Anton Bruckner
et
la musique qui ralenti!
1. Neuro-atypique
2. Univers
symphonique
3. Le Bruckner
«scandaleux» de Mario Venzago
4. Mais en 1953, attachez vos tuques!
4. Ralentir, ralentir
encore…
5. Que conclure de ce
ralentissement?
6. Pour découvrir
Bruckner
En cet article, je vous présente un compositeur faisant partie de mon «Top 10» et qui illustre ladite «neurodiversité». En parallèle du sujet principal (qui est le rythme), je donnerai quelques exemples de cette neurodiversité chez ce musicien.
Dans un article
précédent portant sur la musique du compositeur anglais Edward Elgar, je
rapportais un fait qui peut sembler contraire à l’intuition : un grand
paradoxe. D’un côté, nous vivons dans une époque où l’on dit que «tout
s’accélère», que le rythme de vie est «effréné»; une époque où la vitesse et
l’efficacité sont valorisées. Pourtant d’un autre côté, la musique dit
exactement le contraire : elle ralenti! Elle a sensiblement ralenti tout
au long du XXe siècle et cette tendance ne s’est pas inversée depuis le début
du XXIe siècle.
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2020/08/edward-elgar-et-la-musique-qui-ralentit.html
Si vous trouvez la
musique classique «ennuyante», méfiez-vous : certains chefs la rendent
ennuyante en la déformant de lenteur.
Le paradoxe ne
touche d’ailleurs pas que la musique : en cette époque de «vitesse», de
nombreux projets mettent une éternité à aboutir comme, pour ne prendre qu’un
exemple, le projet de tramway dans la ville de Québec – tellement qu’il n’est
pas du tout certain que ce dernier projet aboutisse un jour…
En comparant avec
les enregistrements dirigés par Elgar lui-même, j’avais montré que les chefs
d’orchestre avaient eu une nette tendance à en ralentir les tempos au fil du
temps, tant et si bien que la réédition des enregistrements d’Elgar avait causé
une commotion dans les années 1970. Mais le ralentissement imposé à la musique
d’Elgar n’est en rien un cas isolé. Dans mon essai sur le rythme Pulsations
(Varia, 2017), j’avais signalé cette même évolution pour Brahms. Chez Bruckner
comme chez Mahler, des records de lenteur ont été établis au cours des
dernières décennies; même chose pour Debussy dont la durée moyenne
d’interprétation du Prélude à l’après-midi d’un faune a augmenté d’environ 50%
par rapport aux tempos initiaux. Idem pour Sibelius.
Neuro-atypique
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Anton Bruckner à 40 ans.
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En cet article, je
me penche sur le cas des Symphonies d’Anton Bruckner (1824-1896). Bruckner fut
d’ailleurs un «cas» : avec lui, nous sommes en zone «neuro-atypique»! Ce
compositeur autrichien était aussi un excellent organiste-improvisateur. Outre
ses Symphonies, il a surtout composé de la musique chorale, en grande partie
sacrée – très peu de musique de chambre et d’œuvres pour piano, pas de concerto
ni d’opéra. Il était très croyant et dévot - il tenait même un registre méticuleux des prières qu'il disait chaque jour. Contrairement à tant de
compositeurs de l’époque romantique, la littérature ne l’attirait pas : il
lisait essentiellement la Bible et les journaux.
Il était grand et fort de
charpente, mais son physique était ingrat au point qu’un jour, se regardant
dans un miroir, il eut ces mots bien tristes : «Tu es vraiment un type
maudit…». Toute sa vie, il a cherché sans succès son âme- sœur; pourtant, il a
décliné les quelques demandes qu’il a reçues. Toute sa vie, il fut attiré par les jeunes filles d'environ 16 ans: la chose n'était pas illégale à l'époque et Anton n'a pas agressé qui que ce soit mais, s'étant montré trop insistant en une occasion, il s'était fait solidement réprimander. D'ailleurs, sa maladresse sociale était proverbiale.
Pour ajouter au malaise, Anton est né en milieu rural et il a
toujours conservé ses manières de paysan, tant dans sa manière de se vêtir (ses pantalons très larges!) que dans son langage parlé qui tenait du dialecte. Ces apparences et cette sociabilité erratique lui ont valu bien
des ricanements lorsqu’il s’est établi dans la sophistiquée Vienne dans les
années 1860.
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Bruckner avait un trouble obsessif-compulsif (TOC) Le sien n'était pas de se laver souvent les mains ou de vérifier sans cesse si la porte est barrée, mais de compter, compter tout et n'importe quoi...
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Fervent admirateur de Richard Wagner, il a eu la dangereuse
candeur de lui dédier sa Symphonie #3 alors même que la critique et une bonne
partie du milieu musical viennois étaient hostiles à Wagner. La création de
l’œuvre sous sa direction à Vienne le 16 décembre 1877 fut un véritable
désastre : une partie de l’assistance fit du chahut et la salle se vida
davantage après chacun des mouvements. Le pauvre Bruckner en pleura sa vie. Ce
terrible traumatisme fit ressortir les fragilités mentales avec lesquelles
Bruckner a dû composer épisodiquement.
Lorsque ses fragilités s’accentuaient,
Bruckner était pris d’un trouble obsessif-compulsif consistant à compter –
compter tout et n’importe quoi, y compris les brins d’herbes d’une plate-bande à quatre pattes… Évidemment, Anton numérotait soigneusement chacun des mesures de ses Symphonies! Mais notre musicien était résilient et ses crises finissaient toujours
par se dissiper. Il était aussi sujet à la dépression et à des crises de doute abyssales pouvant lui provoquer des accès de boulimie.
Qui a dit qu'être neurodivergent est facile à vivre?
Il avait dans la soixantaine lorsqu’il a enfin connu ses
premiers succès publics de compositeur. Les quelques succès qu'il avait mérité jusqu'alors n'avaient guère eu de lendemains. Anton était un modèle de résilience mais aussi de persévérance. Malgré cette reconnaissance tardive, il
a toujours pu compter sur l’appui de quelques personnes pour tenir le coup.
Univers
symphonique |
Bruckner éreinté par les critiques. Caricature d'époque par Otto Böhler.
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Anton Bruckner a
composé 9 Symphonies «officielles» et 2 Symphonies non-numérotées (l’une
d’étude, l’autre portant le numéro 0 car Bruckner la considérait comme
«nulle»!). Le Finale de la Symphonie #9 est demeuré inachevé à son décès – je
dois dire que les différentes réalisations de ce Finale conçues par divers
musiciens ne m’ont jamais convaincu. Bruckner avait du souffle : la plus
courte de ses Symphonie, la #1, dure 45 minutes, alors que la plus longue, la 8e,
fait près de 80 minutes. Il ne faut donc pas être pressé pour apprécier sa
musique. Paradoxalement, elle passe très bien en concert encore de nos jours. Savante
alchimie de Baroque, de Classicisme et de Romantisme, alchimie aussi du
populaire, du savant et du sacré, elle fait entendre de nombreux passages
visionnaires. Le tout dans une manière absolument unique d’orchestrer – et très
différente de celle de Wagner quoiqu’on puisse en dire. Pour moi, ce corpus
représente le sommet de la Symphonie à l’époque romantique.
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Bruckner en ses dernières années.
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Bruckner était
aussi un cas parce qu’il révisait souvent ses Symphonies. Ces révisions vont de
points de détails jusqu’à des réécritures complètes. Seules les Symphonies #5,
6, 7 et 9 n’existent qu’en une seule version. Par exemple, pour sa Symphonie
#4, Bruckner a composé un troisième mouvement complètement différent pour sa
version finale! La Symphonie #3 existe en trois versions différentes – la
troisième est tardive par rapport aux deux précédentes et elle me semble la
moins réussie même si la plus jouée (parce qu’elle a connu un triomphe à sa
création, alors que la version précédente fut le fiasco mentionné
précédemment). Toutes les différentes versions de chaque Symphonie ont été
éditées. C’est dire qu’un chef doit souvent choisir entre deux (voire trois)
versions!
Cela dit, Bruckner
ne mettait pas d’indications métronomiques pour ses tempos. Au fil du temps,
les chefs ont eu tendance à ralentir ces tempos, sous prétexte de spiritualité,
de «wagnérisme» et autres mauvaises bonnes raisons.
Le Bruckner
«scandaleux» de Mario Venzago
Entre 2010 et
2014, le chef suisse Mario Venzago a enregistré les symphonies d’Anton Bruckner
à la tête de cinq différents orchestres (pour la maison de disques CPO qui a
réuni ces enregistrements dans un coffret de 10 Cds en 2016). Cette réalisation
en a choqué plusieurs, et
on a parlé de «provocation» et d’«iconoclasme». C'est que Venzago opte pour des tempos «rapides», des
orchestres de plus petite taille qu’à l’accoutumée, des cordes avec peu ou pas
de vibrato, et diverses fluctuations de tempos (rubato). Certains ont crié au
scandale ou pire encore! Sur un site renommé de critique discographique,
l’enregistrement Venzago de la Symphonie #8 s’est mérité le douteux titre de
«CD from the hell / Un disque venu de l’enfer»!
Comme je suis un
ange cornu, je me suis demandé à quel point les tempos de Venzago étaient
vraiment si rapides.
J’ai commencé en
comparant avec les deux premières intégrales discographiques en stéréo des Symphonies de
Bruckner. Ces deux intégrales sont celles du chef allemand Eugen Jochum
(1902-1997) - réalisée entre 1958 et 1967 pour la maison DGG, avec deux
orchestre : Philharmonique de Berlin et Radio de Bavière, et du Hollandais
Bernard Haitink (1929-2021), réalisée de 1963 à 1972 pour Philips, avec un seul
orchestre, celui du Concertgebouw d’Amsterdam. À noter que Jochum réalisera une
autre intégrale, pour EMI, mais elle est très semblable au niveau des tempos.
J’ai dû faire
attention. Venzago utilise les mêmes versions que Jochum; mais Haitink avait
utilisé d’autres versions (première version de la Symphonie #2 au lieu de la
deuxième avec coupures; deuxième version de la #3 au lieu de la troisième;
édition de Robert Haas de la #8 au lieu de l’édition Nowak – il y a quelques
différences entre les deux, ma préférence allant nettement à Haas).
Alors, en faisant
attention de comparer les mêmes versions, voici le résultat :
Venzago est plus
rapide que Jochum dans 60% des mouvements des Symphonies. Mais pour neuf
mouvements, la différence de minutage est minime, inférieure à 30 secondes.
Dans l’ensemble, Venzago est donc un peu plus rapide que Jochum, mais juste un
peu, sans plus.
Venzago est plus
rapide que Haitink dans 61,5% des mouvements des Symphonies. Pour sept
mouvements, la différence est minime. Dans l’ensemble, Venzago est à nouveau un
peu plus rapide, mais juste un peu, sans plus.
Inversement, Jochum et Haitink
sont plus rapides dans environ 40% des mouvements. Bref, on n’est pas loin de
quelque chose de paritaire. La seule Symphonie où Venzago se distingue est la
#5. Il la dirige en 60 minutes, contre 73 minutes pour Haitink et 77 pour
Jochum. En fait, Venzago est le seul chef à ma connaissance à interpréter si
rapidement cette Symphonie : presqu’aucun chef ne va sous la barre des 72
minutes! Pourtant, la #5 de Venzago est convaincante : jamais la fugue du
Finale ne m’a semblée aussi lisible. Venzago a poussé l’audace encore plus
loin : cette #5 est souvent jouée avec un très grand orchestre, et
certains chefs doublent même les cuivres dans le Finale. Venzago, lui, la
dirige avec un orchestre de 46 musiciens! Le résultat est remarquable, je dois
dire. Mais à cette seule exception, les tempos de Venzago ne jurent pas avec
ceux des deux premières intégrales, celles de Jochum et de Haitink. Il n’y a
donc pas matière à scandale sur ce plan.
Et pourtant, scandale il y eut!
Pourquoi donc?
Mais en 1953, attachez vos tuques!
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Volkmar Andreae en 1909
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Les Intégrales de
Jochum et de Haitink furent les premières enregistrées en stéréo. Mais avant,
il y eut une Intégrale en mono, celle de Volkmar Andreae (1879-1962) à la tête
de l’Orchestre symphonique de Vienne. Ce fut la première de toutes, dirigée par
un chef qui fut dépositaire d’une tradition d’interprétation remontant au
vivant même de Bruckner : Andreae avait 17 ans lorsque Bruckner est décédé.
Et là, les choses sont passionnantes! https://fr.wikipedia.org/wiki/Volkmar_AndreaeMario Venzago
rapide dans cette musique? Cette idée aurait fait sourire Andreae. En suivant
grosso modo les mêmes textes que Venzago, Andreae est plus rapide que lui dans
sept des neuf Symphonies officielles! Venzago ne le coiffe que dans la #5 (sans
surprise) et dans la #6 par un petit 17 secondes! Andreae est plus rapide que
Venzago dans 21 mouvements sur 35! Par rapport à Jochum, Andreae est toujours
plus vif, de même que par rapport à Haitink pour les Symphonies où ils
utilisent le même texte. Ces enregistrements décoiffants ont été réédités en 2009 chez Music & Arts: le son est étonnamment bon.
Ces tempos allants
concordent avec des témoignages d’époque. Par exemple, le critique Eduard
Hanslick, l’ennemi juré de Bruckner, jugeait que sa musique manifestait une «surexcitation
fébrile». Bruckner lui-même disait que sa musique, celle d’un «bouillant
Catholique», s’opposait à celle de Johannes Brahms (un autre de ses ennemis
jurés!), «un froid Protestant». En tout cas, les enregistrements de Volkmar
Andreae présentent les Symphonies de Bruckner sous un jour dynamique, actif,
emporté, loin des clichés qui s’imposeront par la suite.
Pour écouter:
Dans l’article
précédent sur Elgar, j’avais noté que les plus anciens enregistrements à avoir
été réalisé après ceux d’Elgar lui-même suivaient d’assez proche les tempos
d’Elgar. C’est par la suite, peu à peu, que le ralentissement s’est produit. Il
en va de même pour Bruckner : depuis Jochum et Haitink jusqu’à nous, les
tempos se sont progressivement ralentis. Intéressant, non? Cela ne concerne pas
tous les enregistrements, mais la tendance de fond ne fait pas de doute. Je
compare toujours pour les mêmes versions et éditions des Symphonies.
Voyez :
L’intégrale de
Georg Tinter a été réalisée entre 1997 et 2000 (Naxos). Venzago est plus rapide
dans pas moins de 87% des mouvements. Il n’y a en fait que trois mouvements où
Tintner est plus rapide que Venzago. Les différences minimes entre l’un et
l’autre sont aussi beaucoup plus rares qui ne concernent que trois mouvements.
Donc, Tintner est nettement plus lent que Venzago.
L’intégrale de
Daniel Barenboïm à Berlin (Warner) date de 2005. À nouveau, Venzago est plus
rapide dans 87% des mouvements. La différence est considérable. Je signale que Baremboïm a une grande dévotion envers Bruckner puisqu'il a enregistré trois Intégrales des Symphonies!
L’intégrale de
Yannick Nézet-Séguin (Orchestre Métropolitain, ATMA) a été réalisée de 2006 à
2017. Venzago est plus rapide dans 89% des mouvements! La différente est à
nouveau considérable.
Du coup, Jochum
était plus rapide que Tintner dans 68% des mouvements, alors que Haitink
l’était dans 85% des mouvements!
Cette tendance au
ralentissement s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. On la retrouve dans l’Intégrale
de Christian Thielmann parue en 2023. Par exemple, ce chef dirige la Symphonie
#4 en 69’42, contre 63’36 pour Haitink et 60’27 pour Andreae. Il fracasse un
record de lenteur pour la Symphonie #5 avec 81’58 (battant ainsi Karajan avec
ses 80’24 prémonitoires de 1976) - et j'exclue le 85 minutes outrancier réalisé par Sergiu Celibidache en 1985 à Munich! Haitink dirigeait la même Symphonie en 72’37 (et
Andreae en 68’29). Même tendance dans la toute récente Intégrale dirigée par
Andris Nelsons qui, par exemple, dirige la #3 en 60’40 contre 53’15 pour
Jochum, et la #6 en 59’37 contre 55’05 chez Jochum (et 50’47 pour Andreae).
Pour cette 6e, Nelsons est même plus lent que Tintner…
Cela devient complètement dingue!
Première
conclusion. Les tempos de Venzago ne jurent pas avec ceux de Jochum et de
Haitink qui ont signé les deux premières intégrales brucknériennes en stéréo. Mais
lorsque sont parus les disques de Venzago dans les années 2010, ses tempos ont
juré avec les tempos les plus fréquents de ces mêmes années : Venzago peut
sembler précipité lorsque comparé à Barenboïm, mais pas par rapport à Haitink
et Jochum.
Deuxième
conclusion qui découle de la précédente : d’une manière générale, les
tempos des interprétations brucknériennes ont nettement ralenti entre 1970 et
2020.
Un temps finit par
arriver où il devient presque impossible de ralentir davantage sans dénaturer
la musique – quoiqu’il semble exister une sorte de «concours» entre chefs pour
savoir qui parviendra à étirer le premier mouvement de la Symphonie #7 à 23 minutes…
Troisième
conclusion. Ce phénomène est le même que celui déjà observé pour la musique
d’Elgar, et il se retrouve dans l’interprétation d’autres compositeurs encore
(voir l’article précédent), à savoir une tendance à ralentir la musique au fil
du temps.
Que conclure de ce
ralentissement?
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Bruckner à l'orgue. Ses concerts comportaient de longues improvisations. Bruckner a très peu composé pour son instrument: il préférait improviser. Caricature d'époque par Otto Böhler.
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Je n’ai pas
l’explication de ce phénomène. La musique Pop donne une impression de vitesse,
mais il s’agit d’une fausse impression. En général, elle n’est pas plus rapide
que la musique classique. L’impression provient des basses renforcées (qui nous
«entrent dans le corps» et de la pulsation fortement marquée de la batterie.
Mais objectivement parlant, les basses renforcées et la batterie envahissante
ne signifient pas du tout une plus grande vitesse des tempos. Cette impression
n’est qu’une «illusion d’audition». L’impression provient aussi des
gesticulations des chanteurs et chanteuses sur scène, et aussi des artifices
spectaculaires (pyrotechnie, jeux de lumières, etc.) qui procurent une
impression de mouvement, d’action et de vitesse. Mais là encore, c’est
trompeur : la musique Pop est en fait très statique, et ses formes
démontrent très peu d’action sur le plan musical : c’est une musique sans
grand relief (dans laquelle on utilise d’ailleurs à outrance l’égalisation des
fréquences), une musique comme en à-plat. Paradoxalement, il se peut que ce
ralentissement provienne en partie de l’influence de la musique Pop.
Du côté de
l’interprétation classique, il est devenu courant que des interprètes fassent
preuve de sur-raffinement, peut-être pour faire différemment. Souvent, le texte
des partitions est sollicité pour tenter d’y trouver quelque chose de nouveau…
qui n’y est pas nécessairement! Cela peut donc contribuer au ralentissement.
Il se peut aussi
que, dans l’agitation de nos vies, nous cherchions des moments de tranquillité…
Je dois tout de
même avouer ma perplexité. La lenteur n’a rien à voir avec de la «spiritualité» :
la lenteur n’est que de la lenteur. Et trop, c’est trop. À un moment, cela
finit par modifier substantiellement la musique elle-même et en briser l’élan.
Mais je n’ai pas
d’explication complète. Et vous, qu’en pensez-vous?
Pour découvrir
Bruckner
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Bruckner avec Wagner (à gauche). Bruckner était en fait plus grand que Wagner, mais il vénérait tant Wagner qu'il s'inclinait dévotement devant lui lorsqu'il le rencontrait! Caricature par Otto Böhler.
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Et comme de fait,
Venzago a tendance à sur-raffiner son Bruckner. Avec des résultats inégaux,
quelques fois convaincants mais quelques fois maniérés. Par exemple, il prend
très lentement la section centrale (Trio) du scherzo de la Symphonie #0 et, en
plus, il en allonge encore davantage certaines notes. La partition n’indique
pourtant rien qui invite à faire ainsi. Venzago dit user du rubato (liberté
rythmique) mais, là encore, ce n’est pas toujours heureux. Le thème «lyrique»
du Finale de la Symphonie #1 est accompagné d’accords à contretemps : cet
accompagnement limite la possibilité du rubato : pourtant Venzago
s’ingénie à en faire. Par comparaison, Haitink interprète ce passage a tempo,
presque sans rubato, et c’est nettement mieux. Venzago fait jouer très
lentement la conclusion du mouvement lent de la #0 et très doux au point que
c’est à peine audible. Est-ce vraiment nécessaire d’en faire autant?
Alors, j’estime
que l’intégrale de Venzago s’adresse aux fans de Bruckner qui aimeront entendre
un chef faire «différemment» des autres. Je ne la recommanderais pas à qui
voudrait découvrir cet univers.
Je recommanderais
plutôt l’une ou l’autre des deux premières Intégrales, celles de Jochum et de
Haitink : toutes deux sont de très haut niveau. À mon avis, ces
deux chefs ont su donner à cette musique son élan naturel. Personnellement, je
préfère les choix de versions de Haitink qui, de plus, ajoute la #0 (il en
existe cependant des enregistrements plus réussis). La Symphonie #2 y est
donnée sans coupures, dans une magnifique interprétation. La Symphonie #3 y
figure dans sa deuxième rédaction, que je trouve nettement supérieure à la
rédaction suivante (qui contient un Finale trucidé sous l’influence d’amis du
compositeur…).
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Reliquat de trouble obsessif-compulsif: Bruckner tenait scrupuleusement le registre des prières qu'il disait chaque jour.
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Certains ont médit de Haitink qui est un chef probe laissant la
musique s’exprimer sans y ajouter de sur-raffinement, mais Haitink est un
architecte suprême dans Bruckner. Même les deux enregistrements plus anciens de
son intégrale (les Symphonies #3 et #8) sont excellents. (Je signale que, plus
tard dans sa carrière, Haitink réenregistrera certaines Symphonies), À mon
sens, sa Symphonie #1 demeure insurpassée : rude, flamboyante et
troublante, qui annonce la musique de Mahler – alors que, contrairement à son
habitude, Jochum finasse dans le Finale.
Mais Jochum reste
aussi un excellent choix! Il y a moins de «micro-défauts» d’orchestre que chez
Haitink (dont l’orchestre est néanmoins excellent). Je n’ai jamais entendu la
Symphonie #4 aussi bien rendue (mais Haitink n’en est pas loin), et Jochum est
l’un des très rares, très très rares chefs à réussir la Symphonie #6 – je ne
comprends pas pourquoi cette Symphonie est une telle pierre d’achoppement pour
les chefs : Venzago, Tintner et d’autres encore la ratent carrément!
(Haitink y est très bon, mais Jochum possède le secret de cette œuvre). Par
contre, le plus ancien enregistrement de l’Intégrale de Jochum, la #5, est
moyen : la prise de son fait vieillotte et la sonorité des cors est
vraiment terne. Dans sa deuxième Intégrale, cette Symphonie est superbe, mais
c’est cette fois la prise de son de la #8 qui est terne. Et les violons
savonnent leur trait rapide au début de la Symphonie #1 – comme j’adore cette
Symphonie, cela ne pardonne pas!Si vous aimez le son mono, Andreae est imbattable: voilà le vrai Bruckner! Du pur bonheur.
Cela dit. la discographie de Bruckner est devenue très riche depuis les années 1960. Pour les Symphonies, il y a des intégrales mais aussi de nombreuses versions isolées de chaque œuvre. Et il y a la musique vocale / chorale: je recommande, entre autres, la Messe en mi mineur, pour double chœur mixte et orchestre à vents, une pièce singulière. Côté chœur profane, je signale que Bruckner a utilisé diverses techniques d'origine populaire dont le chant en bouche fermée et le jodel (chant «à la tyrolienne»)!
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Première page du manuscrit de la Symphonie #5. Remarquez au bas de la page: Bruckner numérotait soigneusement chaque mesure de ses Symphonies! Il est possible de voir là un autre reliquat de son TOC.
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Sources des illustrations: Sites commerciaux pour les disques proposés, Wikipédia (Domaine public et PD-US).