de durées proportionnelles, mais les valeurs rythmiques sont variées : le rythme est donc à la fois flottant et varié, sans mesure.

Pour le «mensuralisme», voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2024/05/chant-gregorien-interpretations.html

En 1975, Anne-Marie Deschamps (1933-2022) a réuni autour d’elle quelques chanteurs et chanteurs pour se consacrer à l’interprétation du chant liturgique médiéval, dont le Grégorien, selon les pistes de Dom Cardine appuyées par les travaux de la musicologue Marie-Noël Colette. En 1980, ce groupe deviendra l’Ensemble Venance-Fortunat qui a produit depuis disques et concerts. La même année 1980, l’Ensemble publie son premier disque : Le Mystère de la Résurrection. Ce fut un scandale! Jamais le Grégorien n’avait été chanté ainsi, avec une telle liberté rythmique!
https://www.youtube.com/watch?v=oCEOW5tuHxU

Comme pour les mensuralistes, cette approche soutient se baser sur les textes d’époque : «Ce travail de recherche et d’interprétation exige une continuelle référence aux manuscrits», lit-on ainsi dans les notes d’un de leurs disques. Lors d’un congrès sur le Grégorien auquel j’assistais quelques années plus tard, un spécialiste a piqué une colère contre ce groupe : «Ce sont des athées!» avait-il lancé, l’écume à la bouche! (En passant, Marie-Claire Billecocq était moniale…). Je sais que madame Deschamps jugeait ce disque imparfait et qu’elle n’a pas voulu le rééditer sous forme de compact. Mais ce fut justement l’audition de ce disque lors d’un cours d’Histoire de la musique médiévale qui a provoqué un choc énorme en moi : c’est ce disque, et notamment la pièce qui l’ouvre, qui m’a motivé à apprendre le Grégorien; c’est aussi cette audition qui a cristallisé ce que je recherchais plus ou moins à tâtons en tant que compositeur.


Le folklore à la rescousse


La grande liberté rythmique indiquée par les travaux de Dom Eugène Cardine et explorée sans complexes par l’Ensemble Venance-Fortunat rejoint les belles interprétations grégoriennes qu’avait précédemment données Chanterelle del Vasto avec la communauté de l'Arche fondée par son époux, Lanza del Vasto. Cette dernière y allait de manière intuitive et inspirée par le folklore – le folklore français et québécois est profondément marqué par le Grégorien, notamment par les modes du Grégorien. Dans mon livre Pulsations, j’avais mentionné les recherches sur le folklore canadien-français menées par Marguerite et Raoul d’Harcourt. Sur un corpus de 1000 mélodies enregistrées dans les campagnes dans la première moitié du XXe siècle, environ 10% des mélodies s’accommodaient mal des mesures et d’un rythme pulsé, et 3% d’entre elles étaient carrément en rythme libre, c’est-à-dire indépendant d’une pulsation stable. Il est donc possible que le rythme originel du Grégorien était de ce type ou tout proche.

Voici la magnifique interprétation de l’Alléluia pour saint Joseph par Chanterelle del Vasto, enregistrée en 1958 :

Dans cette voie plus libre et intuitive, certains sont allés encore plus loin. Iégor Reznikoff, un Français de famille russe, fut l’un de ceux-là. Lors du colloque grégorien que je mentionnais précédemment, son approche avait, elle aussi, fait grincer des dents : un expert avait lancé sur un ton méprisant : «Ce Russe!» - cela sonnait comme «Ce rustre!». Pourtant, Reznikoff (né en 1938) est un musicien accompli qui fut, notamment, élève d’Olivier Messiaen. Il fut surtout un mathématicien, discipline qu’il a enseignée au niveau universitaire.
https://fr.wikipedia.org/wiki/I%C3%A9gor_Reznikoff

Il publie son premier disque en 1980 : Alléluias et Offertoires des Gaules (Harmonia Mundi), disque réédité depuis. Les principes s’entendent dès la première note : liberté rythmique totale, intonations vocales non-tempérées (la gamme tempérée que nous connaissons n’existait effectivement pas au Moyen-âge), exploitation de la résonance des lieux, accompagnement discret de harpe. Ses disques suivants viennent avec des études sur la réverbération des lieux où il enregistre : Thoronet, Fontenoy, Vézelay, Mont Saint-Michel. C’est assumé, on aime ou on déteste!

Mais comme les mensuralistes et comme Venance-Fortunat, Iégor Reznikoff affirme s’appuyer sur les textes lui aussi : «L’originalité de son travail – et son sérieux, viennent du fait que, pour la première fois, semble-t-il, on met en regard les manuscrits neumatiques les plus anciens et les connaissances ethnomusicologiques» (notes du disque Alléluias et Offertoires des Gaules). Le chanteur s'en cache à peine: il désire renouer avec une certaine magie et on peut considérer sa conception comme digne d'un druide! 

Bref, à partir de l’étude des mêmes sources, on aboutit à des interprétations passablement différentes, autre preuve qu’un manuscrit ne dit pas tout et qu’à la limite, on peut faire dire bien des choses, incluant des choses divergentes, à un même manuscrit…


La belle place des femmes

Manuscrit de chant grégorien,
par Gisela von Kerssenbrock,
vers 1300.


Pour ma part, je dirige le Grégorien avec l’optique Solesmes / Cardine. Comme mentionné précédemment, il m’arrive d’emprunter à d’autres interprétations ,comme le mensuralisme, mais occasionnellement.

Je termine ce survol en soulignant un fait qui mérite de l’être. Au fil de ces deux articles, j’ai mentionné Justine Ward, Marie-Claire Billecocq. Anne-Marie Deschamps, Chanterelle del Vasto. J’ajoute que, dans des monastères bénédictins féminins, le Grégorien est évidemment chanté par les moniales, donc par des femmes. C’est le cas, par exemple, en l’Abbaye Saint-Marie des Deux-Montagnes au Québec :

Alors :

Oui, les femmes peuvent chanter le Grégorien et elles le font depuis des siècles. Donc, non, le Grégorien n’est pas réservé aux hommes!
Oui encore, des femmes ont apporté des contributions remarquables à l’art du Grégorien, tant au niveau de l’interprétation que de l’édition.

Alors, oui, les femmes ont une place, et une belle place, dans l’Église. Que cesse notre cécité et que tombent nos préjugés! Affirmer que les femmes n’y ont pas de place revient à mépriser les contributions qu’elles y apportent depuis 2000 ans.

 

Vivre et revivre

Manuscrit de chant grégorien,
enluminé par Don Silvestro dei 
Gherarducci, Florence (Italie),
XIVe siècle


À la suite des travaux de Dom Eugène Cardine, le chant grégorien a cessé d’être l’apanage de l’Église pour devenir objet d’études musicologiques et de conceptions divergentes. Il y a gagné autant qu’il y a perdu. Depuis les années 1960, il a surtout perdu sa place dans la liturgie catholique courante, remplacé par la chanson pastorale en langues communes, cela malgré l’invitation ferme du Pape Paul VI de continuer à le pratiquer. Il demeure chanté dans des monastères bénédictins (chez les moines comme chez les moniales). Au début des années 1990, il a connu un succès inattendu lors de la réédition en compacts des disques du monastère Santo Domingo de Silos en Espagne. Autrement, il est devenu bien peu chanté aujourd’hui. Mon chœur est l’un des rares ensembles laïcs à le pratiquer au Québec. On en retrouve des fois la trace dans des films se déroulant au Moyen âge… 

C’est donc un art en voie d’oubli. Nous avons du coup oublié que c’est de lui que proviennent des inventions musicales qui ont bouleversé l’histoire de la musique universelle : la notation musicale moderne dérive directement de celle inventée au Moyen âge pour le Grégorien avec clés, portées, noms des notes, etc.; jusqu’au Jazz modal qui reprend ses modes! Oublié aussi le fait que c’est à partir de lui que fut inventée la polyphonie et le contrepoint tels qu’ils se sont développés jusqu’à nous, et que c’est encore de lui qu’est née la première forme de théâtre musical en Occident, le drame liturgique, plusieurs siècles avant l’opéra.

Je suis donc fier de contribuer à maintenir vivant cet art exceptionnel et je remercie les choristes qui se sont joints à moi. Je remercie aussi les responsables de l'église Saint-Pierre-de-Sorel pour leur accueil et leur soutien. 


Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux pour les disques suggérés et Wikipédia (Domaine public, PD-US)

lundi 3 novembre 2025

LUCIFER? Deuxième partie: Anges déchus...

Lucifer? [2]

Méditations sur le mal, le manichéisme, l’art et l’amour

Deuxième partie : Anges déchus…

Pour la première partie : https://antoine-ouellette.blogspot.com/2024/11/lucifer-premiere-partie-doute-et-amour.html

«Lucifer». Par Franz von Stuck, 1890. 

1. Disproportions
2. L’astre du matin
3. Jésus démoniaque
4. Apocalypse
5. Genèse

J’aime bien consacrer un article d’automne au fantastique! Il me semble que c'est de saison: l'automne est la saison des mystères. Après les sorcières en 2022 et le signe astrologique du Scorpion en 2023, voici le retour de Lucifer! C’est la suite de l’article que j’ai publié il y a un an, et un dernier suivra l’an prochain pour clore la trilogie

Un jour, une dame qui se trouvait des «dons de voyance» m’a dit : «Ton Ange gardien est celui qui a de bons liens autant avec Dieu qu’avec Satan». Il y a des journées comme ça où l’on se fait dire des choses surprenantes! Je ne me souviens pas du nom supposé de cet Ange, mais il me semble qu’il y a quelque chose d’intéressant dans cette phrase de ladite voyante. 

Cela étant, dans le premier article de cette trilogie, je disais ne pas croire en Satan. Je ne dis pas qu'il n'existe pas: je dis ne pas croire en lui, car je crois au Seigneur. En opposant Bien et Mal, nous faisons du Mal une divinité concurrente du Seigneur. Or, dans la foi chrétienne, il n'y a qu'un seul Dieu: «Je crois en un seul Dieu», dit notre Credo. 

 

Disproportions

La Couleuvre verte, une des espèces 
de serpents du Québec. Comme les autres
couleuvres, elle est inoffensive et elle
ne vous fera aucun mal.

«Mais la Bible parle du Diable!». D’un côté, ce n’est guère surprenant parce que la croyance aux démons constitue un archétype universel. Mais d’un autre côté, Satan est discret dans l’Ancien Testament. Il faut fouiller longtemps avant de l’y trouver. On peut lire des livres entiers de l’Ancien Testament sans jamais y trouver la moindre allusion. Et pourtant, l’Ancien Testament regorge de meurtres, des guerres, de trahisons, d’idolâtries, de luxure, etc. Jamais ces fautes ne sont attribuées à l’influence de Satan. Lorsqu’un personnage est confronté à ses fautes, il demande pardon, il fait repentance, il assume ses responsabilités. Il ne blâme pas un commode Satan pour dire que ce n’est pas de sa faute!

Dans l’Ancien Testament, un serpent a incité Ève à manger le fruit interdit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Pourtant, le texte ne dit pas qu’il s’agit du diable. Ce serpent est simplement présenté comme «l’animal le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé avait faits» - oui, il a été fait par Dieu! En passant, le nom scientifique latin du pommier est Malus, qui signifie mauvais, malheureux, funeste. Et il l’a bien cherché, n’est-ce pas, puisque c’est en croquant dans une pomme que Ève a provoqué la chute! Mais non, pas du tout. Le livre de la Genèse ne dit pas qu’il s’agissait d’un pommier ni d’une pomme. Il semble donc que l’imagination se soit laissé aller.

Non, ce n'était pas un Pommier!
Pommes à cidre. Dessin tiré de
La Revue horticole (France), 1896.


Autrement, voici l’un des très rares passages qui évoquerait Satan, tiré du livre du prophète Isaïe :  «Comment es-tu tombé du ciel, étoile du matin, fils de l’aurore? Toi qui avais dit dans ton cœur : «J’escaladerai les cieux, au-dessus des étoiles de Dieu j’élèverai mon trône. Je monterai au sommet des nuages, et je m’égalerai au Très-Haut». Mais tu as été précipité au schéol, dans les profondeurs de l’abîme» (Chapitre 14, versets 12 à 15).  Or, le texte indique qu’il ne s’agit pas ici d’un Ange, mais d’un roi bien humain, un roi qui fut prestigieux et puissant mais qui a dévié, le roi de Babylone – Nabuchodonosor ou Nabonide, un de ces rois qui opprimaient Israël.

Un autre passage se montre aussi ténu, ces mots du prophète Ézéchiel : «Tu étais un modèle de perfection, plein de sagesse, merveilleux de beauté (…). J’avais fait de toi un chérubin protecteur aux ailes déployées (…). Ta conduite fut exemplaire jusqu’à ce que fut trouvée en toi l’injustice (…). Tu t’es rempli de violence et de péchés (…). J’ai alors fait sortir de toi un feu pour te dévorer; je t’ai réduit en cendres sur la terre (…). Tu es devenu un objet d’effroi, c’en est fait de toi à jamais» (Chapitre 28, versets 11 à 19). Mais là encore, il ne s’agit pas d’un Ange, mais d’un autre roi, celui de Tyr, qui s’était détourné de la justice. Et ce roi a été réduit en cendres. 

Néanmoins, des penseurs chrétiens ont par la suite identifié ces rois à l’Ange Lucifer, et ils ont en conséquence interprété ces passages comme relatant la chute d’un Ange rebelle. Était-ce faire preuve de trop d’imagination?

Cependant, une phrase est explicite. Elle se trouve dans le Livre de la sagesse : «C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde!». L’original hébreu utilise le nom commun «satan», traduit ici par «diable», sans majuscule non plus.

On trouvera quelques autres allusions au diable dans l’Ancien Testament, mais reste que ce personnage et cette thématique y occupent une place restreinte. C’est comme s’il manquait un morceau.

 

L’astre du matin

Gustave Doré: La chute des anges. 1866.
Le récit de la chute d'anges rebelles n'est
pas biblique: il provient d'un apocryphe
qui n'est pas canonique. 


Alors, d’où donc viennent ces fameux anges déchus? Ils se trouvent dans le Livre d’Hénoch, écrit autour du IIIe siècle avant J-C. On y lit ceci : «Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquit des filles fraîches et jolies. Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent. Ils se dirent l'un à l'autre : «Allons nous choisir des femmes parmi les humains et engendrons-nous des enfants». Shemêhaza, qui était leur chef, leur dit : «Je crains que vous ne renonciez et je serai tout seul coupable d'un grand péché». Tous lui répondirent : «Jurons tous en nous vouant mutuellement à l'anathème de ne pas renoncer à ce dessein que nous ne l'ayons accompli et que nous n'ayons fait la chose». https://fr.wikipedia.org/wiki/Ange_d%C3%A9chu

Wikipédia ajoute ce commentaire : «Les anges mirent leurs projets à exécution et les femmes ainsi engrossées donnèrent naissance à des géants hauts de trois mille coudées, qui dévorèrent tout le fruit du labeur des peuples. Les enfants de ces géants seraient les nephilims». Ce genre de propos semble complètement étranger à l’Ancien Testament : on dirait plutôt un texte venu d’une autre religion, et assez bizarre.

Comme de fait, «le Livre d'Hénoch a été écarté par le canon juif de la Bible hébraïque. À l'époque hellénistique, il n'a pas non plus été inclus dans la Bible dite des Septante (en grec). Il a été écarté des livres canoniques chrétiens en 364, lors du concile de Laodicée (canon 60) et il est depuis considéré comme apocryphe par la plupart des Églises chrétiennes (…). Seule l'Église éthiopienne orthodoxe le reconnait comme canonique.» https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_d%27H%C3%A9noch

Bref, il est permis de ne pas lui accorder foi. Se baser sur de tels écrits revient à donner dans le fantastique (ce que j’adore tout en sachant qu’il s’agit de fiction), et à considérer la vie au Ciel comme un reflet des disputes politiques humaines.

Aucun ange ne s'appelle Lucifer dans la Bible.
Comme nom commun, «lucifer», c'est-à-dire
«porteur de lumière» ou «astre du matin»,
désigne la planète Vénus.
Saint Jérôme en fera un nom
propre qui renvoie au Christ!
Photo de la NASA, domaine public. 

Mais Lucifer?! Le nom de Lucifer provient du passage d’Isaïe cité précédemment. Précisément, les mots «astre du matin», aussi traduits par «étoile du matin». Là encore, il ne s’agit pas d’un nom propre et, en fait, cet astre du matin ne serait autre que la planète Vénus que les Romains désignaient de cette manière poétique. C’est d’ailleurs la seule planète que l’on peut souvent voir de jour et qui, la nuit, apparait comme une grande étoile. C'est pourquoi Isaïe utilise cette métaphore pour désigner un roi puissant - métaphore oui, parce que la planète Vénus n'est jamais tombée du ciel! Lorsque saint Jérôme a traduit la Bible en latin dans les années 390-405, il prit la liberté de faire des mots «astre du matin», un nom propre : Lucifer. En latin, le nom commun lucifer signifie littéralement «porteur de lumière» et, à l’antiquité, il désignait un porte-flambeau. En faire un nom propre était pertinent dans la mesure où ces mots d’Isaïe désignaient un roi… mais pas un Ange!

Attraper des Lucioles!
Par Mizuno Toshikata (1891)


Dans sa Deuxième lettre, saint Pierre désigne Jésus comme «l’étoile du matin qui se lève dans le cœur des hommes» (Chapitre 1, verset 19). Dans la liturgie latine de la Vigile pascale, célébrée dans la nuit menant à Pâques, un office sublime où sont bénis feu, lumière et eau, le chant de l’Exultet appelle à prier pour que le Christ, véritable porte-lumière du matin, «Lucifer matutinus», brille sur les humains! Dans le répertoire du chant grégorien, l’hymne de la fête de la Sainte Trinité dit : «Ortus refulget Lucifer, Praeitque solem nuntius…», ce qui se traduit par : «Levée elle aussi, l’étoile du matin resplendit. Elle devance le soleil et elle l’annonce…» : là encore, Lucifer est l’étoile du matin, et aucun mal n'est associé à ce nom. 

B’en alors?! Alors, nulle part dans la Bible il n’y a d’ange appelé Lucifer. Tout simplement. Par contre, le calendrier des Saints et Saintes de l’Église catholique souligne chaque 20 mai la fête de saint Lucifer! Il fut évêque au IVe siècle et se fit défenseur de la foi contre les hérésies qui la menaçaient. Le fait que des parents bien chrétiens aient donné ce prénom à leur enfant montre qu’à cette époque, le mot Lucifer n’était pas associé à Satan. Il existe d’ailleurs plusieurs prénoms apparentés et qui, tous, renvoient à la lumière (Lux en latin) : Lucie, Luce, Lucienne, Lucette, Lucille, Luc, Lucien, Luca… Cet insecte qui émet de la lumière se nomme luciole, et la substance chimique qu'il utilise pour générer cette lumière est la luciférine.

 

Jésus démoniaque

Jésus guérit un «démoniaque»
aveugle et muet. Par James Tissot,
c. 1890


Mais dans le Nouveau Testament, la partie chrétienne de la Bible, Satan est là, sans être envahissant non plus. Jésus a guéri beaucoup de gens que l’on disait possédés par des démons et des esprits impurs. Des théologiens et même des prêtres catholiques soutiennent que ces possédés étaient en fait des gens atteints de diverses maladies mentales. Jésus aurait repris l’idée de possédés simplement pour se faire comprendre de ses contemporains – car l’idée qu’il existerait des démons est universelle et on la retrouve jusque dans toutes les cultures non chrétiennes. Peut-être, peut-être pas. En passant, vu le succès mitigé de l’efficacité durable des médicaments psychotropes, je ne suis pas certain qu’il serait si fou d’aborder les maladies mentales comme des cas de possession diabolique… 

Néanmoins, Jésus semble persuadé que les démons existent bel et bien – sur ce point, les Pharisiens s’entendaient avec lui. Ses disciples parvenaient eux aussi à guérir des possédés en son nom, mais pas toujours. Jésus prenait alors la relève et effectuait la guérison. En une occasion, ses disciples, tout penauds de leur échec, lui demandent : «Pourquoi nous autres, n’avons-nous pu expulser ce démon?»; et Jésus de leur répondre : «Parce que vous avez peu de foi» (Saint Matthieu. 17, 14 à 20). Mais en une autre occasion, sa réponse fut troublante : «Cette espèce-là [de démon] ne peut sortir que par la prière» (Saint Marc. 9, 29).

Jésus débattant avec des pharisiens. Ces derniers
considéraient Jésus comme un «possédé» guérissant
par l'entremise du «chef des démons».
Par James Tissot, c.1890. 


Il est arrivé à Jésus lui-même de passer pour un possédé! Surtout auprès des chefs religieux. Telle fois, ceux-ci l’ont accusé : «Maintenant nous savons que tu as un démon!» (Évangile selon saint Jean. Chapitre 8, verset 52). Telle autre fois, ils l’ont calomnié : «C’est par le Prince des démons qu’il expulse les démons!» (Évangile selon saint Matthieu. Chapitre 9, verset 34). Et encore : «Ce Jésus n’expulse les démons que par Béelzéboul, le prince des démons!» (Évangile selon saint Matthieu. Chapitre 12, verset 24). Les choses ont failli mal tourner dans le Temple de Jérusalem où Jésus était allé enseigner. Convaincus que cet homme aux paroles inouïes était démoniaque, des gens ramassèrent des pierres pour le lapider, «mais Jésus se déroba et sortit du Temple» (Évangile selon saint Jean. Chapitre 8, verset 59). Un tel incident s’est produit à au moins une autre reprise.

Figurine du dieu Baal.
Phénicie, c.XIIe siècle av. J-C


En passant, les opposants à Jésus nommaient Béelzéboul le «chef des démons». Ce nom ne sonne vraiment pas comme Lucifer! D'où sort donc ce Béelzéboul? C'est une déformation de Baal Zébul, le «Maître des Princes». Cette divinité était adorée par quelques peuples vivant près de l'Israël antique, dont les Philistins, une nation ennemie. Pour les Juifs de l'époque, de telles divinités étaient de faux dieux et, donc, pouvaient être assimilés à des démons. Cela d'autant plus que, dans quelques épisodes de l'Ancien Testament, les Hébreux eux-mêmes s'étaient détournés du Seigneur pour adorer Baal et autres veaux d'or. Baal était ainsi un tentateur. 
https://fr.wikipedia.org/wiki/Belz%C3%A9buth

Le mot diable provient du latin diabolus et du grec diábolos. Ces mots signifient : «celui qui divise» ou «celui qui désunit». Or, Jésus lui-même divisait! En voyant l’enfant Jésus avec Marie et Joseph au Temple de Jérusalem, le vieillard Syméon perçut aussitôt qu’«il sera un signe de contradiction» et déclara : «Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël». Le temps allait confirmer cette intuition. Ainsi, «dans la foule, on avait entendu les paroles de Jésus, et les uns disaient : « C’est vraiment lui, le Prophète annoncé!», d’autres disaient : «C’est lui le Christ!» Mais d’autres encore demandaient : «Le Christ peut-il venir de Galilée? (…)». C’est ainsi que la foule se divisa à cause de lui» (Évangile selon saint Jean. Chapitre 7, versets 40 à 44). Jésus était d’ailleurs parfaitement conscient des divisions qu’il provoquait. Ses opposants aussi qui l’accusaient donc d’être possédé.  

 

Apocalypse

L'empereur romain Néron a lancé de grandes persécutions de masse contre les Chrétiens.
Entre autres supplices, il les faisait ligoter sur des mats qu'il faisait brûler: des torches humaines (à droite). C'est à ces persécutions terribles que se réfère l'Apocalypse de saint Jean. 
Le fameux 666, «chiffre de la bête», désigne non Satan mais un homme comme le précise
saint Jean lui-même. À noter que les Chrétiens forment le groupe religieux le plus persécuté dans le monde présent. Toile d'Henrik Siemiradski, 1876. 


L’Apocalypse de saint Jean a fait tourner bien des têtes! Dans ce dernier livre du Nouveau Testament, les démons sont bien présents! Mais ce sont surtout des «démons humains»…

Après les premières persécutions des Chrétiens venues des autorités juives, l’empereur romain Néron (37 – 68), un psychopathe de sinistre mémoire, a pris le relais en l’an 64. Dans la nuit du 18 juillet de cette année-là, un gigantesque incendie ravagea Rome. Il dura six jours et sept nuits n’épargnant que quatre quartiers de la ville, faisant des milliers de morts et quelques deux cent mille sans-abris. La rumeur se propagea à son tour selon laquelle Néron lui-même avait ordonné de mettre le feu. La chose est très probable, car cet empereur mégalomane rêvait de reconstruire Rome. Sentant que la colère du peuple se dirigeait contre lui, Néron la détourna en faisant des Chrétiens des boucs émissaires. La propagande impériale se déchaîna contre ce groupe en le dépeignant dans les termes diffamatoires. Le peuple réclama du sang.

Peter Ustinov dans le rôle de Néron, dans
le film Quo vadis, 1951.


L’historien romain Tacite (58 – c. 120) raconte que Néron ordonna que les Chrétiens soient jetés aux lions dans les arènes alors que d'autres étaient crucifiés en grand nombre et brûlés vifs comme des torches. Dans ses Annales, rédigées en l’an 110, Tacite écrit :

«[Néron] fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d'hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Réprimée un instant, cette exécrable superstition se répandait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d'infamies et d'horreurs afflue et trouve des partisans».
Il ajoutait que les Chrétiens étaient aussi condamnés pour «haine contre le genre humain»! Les persécutions romaines vont continuer, par vagues et avec des moments de répit, tout au long des IIe et IIIe siècles. Si avec son édit de Milan de l’an 313, l’empereur Constantin a mis fin à cette terreur, certains de ses successeurs du IVe siècle mèneront encore quelques persécutions sporadiques.

C’est dans ce contexte que saint Jean a rédigé son Apocalypse. Sous un langage codé, l’ennemi, l’Antichrist, est l’empire romain et, singulièrement, l’empereur romain. L'empereur était d'ailleurs considéré comme un dieu. Des spécialistes suggèrent que le «chiffre de la Bête» du livre de l’Apocalypse, le célèbre 666, désigne Néron sous une forme codée – saint Jean prend d’ailleurs soin de préciser que ce chiffre «désigne un homme» (Chapitre 13, verset 18). L’Apocalypse est ainsi un texte qui appelle au courage et à la résilience des Chrétiens et Chrétiennes durement éprouvés par les persécutions. Mais les puissantes images de saint Jean, inspirées par une vision, ont donné lieu à toutes sortes d’interprétations et extrapolations. Il est vrai que ce livre conserve une bonne part de mystère…

 

Genèse


Retour sur la Genèse. À l’Antiquité, tous savaient que le livre de la Genèse était une allégorie. Une allégorie est «une figure de style qui permet de mieux comprendre un concept, une idée, une abstraction grâce à une histoire, une métaphore ou une image».
https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/allegorie/

Déjà, Origène (185-253) était allé très loin en ce sens. Les premiers mots de la Genèse sont : «Au  commencement». Dans son commentaire, Origène pose tout de suite qu’«il ne s’agit pas d’un commencement temporel». Pour lui, ce «Au commencement» renvoi directement aux mêmes mots qui ouvrent l’Évangile selon saint Jean : «Au commencement». À ces mots, la Genèse enchaîne, «Et Dieu dit…»; pour Origène, c’est toujours l’annonce de l’Évangile selon saint Jean : «Au commencement était le Verbe». La Genèse trouve ainsi son accomplissement dans le Christ. La Genèse dit que Dieu créa le Soleil : pour Origène, elle dit en fait que ce soleil, cet astre qui éclaire la vie, est le Christ! Dieu créa la Lune? Cette Lune, astre qui n’émet pas de lumière mais qui reflète celle du Soleil, cette Lune est en fait l’Église qui reflète, bien imparfaitement, la lumière du Christ! Les étoiles? Ce sont les prophètes qui ont annoncé le Christ. Les oiseaux? Les pensées qui s’envolent : pensées de bonheur, de miséricorde, de bienveillance, de douceur, d’amour! Les bêtes qui rampent? Les pensées égoïstes, méchantes, hypocrites, injustes! Dieu vit devant les unes comme devant les autres que c’est «bon»? Il vit qu’il est bon que les contraires existent, car «la beauté et l’éclat de la lumière ne se remarqueraient pas si ne survenait l’obscurité de la nuit»!

Voir: Origène : À l’école des Écritures. Tome 1 : la Genèse. Paris : Cerf, 1998 (réédition 2016). Pages 20 à 35

Retenez le nom d'Origène: il reviendra dans le troisième article de ce cycle, parce qu'il avait des idées pour le moins surprenantes et audacieuses quant au Diable... 

Le récit de la Chute dans la Genèse nous enseigne donc sous le mode allégorique. Que nous enseigne-t-il? Entre autres, que la liberté vient avec des défis et des responsabilités, que l’harmonie sur Terre est fragile, que les êtres humains sont habités par un sentiment vague d’être en exil sur une Terre leur étant hostile ou indifférente… Le serpent représente la tentation du mauvais usage de la liberté et la part arrogante de notre nature. Le serpent, c’est nous qui nous justifions même dans le mal : «Mais non! Ne sois pas qu’un bon intendant : sois le roi incontesté! Impose-toi, même par la violence, et tu prendras possession, seul, des richesses de la Terre. Tu seras un dieu : tu seras Dieu! Tout est à toi, seul toi compte : fais ce que tu veux et comme tu veux, il n’y aura aucune conséquence!».

Ce n’est pas Satan qui parle par le serpent : c’est notre propre conscience, son côté obscur et arrogant.

À SUIVRE

Par arrogance, orgueil et mauvais usage de la liberté qui nous a été confiée,
ne sommes-nous pas nous-mêmes le serpent de la Genèse?
Pieter Brueghel l'aîné: «Allégorie de l'orgueil», c.1550


Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public et PD-US), site commercial pour le livre recommandé.