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vendredi 1 novembre 2024

LUCIFER ? Première partie: Doute et Amour.

Lucifer?

Méditations sur le mal, le manichéisme, l’art et l’amour

Première partie : Doute et Amour

 
Satan, par Gustave Doré (1832-1883)

1. À qui croire?
2. Le critique, l’avocat de la Couronne
3. Mani manigance
4. Dieu artiste

J’aime bien consacrer un article d’automne au fantastique! Le mois de Novembre s'y prête bien, puisque c'est, dit-on, le «mois des morts». Après les sorcières en 2022 et le signe astrologique du Scorpion en 2023, voici Lucifer! En fait, le sujet est si vaste et riche qu’il s’agira ici d’un premier article à suivre éventuellement.

Un jour, une dame qui se trouvait des «dons de voyance» m’a dit : «Ton Ange gardien a de bons liens autant avec Dieu qu’avec Satan». Il y a des journées comme ça où l’on se fait dire des choses surprenantes! Je ne me souviens pas du nom supposé de cet Ange, mais je pense que cela a été inspiré à la dame par la télésérie Lucifer, bien davantage que par un don de voyance... 

 

À qui croire?

Icône du Credo de Nicée-Constantinople.
Dans le Credo de la foi chrétienne,
il n'y a aucune mention du diable...

Je le dis tout de suite et clairement : je ne crois pas à Satan. Ma foi est enracinée dans le Credo chrétien : je crois en Dieu le Père, en son Fils unique Jésus-Christ, en l’Esprit saint…, mais pas à Satan. Ni l’une ni l’autre des deux formulations du Credo chrétien ne fait la moindre référence à Satan – donc ni le Symbole des Apôtres (1er ou IIe siècle), ni le Symbole de Nicée-Constantinople (IVe siècle). Du coup, la croyance à Satan ne fait pas partie des fondements de la foi chrétienne. Alors, je m’en dispense. D’ailleurs, mes parents m’ont transmis une foi sans référence au Diable. Si je croyais à Satan, je pourrais adhérer à son Église – elle existe formellement aux États-Unis!
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_Satan

«Attention Antoine! Dans le Symbole des apôtres, il est écrit que Jésus est mort et a été enseveli, puis qu’il est descendu aux enfers». Vrai, mais il ne s’agit pas de l’enfer, ce lieu où règnerait Satan et ses sbires au milieu des flammes et des cris des âmes damnées! Il s’agit «des enfers» : c’est ce que les Juifs nomment le Schéol et les Grecs l’Hadès, le lieu spirituel où dorment ceux et celles qui ont vécu. Le Christ y est allé, ce qui fait dire à saint Pierre dans sa Première lettre que «l’Évangile a été annoncé aussi aux morts» (chapitre 4, verset 6). «Il est descendu aux enfers» ne signifie donc pas que Jésus est allé s’amuser à tirer la barbichette de son copain ennemi Satan, mais tout simplement qu’il a véritablement connu la mort, comme tous les humains, qu’il est mort sur la croix en criant «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?!» (Saint Matthieu 27, 46), qu’il est passé par la mort, où il a été réconforter les défunts dans leur attente, avant de ressusciter. Comme cet «est descendu aux enfers» peut effectivement porter à confusion, il a été retranché du Credo de Nicée-Constantinople.

Les «enfers» du Symbole des Apôtres correspond à l'Hadès des Grecs:
le lieu spirituel où sont les morts. Toile de Joachim Patinir (c.1480-1524),
représentant Charon, le gardien de ces enfers, traversant le Styx, le fleuve
menant au pays de la Mort. 

La disproportion est immense entre, d’une part, cette absence du diable dans le Credo et, d’autre part, la grande place qu’il occupe dans l’imaginaire populaire, y compris chez bien des Chrétiens. D’innombrables films et téléséries montrent des scènes spectaculaires d’exorcisme, des démons aux traits effrayants et repoussants, des combats épiques contre les puissances infernales, des rituels de sectes «chrétiennes» (dans des lieux obscurs et sinistres) où les adeptes scandent des psalmodies en latin ou en langues inventées, le tout soutenu par des musiques sombres et implacables... C'est pathétique: il est des personnes pour qui les seules connaissances bibliques sont celles fournies par les films d'horreur et des séries du type «X-Files»... 

Je ne dis pas que Satan n’existe pas : je dis que je ne crois pas en lui. Un Chrétien doit-il croire à Satan? Un Chrétien croit au Christ, pas au diable! 

 

Le critique, l’avocat de la Couronne

«Mais la Bible parle du Diable!». D’un côté, ce n’est guère surprenant parce que la croyance aux démons constitue un archétype universel. Mais d’un autre côté, Satan est discret dans l’Ancien Testament. Il faut fouiller longtemps avant de l’y trouver. On peut lire des livres entiers de l’Ancien Testament sans jamais y trouver la moindre allusion.

Job moqué par ses amis.
Miniature tirée des Très Riches Heures
du Duc de Berri, XVe siècle.


En fait, le seul livre de l’Ancien Testament où Satan est présent et actif est le livre de Job. Ma vision de Satan recoupe celle exprimée dans le livre de Job de l’Ancien Testament. Satan n’y est pas décrit comme un Ange déchu. Ce livre de Job est un conte spirituel, non un récit historique. Or, ce livre étonne : Satan et Dieu sont en bons termes qui discutent en se tutoyant! (Satan y est présenté comme «le satan» : l’auteur ne semble pas oser utiliser son nom). Satan semble même avoir le privilège de critiquer l’œuvre de Dieu. Le Seigneur s’informe de lui :
«D’où viens-tu?». Satan lui répond : «De parcourir la terre et d’y rôder». Le Seigneur reprit : «As-tu remarqué mon serviteur Job? Il n’a pas son pareil sur la terre : c’est un homme intègre et droit, qui craint Dieu et s’écarte du mal». «Facile!», rétorque Satan : Job a tout ce qu’il veut, ses entreprises fructifient et il est entouré de gens qui l’aiment. Satan est donc comme un critique qui est sceptique quant à la bonté de la Création (Genèse 1) : comme le fait dire Dostoïevski à son personnage Ivan Karamazov, «Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, je n’accepte pas le monde qu’Il a créé». Satan est encore plus sceptique quant à la constance des humains – avouons que ces mêmes doutes nous assaillent souvent. Ainsi, Job n’est juste que parce qu’il mène une vie comblée! «Mais étends seulement la main, et touche à tout ce qu’il possède : je parie qu’il te maudira en face!». Le Seigneur relève le défi : «Soit! Tu as pouvoir sur tout ce qu’il possède, mais tu ne porteras pas la main sur lui». – je rappelle qu’il s’agit d’un conte spirituel : il ne faut pas l’interpréter comme un récit de faits historiques qui montrerait qu’un être humain n’est qu’un jouet pour le Seigneur et pour Satan! Donc, le Seigneur permet d’éprouver Job, et Satan n’y va pas de main morte : Job perd tout. Pire : plutôt que de le soutenir, ses amis viennent lui faire des remontrances – ne nous arrive-t-il pas d’avoir de tels amis ou d’être un tel ami pour notre prochain? Mais Job demeure fidèle et sa fortune sera rétablie.

Les souffrances de Job. 
Toile de Léon Bonnat, 1880


Satan n’a visiblement pas été entièrement convaincu. Il demeure dans le doute.
«Toi-même Seigneur, peut-être tomberais-tu si tu vivais les tentations terrestres?». Avant d’entreprendre sa vie publique, Jésus se retire donc au désert pour être à son tour éprouvé par Satan. Quelles épreuves? Pas combattre seul une légion romaine, ni affronter un puissant magicien. Pas déplacer une montagne, ni survivre à une bureaucratie en délire! Non. Des épreuves toutes simples: résister à la tentation du confort, à celle de la richesse matérielle et à celle du pouvoir. Hum, des épreuves où les humains (dont moi, mea culpa) échouent souvent en nourrissant le scepticisme de Satan. 

Jésus, lui, réussit. Mais comme Job, il essuiera des refus, des reniements, des trahisons de la part de son entourage. Comme Job toujours, il restera fidèle et accomplira sa mission jusqu’au bout. Au-delà même : par sa Résurrection, lui, «le Juste, justifiera les multitudes» (Isaïe 53, 11). Face à Satan procureur de la couronne, le Christ est notre avocat de la défense! 

 

Mani manigance

Représentation de Jésus comme
«prophète manichéen». Chine, XIIIe siècle


Cela ne signifie pas que le mal n'existe pas. Mais il n'y a pas le Bien et le Mal. La doctrine voulant que deux divinités opposées gouvernent le monde en une lutte permanente, le Bien et le Mal, n’est pas du tout chrétienne : elle provient du philosophe persan Mani qui l’a formulée au IIIe siècle. Mani s’inspirait lui-même de certaines religions antiques et aussi des courants gnostiques. Il y avait eu des courants gnostiques chrétiens dès le IIe siècle qui mariaient Évangile et ésotérisme. Poétique, hétéroclite et confus, le gnosticisme s’est exprimé dans de nombreux textes apocryphes qui n’ont jamais été reconnus comme canoniques, et pour cause. 

Comme souvent avec les faux prophètes, Mani prétendait que sa doctrine «transcendait» toutes les autres qui se trouveraient réunies en elle : christianisme, zoroastrisme, bouddhisme, marcionisme, judaïsme, gnosticisme, philosophie grecque, cultes des mystères, etc. Rien de moins! Son enseignement eut un certain succès, notamment au Moyen-Orient et jusqu’en Chine où on trouve des statues en son hommage dans des temples et qui le présentent comme le «Bouddha de Lumière»…https://fr.wikipedia.org/wiki/Mani_(proph%C3%A8te)https://en.wikipedia.org/wiki/Mani_(prophet)

L’Église a toujours rejeté cette doctrine. Elle a vigoureusement combattu les sectes manichéennes qui s’appropriaient frauduleusement les apparences chrétiennes, comme les Cathares du XIe au XIIIe siècles. On peut critiquer la manière forte avec laquelle elle s’y est prise, mais il faut surtout retenir sa détermination envers l’Évangile – surtout que les émissaires envoyés par le Pape auprès des Cathares avaient la fâcheuse habitude de ne jamais revenir, non pas qu’ils soient devenus cathares mais parce que ces doux derniers les trucidaient... Je ne me sens pas autorisé à juger cette manière qui remonte à une époque où les différents se réglaient habituellement d’une manière «musclée», une manière qui n’est évidemment plus la nôtre en ces temps de paix et d’harmonie planétaires, n’est-ce pas…

Et pourtant, le manichéisme a fait sentir son influence sur le Christianisme. Par exemple, saint Augustin avait fait partie d’une secte manichéenne avant de se convertir. Si le manichéisme n’est pas parvenu à se hisser au rang de religion organisée et missionnaire, et s’il a plutôt donné lieu à d’innombrables petites sectes éphémères, sa vision dualiste a percolé insidieusement dans la culture, y compris dans le Christianisme.

Dans The Delicate Creation: Towards a Theology of the Environment. un livre brillant publié en 1972 et traduit en français en 1983 sous le titre Merveilleuse création (Éditions Pierre Téqui), Christopher Derrick mettait en lumière les résultats déplorables de cette persistance du manichéisme dans la société moderne. Il y proposait déjà une théologie de l’environnement – oui oui, un livre de 1972, donc bien avant son temps!
https://en.wikipedia.org/wiki/Christopher_Derrick

Le résultat le plus frappant de cette persistance fut le suivant. Alors que Satan est très discret dans l’Ancien Testament, alors qu’il est davantage présent dans le Nouveau Testament mais sans y être envahissant, Satan a ensuite pris la stature d’une divinité ou peut s’en faut. 

En fait, il n’y est pour rien : c’est nous qui, peu à peu, lui avons conféré un statut de Dieu Négatif possédant une puissance comparable à celle du Seigneur. Ce dernier semble ainsi devoir combattre sans relâche contre Satan qui paraît invincible. Et nous, Chrétiens et Chrétiennes, sommes à notre tour inviter à lutter sans répit contre lui. À en croire certains, le Diable est partout et il s’ingénie sans cesse à nous tendre des pièges. La clique des démons semble plus puissante que la Communion des Saints et Saintes, plus forte que les cercles des Anges! Cette thématique a subi une inflation galopante. Coudon, le Christ est-il venu pour rien?!

Franchement! Si tant qu’il existe, ledit ange déchu Satan n’est qu’une simple créature, comme nous. Le Seigneur pourrait l’éliminer d’un souffle comme il pourrait le faire de n’importe laquelle de ses créatures et même de sa Création toute entière. Il n’y a qu’un seul Dieu : «Je crois en un seul Dieu» dit notre Credo.

Un des nombreux avatars
modernes du manichéisme!


Le manichéisme a si bien réussi à s’immiscer hypocritement qu’il connait toujours du succès, y compris chez des Chrétiens. S’il est disparu en tant que religion organisée, il a pris sa revanche en exerçant une influence durable. Avec les films de super-héros, la série Star Wars et autres Rambo, le cinéma états-unien joue à fond la carte du combat entre le Bien et le Mal : il s’agit là d’un des canaux les plus puissants de la perpétuation de la pensée manichéenne. Les mouvements Woke et complotistes en sont les avatars les plus récents. Mais ce n’est guère chrétien…

Je dois avouer que ma foi est dépourvue de manichéisme.

 

Dieu artiste

Le manichéisme cherche à expliquer le mal en notre monde. Il sert aussi à s’identifier au Bien et à se donner bonne conscience : le Mal, ce sont «eux», pas moi! Mais pour moi qui suis chrétien, je constate que Jésus lui-même n’a pas fourni d’explication au mal. Il n’a pas vraiment développé ce sujet. Par contre, il a offert une réponse au mal. Les Évangiles rapportent souvent qu’il fut saisi de compassion face aux foules sans berger et face aux malades, aux pauvres, aux oubliés. Son Évangile enseigne la juste voie pour répondre au mal par l’amour. Peut-être qu’aux yeux de certains, cela ne suffit pas et qu’il faut «mythifier» le mal.

Dieu artiste...
Autoportrait de la peintre Judith Leyster
c. 1630

Le Psaume 94 s’émerveille face à la Création : «Que tes œuvres sont grandes, Seigneur!». Dans le livre de la Genèse, Yahvé regarde chaque étape de sa Création et juge que «C’est bon»; à la fin de son travail, il dit «C’est très bon». Il ne dit pas que c’est parfait.
Le Symbole des Apôtres s’ouvre sur ces mots : «Je crois en Dieu (…), créateur du Ciel et de la Terre». Le Credo de Nicée-Constantinople ajoute : «Je crois en un seul Dieu (…), créateur du Ciel et de la Terre, de l’univers visible et invisible». Je rajouterais : «… des univers visibles et invisibles»

Autrement dit, le Seigneur se présente comme un créateur, un artiste. Nous le voyons plutôt comme une sorte de Principe immuable, une vision héritée de la philosophie grecque antique, alors qu’il agit et qu’il crée. L’artiste le plus accompli peut faire des fausses notes à l’occasion : les œuvres du plus parfait artiste ne sont pas nécessairement toutes parfaites. À la fin de sa vie, Beethoven disait que sur ses quelques 200 compositions, il n’en retiendrait qu’une vingtaine! Le Seigneur, lui, continue d’aimer ses œuvres même si, «grandes» et «très bonnes», elles ne lui paraissent pas parfaites. Ainsi, les humains naissent, grandissent et meurent, tout comme les autres êtres vivants. Les étoiles elles aussi naissent, existent et meurent. Il s’agit d’une œuvre en mouvement, une «œuvre ouverte». Mais en ce monde, il se peut que ce que nous percevons comme imperfection soit une condition absolument essentielle pour que l'existence existe. 
Ne nous illusionnons pas : ce n’est pas nous qui allons parfaire l’œuvre. Notre mission ne se situe pas sur ce plan. Notre mission est d’aimer - d’aimer non pas n’importe comment mais à la manière du Seigneur : «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés». Aimer aussi cette grande œuvre cosmique et en prendre soin sur Terre.

Louis Janmot: Portrait de l'artiste. 1832.

L’imperfection n’est pas le mal, mais nous la percevons comme l’étant. L’imperfection appelle l’amour qui, seule, peut achever l’œuvre et compenser pour son imperfection. Le péché n’est pas notre imperfection, mais l’acte d’y céder volontairement avec arrogance et suffisance, en délaissant l’amour. Sur cette voie néfaste, le risque est grand que la personne devienne un «démon humain». Le salut du Seigneur est de rappeler encore et toujours la place première de l’amour. Il s’est incarné pour se faire solidaire de nos difficultés, jusqu’à la mort dans les pires souffrances. Nos soucis, nos difficultés, nos épreuves, nos disputes et nos guerres, nos deuils, nos divorces… , beaucoup de ces maux seraient évitables si nous savions aimer en vérité, si nous suivions la voie indiquée par le Seigneur. Notre société de consommation est plutôt fondée sur le culte des péchés capitaux : orgueil, avarice, jalousie (envie), colère, luxure, gourmandise, paresse! 
Il restera néanmoins les maladies et les catastrophes naturelles pour rappeler l'imperfection de l'Univers. La beauté de ce monde est évidente, son imperfection l'est tout autant que nous expérimentons jusque dans notre corps. C'est pourquoi la plupart des miracles de Jésus furent des guérisons.

Adam et Ève, par Rubens. 1597. 

Les plus grands artistes eux-mêmes traversent des périodes de doute lors desquelles, déçus voire dégoûtés, ils songent jusqu’à détruire ce qu’ils ont réalisé. De nombreux artistes ont renié certaines de leurs œuvres. La Genèse rapporte que le Seigneur a connu de tels moments de doute et pensé rayer d’un trait sa Création terrestre. Satan personnifie la part du Seigneur qui doute de lui-même et de ses œuvres. La Passion de Jésus exprime peut-être aussi un regret du Seigneur: le regret de ne pas avoir créé un monde parfait pour nous. Peut-être alors que l'acceptation de l'imperfection est un pas vers la guérison, le rétablissement, la Résurrection... 
D'où l'extrême miséricorde, l'extrême indulgence de Jésus face à nos fautes: «Amen, je vous le dis : Tout sera pardonné aux enfants des hommes : leurs péchés et les blasphèmes qu’ils auront proférés» - seul le blasphème contre l'Esprit Saint ne peut être pardonné (Évangile selon saint Marc, chapitre 3, versets 28 et 29). 

Ce sont des doutes que connaissent tous les artistes. En autant qu’ils ne finissent pas par inhiber la créativité, ces doutes sont nécessaires pour que l’artiste puisse progresser dans son art.

Dans la majeure partie de l’Ancien Testament, le Seigneur promet à qui l’aime une bonne vie ici-bas, une vie longue jusqu’à être rassasié de jours et s’éteindre en paix. Dans ses livres tardifs, l’Ancien Testament ouvre la porte à une autre promesse : celle d’une vie éternelle. Cette promesse, Jésus nous la fait explicitement : «Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais» (Saint Jean; 11, 25-26).

À SUIVRE! 

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public et PD-US)

mercredi 2 octobre 2024

ANTON BRUCKNER ET LA MUSIQUE QUI RALENTI!

Anton Bruckner 
et la musique qui ralenti!
 
1. Neuro-atypique
2. Univers symphonique
3. Le Bruckner «scandaleux» de Mario Venzago
4. Mais en 1953, attachez vos tuques!
4. Ralentir, ralentir encore…
5. Que conclure de ce ralentissement?
6. Pour découvrir Bruckner

En cet article, je vous présente un compositeur faisant partie de mon «Top 10» et qui illustre ladite «neurodiversité». En parallèle du sujet principal (qui est le rythme), je donnerai quelques exemples de cette neurodiversité chez ce musicien. 
 

Dans un article précédent portant sur la musique du compositeur anglais Edward Elgar, je rapportais un fait qui peut sembler contraire à l’intuition : un grand paradoxe. D’un côté, nous vivons dans une époque où l’on dit que «tout s’accélère», que le rythme de vie est «effréné»; une époque où la vitesse et l’efficacité sont valorisées. Pourtant d’un autre côté, la musique dit exactement le contraire : elle ralenti! Elle a sensiblement ralenti tout au long du XXe siècle et cette tendance ne s’est pas inversée depuis le début du XXIe siècle.
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2020/08/edward-elgar-et-la-musique-qui-ralentit.html
Si vous trouvez la musique classique «ennuyante», méfiez-vous : certains chefs la rendent ennuyante en la déformant de lenteur.
Le paradoxe ne touche d’ailleurs pas que la musique : en cette époque de «vitesse», de nombreux projets mettent une éternité à aboutir comme, pour ne prendre qu’un exemple, le projet de tramway dans la ville de Québec – tellement qu’il n’est pas du tout certain que ce dernier projet aboutisse un jour…
 
En comparant avec les enregistrements dirigés par Elgar lui-même, j’avais montré que les chefs d’orchestre avaient eu une nette tendance à en ralentir les tempos au fil du temps, tant et si bien que la réédition des enregistrements d’Elgar avait causé une commotion dans les années 1970. Mais le ralentissement imposé à la musique d’Elgar n’est en rien un cas isolé. Dans mon essai sur le rythme Pulsations (Varia, 2017), j’avais signalé cette même évolution pour Brahms. Chez Bruckner comme chez Mahler, des records de lenteur ont été établis au cours des dernières décennies; même chose pour Debussy dont la durée moyenne d’interprétation du Prélude à l’après-midi d’un faune a augmenté d’environ 50% par rapport aux tempos initiaux. Idem pour Sibelius.

 
Neuro-atypique
Anton Bruckner à 40 ans.

En cet article, je me penche sur le cas des Symphonies d’Anton Bruckner (1824-1896). Bruckner fut d’ailleurs un «cas» : avec lui, nous sommes en zone «neuro-atypique»! Ce compositeur autrichien était aussi un excellent organiste-improvisateur. Outre ses Symphonies, il a surtout composé de la musique chorale, en grande partie sacrée – très peu de musique de chambre et d’œuvres pour piano, pas de concerto ni d’opéra. Il était très croyant et dévot - il tenait même un registre méticuleux des prières qu'il disait chaque jour. 
Contrairement à tant de compositeurs de l’époque romantique, la littérature ne l’attirait pas : il lisait essentiellement la Bible et les journaux. 
Il était grand et fort de charpente, mais son physique était ingrat au point qu’un jour, se regardant dans un miroir, il eut ces mots bien tristes : «Tu es vraiment un type maudit…». Toute sa vie, il a cherché sans succès son âme- sœur; pourtant, il a décliné les quelques demandes qu’il a reçues. Toute sa vie, il fut attiré par les jeunes filles d'environ 16 ans: la chose n'était pas illégale à l'époque et Anton n'a pas agressé qui que ce soit mais, s'étant montré trop insistant en une occasion, il s'était fait solidement réprimander. D'ailleurs, sa maladresse sociale était proverbiale. 
Pour ajouter au malaise, Anton est né en milieu rural et il a toujours conservé ses manières de paysan, tant dans sa manière de se vêtir (ses pantalons très larges!) que dans son langage parlé qui tenait du dialecte. Ces apparences et cette sociabilité erratique lui ont valu bien des ricanements lorsqu’il s’est établi dans la sophistiquée Vienne dans les années 1860.

Bruckner avait un trouble obsessif-compulsif (TOC)
Le sien n'était pas de se laver souvent les mains ou de
vérifier sans cesse si la porte est barrée, mais de compter, 
compter tout et n'importe quoi...



Fervent admirateur de Richard Wagner, il a eu la dangereuse candeur de lui dédier sa Symphonie #3 alors même que la critique et une bonne partie du milieu musical viennois étaient hostiles à Wagner. La création de l’œuvre sous sa direction à Vienne le 16 décembre 1877 fut un véritable désastre : une partie de l’assistance fit du chahut et la salle se vida davantage après chacun des mouvements. Le pauvre Bruckner en pleura sa vie. Ce terrible traumatisme fit ressortir les fragilités mentales avec lesquelles Bruckner a dû composer épisodiquement. 

Lorsque ses fragilités s’accentuaient, Bruckner était pris d’un trouble obsessif-compulsif consistant à compter – compter tout et n’importe quoi, y compris les brins d’herbes d’une plate-bande à quatre pattes… Évidemment, Anton numérotait soigneusement chacun des mesures de ses Symphonies! Mais notre musicien était résilient et ses crises finissaient toujours par se dissiper. Il était aussi sujet à la dépression et à des crises de doute abyssales pouvant lui provoquer des accès de boulimie. 
Qui a dit qu'être neurodivergent est facile à vivre? 

Il avait dans la soixantaine lorsqu’il a enfin connu ses premiers succès publics de compositeur. Les quelques succès qu'il avait mérité jusqu'alors n'avaient guère eu de lendemains. Anton était un modèle de résilience mais aussi de persévérance. Malgré cette reconnaissance tardive, il a toujours pu compter sur l’appui de quelques personnes pour tenir le coup.

 
Univers symphonique
Bruckner éreinté par les critiques.
Caricature d'époque par Otto Böhler. 



Anton Bruckner a composé 9 Symphonies «officielles» et 2 Symphonies non-numérotées (l’une d’étude, l’autre portant le numéro 0 car Bruckner la considérait comme «nulle»!). Le Finale de la Symphonie #9 est demeuré inachevé à son décès – je dois dire que les différentes réalisations de ce Finale conçues par divers musiciens ne m’ont jamais convaincu. Bruckner avait du souffle : la plus courte de ses Symphonie, la #1, dure 45 minutes, alors que la plus longue, la 8e, fait près de 80 minutes. Il ne faut donc pas être pressé pour apprécier sa musique. Paradoxalement, elle passe très bien en concert encore de nos jours. Savante alchimie de Baroque, de Classicisme et de Romantisme, alchimie aussi du populaire, du savant et du sacré, elle fait entendre de nombreux passages visionnaires. Le tout dans une manière absolument unique d’orchestrer – et très différente de celle de Wagner quoiqu’on puisse en dire. Pour moi, ce corpus représente le sommet de la Symphonie à l’époque romantique.
 
Bruckner en ses dernières années.

Bruckner était aussi un cas parce qu’il révisait souvent ses Symphonies. Ces révisions vont de points de détails jusqu’à des réécritures complètes. Seules les Symphonies #5, 6, 7 et 9 n’existent qu’en une seule version. Par exemple, pour sa Symphonie #4, Bruckner a composé un troisième mouvement complètement différent pour sa version finale! La Symphonie #3 existe en trois versions différentes – la troisième est tardive par rapport aux deux précédentes et elle me semble la moins réussie même si la plus jouée (parce qu’elle a connu un triomphe à sa création, alors que la version précédente fut le fiasco mentionné précédemment). Toutes les différentes versions de chaque Symphonie ont été éditées. C’est dire qu’un chef doit souvent choisir entre deux (voire trois) versions!
Cela dit, Bruckner ne mettait pas d’indications métronomiques pour ses tempos. Au fil du temps, les chefs ont eu tendance à ralentir ces tempos, sous prétexte de spiritualité, de «wagnérisme» et autres mauvaises bonnes raisons.
 

Le Bruckner «scandaleux» de Mario Venzago

Entre 2010 et 2014, le chef suisse Mario Venzago a enregistré les symphonies d’Anton Bruckner à la tête de cinq différents orchestres (pour la maison de disques CPO qui a réuni ces enregistrements dans un coffret de 10 Cds en 2016). Cette réalisation en a choqué plusieurs, et on a parlé de «provocation» et d’«iconoclasme». C'est que Venzago opte pour des tempos «rapides», des orchestres de plus petite taille qu’à l’accoutumée, des cordes avec peu ou pas de vibrato, et diverses fluctuations de tempos (rubato). Certains ont crié au scandale ou pire encore! Sur un site renommé de critique discographique, l’enregistrement Venzago de la Symphonie #8 s’est mérité le douteux titre de «CD from the hell / Un disque venu de l’enfer»!
 
Comme je suis un ange cornu, je me suis demandé à quel point les tempos de Venzago étaient vraiment si rapides.

J’ai commencé en comparant avec les deux premières intégrales discographiques en stéréo des Symphonies de Bruckner. Ces deux intégrales sont celles du chef allemand Eugen Jochum (1902-1997) - réalisée entre 1958 et 1967 pour la maison DGG, avec deux orchestre : Philharmonique de Berlin et Radio de Bavière, et du Hollandais Bernard Haitink (1929-2021), réalisée de 1963 à 1972 pour Philips, avec un seul orchestre, celui du Concertgebouw d’Amsterdam. À noter que Jochum réalisera une autre intégrale, pour EMI, mais elle est très semblable au niveau des tempos.
J’ai dû faire attention. Venzago utilise les mêmes versions que Jochum; mais Haitink avait utilisé d’autres versions (première version de la Symphonie #2 au lieu de la deuxième avec coupures; deuxième version de la #3 au lieu de la troisième; édition de Robert Haas de la #8 au lieu de l’édition Nowak – il y a quelques différences entre les deux, ma préférence allant nettement à Haas).
 

Alors, en faisant attention de comparer les mêmes versions, voici le résultat :
Venzago est plus rapide que Jochum dans 60% des mouvements des Symphonies. Mais pour neuf mouvements, la différence de minutage est minime, inférieure à 30 secondes. Dans l’ensemble, Venzago est donc un peu plus rapide que Jochum, mais juste un peu, sans plus.
Venzago est plus rapide que Haitink dans 61,5% des mouvements des Symphonies. Pour sept mouvements, la différence est minime. Dans l’ensemble, Venzago est à nouveau un peu plus rapide, mais juste un peu, sans plus.

Inversement, Jochum et Haitink sont plus rapides dans environ 40% des mouvements. Bref, on n’est pas loin de quelque chose de paritaire. La seule Symphonie où Venzago se distingue est la #5. Il la dirige en 60 minutes, contre 73 minutes pour Haitink et 77 pour Jochum. En fait, Venzago est le seul chef à ma connaissance à interpréter si rapidement cette Symphonie : presqu’aucun chef ne va sous la barre des 72 minutes! Pourtant, la #5 de Venzago est convaincante : jamais la fugue du Finale ne m’a semblée aussi lisible. Venzago a poussé l’audace encore plus loin : cette #5 est souvent jouée avec un très grand orchestre, et certains chefs doublent même les cuivres dans le Finale. Venzago, lui, la dirige avec un orchestre de 46 musiciens! Le résultat est remarquable, je dois dire. Mais à cette seule exception, les tempos de Venzago ne jurent pas avec ceux des deux premières intégrales, celles de Jochum et de Haitink. Il n’y a donc pas matière à scandale sur ce plan.

Et pourtant, scandale il y eut! Pourquoi donc?
 

Mais en 1953, attachez vos tuques!

Volkmar Andreae en 1909

Les Intégrales de Jochum et de Haitink furent les premières enregistrées en stéréo. Mais avant, il y eut une Intégrale en mono, celle de Volkmar Andreae (1879-1962) à la tête de l’Orchestre symphonique de Vienne. Ce fut la première de toutes, dirigée par un chef qui fut dépositaire d’une tradition d’interprétation remontant au vivant même de Bruckner : Andreae avait 17 ans lorsque Bruckner est décédé. Et là, les choses sont passionnantes!
https://fr.wikipedia.org/wiki/Volkmar_Andreae

Mario Venzago rapide dans cette musique? Cette idée aurait fait sourire Andreae. En suivant grosso modo les mêmes textes que Venzago, Andreae est plus rapide que lui dans sept des neuf Symphonies officielles! Venzago ne le coiffe que dans la #5 (sans surprise) et dans la #6 par un petit 17 secondes! Andreae est plus rapide que Venzago dans 21 mouvements sur 35! Par rapport à Jochum, Andreae est toujours plus vif, de même que par rapport à Haitink pour les Symphonies où ils utilisent le même texte. Ces enregistrements décoiffants ont été réédités en 2009 chez Music & Arts: le son est étonnamment bon. 

Ces tempos allants concordent avec des témoignages d’époque. Par exemple, le critique Eduard Hanslick, l’ennemi juré de Bruckner, jugeait que sa musique manifestait une «surexcitation fébrile». Bruckner lui-même disait que sa musique, celle d’un «bouillant Catholique», s’opposait à celle de Johannes Brahms (un autre de ses ennemis jurés!), «un froid Protestant». En tout cas, les enregistrements de Volkmar Andreae présentent les Symphonies de Bruckner sous un jour dynamique, actif, emporté, loin des clichés qui s’imposeront par la suite.
 
Pour écouter:
 
Dans l’article précédent sur Elgar, j’avais noté que les plus anciens enregistrements à avoir été réalisé après ceux d’Elgar lui-même suivaient d’assez proche les tempos d’Elgar. C’est par la suite, peu à peu, que le ralentissement s’est produit. Il en va de même pour Bruckner : depuis Jochum et Haitink jusqu’à nous, les tempos se sont progressivement ralentis. Intéressant, non? Cela ne concerne pas tous les enregistrements, mais la tendance de fond ne fait pas de doute. Je compare toujours pour les mêmes versions et éditions des Symphonies. Voyez :
 
L’intégrale de Georg Tinter a été réalisée entre 1997 et 2000 (Naxos). Venzago est plus rapide dans pas moins de 87% des mouvements. Il n’y a en fait que trois mouvements où Tintner est plus rapide que Venzago. Les différences minimes entre l’un et l’autre sont aussi beaucoup plus rares qui ne concernent que trois mouvements. Donc, Tintner est nettement plus lent que Venzago.
 
L’intégrale de Daniel Barenboïm à Berlin (Warner) date de 2005. À nouveau, Venzago est plus rapide dans 87% des mouvements. La différence est considérable. Je signale que Baremboïm a une grande dévotion envers Bruckner puisqu'il a enregistré trois Intégrales des Symphonies!
 
L’intégrale de Yannick Nézet-Séguin (Orchestre Métropolitain, ATMA) a été réalisée de 2006 à 2017. Venzago est plus rapide dans 89% des mouvements! La différente est à nouveau considérable.
 
Du coup, Jochum était plus rapide que Tintner dans 68% des mouvements, alors que Haitink l’était dans 85% des mouvements!

Cette tendance au ralentissement s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. On la retrouve dans l’Intégrale de Christian Thielmann parue en 2023. Par exemple, ce chef dirige la Symphonie #4 en 69’42, contre 63’36 pour Haitink et 60’27 pour Andreae. Il fracasse un record de lenteur pour la Symphonie #5 avec 81’58 (battant ainsi Karajan avec ses 80’24 prémonitoires de 1976) - et j'exclue le 85 minutes outrancier réalisé par Sergiu Celibidache en 1985 à Munich! Haitink dirigeait la même Symphonie en 72’37 (et Andreae en 68’29). Même tendance dans la toute récente Intégrale dirigée par Andris Nelsons qui, par exemple, dirige la #3 en 60’40 contre 53’15 pour Jochum, et la #6 en 59’37 contre 55’05 chez Jochum (et 50’47 pour Andreae). Pour cette 6e, Nelsons est même plus lent que Tintner… 

Cela devient complètement dingue!


Première conclusion. Les tempos de Venzago ne jurent pas avec ceux de Jochum et de Haitink qui ont signé les deux premières intégrales brucknériennes en stéréo. Mais lorsque sont parus les disques de Venzago dans les années 2010, ses tempos ont juré avec les tempos les plus fréquents de ces mêmes années : Venzago peut sembler précipité lorsque comparé à Barenboïm, mais pas par rapport à Haitink et Jochum.
Deuxième conclusion qui découle de la précédente : d’une manière générale, les tempos des interprétations brucknériennes ont nettement ralenti entre 1970 et 2020.
Un temps finit par arriver où il devient presque impossible de ralentir davantage sans dénaturer la musique – quoiqu’il semble exister une sorte de «concours» entre chefs pour savoir qui parviendra à étirer le premier mouvement de la Symphonie #7 à 23 minutes…
Troisième conclusion. Ce phénomène est le même que celui déjà observé pour la musique d’Elgar, et il se retrouve dans l’interprétation d’autres compositeurs encore (voir l’article précédent), à savoir une tendance à ralentir la musique au fil du temps.

 
Que conclure de ce ralentissement?
Bruckner à l'orgue. Ses concerts
comportaient de longues
improvisations. Bruckner a très
peu composé pour son instrument: 
il préférait improviser.
Caricature d'époque par Otto Böhler
.


Je n’ai pas l’explication de ce phénomène. La musique Pop donne une impression de vitesse, mais il s’agit d’une fausse impression. En général, elle n’est pas plus rapide que la musique classique. L’impression provient des basses renforcées (qui nous «entrent dans le corps» et de la pulsation fortement marquée de la batterie. Mais objectivement parlant, les basses renforcées et la batterie envahissante ne signifient pas du tout une plus grande vitesse des tempos. Cette impression n’est qu’une «illusion d’audition». L’impression provient aussi des gesticulations des chanteurs et chanteuses sur scène, et aussi des artifices spectaculaires (pyrotechnie, jeux de lumières, etc.) qui procurent une impression de mouvement, d’action et de vitesse. Mais là encore, c’est trompeur : la musique Pop est en fait très statique, et ses formes démontrent très peu d’action sur le plan musical : c’est une musique sans grand relief (dans laquelle on utilise d’ailleurs à outrance l’égalisation des fréquences), une musique comme en à-plat. Paradoxalement, il se peut que ce ralentissement provienne en partie de l’influence de la musique Pop.
 
Du côté de l’interprétation classique, il est devenu courant que des interprètes fassent preuve de sur-raffinement, peut-être pour faire différemment. Souvent, le texte des partitions est sollicité pour tenter d’y trouver quelque chose de nouveau… qui n’y est pas nécessairement! Cela peut donc contribuer au ralentissement.
Il se peut aussi que, dans l’agitation de nos vies, nous cherchions des moments de tranquillité…

Je dois tout de même avouer ma perplexité. La lenteur n’a rien à voir avec de la «spiritualité» : la lenteur n’est que de la lenteur. Et trop, c’est trop. À un moment, cela finit par modifier substantiellement la musique elle-même et en briser l’élan.


Mais je n’ai pas d’explication complète. Et vous, qu’en pensez-vous?
 

Pour découvrir Bruckner

Bruckner avec Wagner (à gauche).
Bruckner était en fait plus grand 
que Wagner, mais il vénérait tant
Wagner qu'il s'inclinait dévotement
devant lui lorsqu'il le rencontrait!
Caricature par Otto Böhl
er. 

Et comme de fait, Venzago a tendance à sur-raffiner son Bruckner. Avec des résultats inégaux, quelques fois convaincants mais quelques fois maniérés. Par exemple, il prend très lentement la section centrale (Trio) du scherzo de la Symphonie #0 et, en plus, il en allonge encore davantage certaines notes. La partition n’indique pourtant rien qui invite à faire ainsi. Venzago dit user du rubato (liberté rythmique) mais, là encore, ce n’est pas toujours heureux. Le thème «lyrique» du Finale de la Symphonie #1 est accompagné d’accords à contretemps : cet accompagnement limite la possibilité du rubato : pourtant Venzago s’ingénie à en faire. Par comparaison, Haitink interprète ce passage a tempo, presque sans rubato, et c’est nettement mieux. Venzago fait jouer très lentement la conclusion du mouvement lent de la #0 et très doux au point que c’est à peine audible. Est-ce vraiment nécessaire d’en faire autant?
Alors, j’estime que l’intégrale de Venzago s’adresse aux fans de Bruckner qui aimeront entendre un chef faire «différemment» des autres. Je ne la recommanderais pas à qui voudrait découvrir cet univers.

Je recommanderais plutôt l’une ou l’autre des deux premières Intégrales, celles de Jochum et de Haitink : toutes deux sont de très haut niveau. À mon avis, ces deux chefs ont su donner à cette musique son élan naturel. Personnellement, je préfère les choix de versions de Haitink qui, de plus, ajoute la #0 (il en existe cependant des enregistrements plus réussis). La Symphonie #2 y est donnée sans coupures, dans une magnifique interprétation. La Symphonie #3 y figure dans sa deuxième rédaction, que je trouve nettement supérieure à la rédaction suivante (qui contient un Finale trucidé sous l’influence d’amis du compositeur…). 
Reliquat de trouble
obsessif-compulsif: 
Bruckner tenait scrupuleusement
le registre des prières qu'il
disait chaque jour. 


Certains ont médit de Haitink qui est un chef probe laissant la musique s’exprimer sans y ajouter de sur-raffinement, mais Haitink est un architecte suprême dans Bruckner. Même les deux enregistrements plus anciens de son intégrale (les Symphonies #3 et #8) sont excellents. (Je signale que, plus tard dans sa carrière, Haitink réenregistrera certaines Symphonies), À mon sens, sa Symphonie #1 demeure insurpassée : rude, flamboyante et troublante, qui annonce la musique de Mahler – alors que, contrairement à son habitude, Jochum finasse dans le Finale.

Mais Jochum reste aussi un excellent choix! Il y a moins de «micro-défauts» d’orchestre que chez Haitink (dont l’orchestre est néanmoins excellent). Je n’ai jamais entendu la Symphonie #4 aussi bien rendue (mais Haitink n’en est pas loin), et Jochum est l’un des très rares, très très rares chefs à réussir la Symphonie #6 – je ne comprends pas pourquoi cette Symphonie est une telle pierre d’achoppement pour les chefs : Venzago, Tintner et d’autres encore la ratent carrément! (Haitink y est très bon, mais Jochum possède le secret de cette œuvre). Par contre, le plus ancien enregistrement de l’Intégrale de Jochum, la #5, est moyen : la prise de son fait vieillotte et la sonorité des cors est vraiment terne. Dans sa deuxième Intégrale, cette Symphonie est superbe, mais c’est cette fois la prise de son de la #8 qui est terne. Et les violons savonnent leur trait rapide au début de la Symphonie #1 – comme j’adore cette Symphonie, cela ne pardonne pas!
Si vous aimez le son mono, Andreae est imbattable: voilà le vrai Bruckner! Du pur bonheur.
 
Cela dit. la discographie de Bruckner est devenue très riche depuis les années 1960. Pour les Symphonies, il y a des intégrales mais aussi de nombreuses versions isolées de chaque œuvre. Et il y a la musique vocale / chorale: je recommande, entre autres, la Messe en mi mineur, pour double chœur mixte et orchestre à vents, une pièce singulière. Côté chœur profane, je signale que Bruckner a utilisé diverses techniques d'origine populaire dont le chant en bouche fermée et le jodel (chant «à la tyrolienne»)! 
 
Première page du manuscrit de la Symphonie #5. Remarquez au bas de la page:
Bruckner numérotait soigneusement chaque mesure de ses Symphonies! Il est possible de voir là un autre reliquat de son TOC. 



 
Sources des illustrations: Sites commerciaux pour les disques proposés, Wikipédia (Domaine public et PD-US).