Dvořák autrement
Deuxième partie (de six)
Après le cycle d’articles que j’ai consacré à Joseph Haydn, je vous propose maintenant un cycle sur Antonín Dvořák (1841-1904), le compositeur de la mythique Symphonie du Nouveau Monde – mais qui a écrit beaucoup plus que cette seule œuvre!Le premier article est ici:
Le 18 avril 2025, mon oratorio L'Amour de Joseph et Marie sera donné par la Société philharmonique de Montréal, en l'église Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Pour l'occasion, le programme sera complété par le Te Deum de Dvořák. Je suis très heureux de ce choix: les deux œuvres sont bien différentes, mais leur rencontre forme une belle complémentarité et harmonieuse. D'ailleurs, Dvořák est, avec Bruckner, mon compositeur préféré du XIXe siècle. Et puis, j'ai presque le même prénom que ces deux musiciens!
Dvořák autrement.
Partie 2
Dansons!
Souvent, les
commentateurs prétextent ces chansons et ces danses (voir l’article précédent) pour
affirmer jusqu’à plus soif que Dvořák était «proche de la nature» - ce qui
serait juste si on n’y mettait pas une nuance péjorative. Or, le folklore
imaginaire de Dvořák se retrouve dans bon nombre de ses œuvres de «musique
pure», telles ses Symphonies, ses Quatuors, etc. Sa présence irradiante indique
autre chose.
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Pieter Brueghel l'Aîné. Danse de noces. 1566.
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Dans les
symphonies et les quatuors à cordes du XVIIIe siècle, un des mouvements était
une danse, le Menuet. On souligne trop peu à quel point la musique du XVIIIe
siècle doit à la danse. Parmi les nombreuses danses de l’époque, le Menuet a
frayé son chemin dans la musique de concert. Ses origines demeurent obscures
mais, vers le milieu du XVIIe siècle, le Menuet devient une danse
aristocratique, tout d’abord en France avec Lully puis dans plusieurs autres
pays. Par contre, Joseph Haydn lui a souvent donné (ou redonné?) une tournure
populaire, chose qui lui a d’ailleurs été reprochée.
Mais avec la
Révolution française, le Menuet perd sa pertinence. Sans complètement cesser
d’en composer, Beethoven le remplace souvent par un Scherzo – comme souvent, Haydn
l’avait précédé dans certains de ses Quatuors. Dans les œuvres romantiques en
plusieurs mouvements, le scherzo a définitivement supplanté le Menuet. Mais
alors la danse?! Le scherzo, mot qui signifie plaisanterie, n’est pas une
danse. Certains Romantiques en font un mouvement fantasque voire fantastique…
mais qui ne danse pas! Dvořák rétablit la danse dans ses scherzos au moyen de
son folklore imaginaire. Le scherzo de la Symphonie #6 est d’ailleurs dénommé
Furiant (et non «scherzo»), la furiant étant une danse populaire tchèque. En
remettant la danse en honneur jusque dans les grandes formes de la musique
pure, Dvořák y introduit du coup des accents et des rythmes nouveaux. Par
exemple, la furiant traditionnelle combine des mesures binaires et des mesures
ternaires : son assise rythmique est formée par trois mesures à 2/4 et
deux mesures à 3/4.
Dans de nombreuses
œuvres, Dvořák joue sur l’ambivalence entre rythmes binaires et rythmes
ternaires, ce qui donne à sa musique une vie rythmique originale et bien
particulière. Un bel exemple est le Scherzo de la Symphonie #7 qui passe
constamment du binaire au ternaire. Le début du Te Deum (opus 103 / B 176;
1892) est déstabilisant : le timbalier martèle seul un motif alternant
deux notes donnant l’impression d’un rythme binaire; mais ce motif est en fait
ternaire et, lorsque l’orchestre entre en rythme binaire, les attentes sont
complètement déjouées! C’est que le binaire de l’orchestre ne correspond pas au
binaire que les timbales semblaient annoncer. Un joli polyrythme!
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Début du Te Deum. L'alternance de deux notes aux timbales seules donne semble ancrer le tempo. Mais il s'agit de triolets! Lorsque le reste de l'orchestre entre à la troisième mesure, l'auditeur est déstabilisé par ce qui lui semble être un autre tempo... |
MUSIQUE. Te Deum, opus 103, pour solistes, choeurs et orchestre. L'Orchestre de la WDR, dirigé par Cristian Măcelaru.
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Danse à Bougival, Pierre-Auguste Renoir, 1883
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La plus ancienne
pièce conservée de Dvořák date environ de 1855, et il s’agit d’une Polka pour
piano, donc déjà d’une danse. Si Dvořák ne composera pas de ballets comme tels
(mais il y a des scènes dansées dans presque tous ses opéras), l’esprit de la
danse se retrouve partout dans sa musique – je mentionne l’éblouissant Scherzo
capriccioso (opus 66 / B 131; 1883) avec ses cors volubiles, ses traits de
harpe et ses interventions de clarinette basse, les délicieuses Valses de
Prague (B 99; 1879) ou l’endiablé Carnaval (opus 92 / B 169; 1891), toutes pour
orchestre. Sa rythmique possède une
variété inouïe même lorsqu’elle ne se réfère pas directement à la danse, une
grande souplesse aussi dans les tempos et l’interprétation qu’elle appelle. Des
critiques reprochent à sa musique sa carrure métrique, et trouvent que ses
phrases sont très régulières (phrases de quatre mesures, par exemple). C’est
vrai… et faux. Cette régularité métrique, qui se voit à la lecture d’une
partition, se double d’une souplesse rythmique qui, elle, échappe à la notation
écrite. La musique de Dvořák contient beaucoup de changements de tempo,
beaucoup de rallentandos et d’accelerandos écrits… ou non. Cette musique, dans
son style, dans le «ce qui n’est pas écrit», demande de la souplesse rythmique
de la part de ses interprètes.
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Glinka, en 1840. Par Yakov Yanenko.
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Alors que la
musique romantique, y compris du courant se prétendant représenter la «musique
de l’avenir», sonne souvent «sérieuse», «brumeuse» et «déjà vieille», celle de
Dvořák fait l’effet du soleil et d’une cure de jouvence!En fait, Dvořák
est l’un des compositeurs romantiques qui a le mieux compris que la musique de
son temps avait besoin d’une cure de rajeunissement, et que ce renouveau ne
pouvait passer que par l’apport de la musique populaire. Le XIXe siècle
s’éprend de la culture populaire qu’il nomme folklore. En plusieurs pays, des
écrivains recueillent et publient des contes populaires et des éditeurs
publient des collections de chansons populaires. Le Polonais (exilé en France)
Frédéric Chopin compose pour le piano une série de Polonaises (danse noble) et
une de Mazurkas (danse populaire mais plus subtile et capricieuse). Le Russe
Mikhaïl Glinka (1804-1857) fut le grand pionnier de l’intégration de la musique
populaire dans les formes classiques. Créé le 27 novembre 1842, son opéra Rouslan
et Ludmilla est radical : on y trouve des «gammes exotiques» (avec la
première utilisation de la gamme par tons entiers), des rythmes irréguliers
(dont la mesure à 5/4), des percussions variées; ce conte fantastique met en
scène des personnages quasi surréalistes, dont l’un est une immense tête! Glinka
s’inspire de la musique populaire russe, mais son nationalisme est ouvert qui
puise aussi en Orient ou en Espagne. Sa musique scandalise les snobs, mais elle
trouve un bon accueil auprès du public. Son exemple sera suivi par Tchaïkovski
et le Groupe des Cinq formé dans les années 1860 (Moussorgski, Rimski-Korsakov,
Borodine, Balakirev et Cui). Cela dit, il faut souligner que la musique de
Dvořák est exactement contemporaine de celle de ces musiciens russes : par
exemple, ses deux premières Symphonies ont été composées avant la Symphonie #1
de Tchaïkovski et deux ans avant la Symphonie #1 de Borodine; quant au génial
opéra Boris Godounov de Moussorgski, sa première version ne date que de 1869,
et sa version «élargie» de 1872. C’est donc dire que Dvořák était tout autant à
l’avant-garde de ce mouvement.
MUSIQUE. Jusqu'ici, mes suggestions d'écoute concernaient la musique orchestrale. Mais Dvořák a aussi donné de nombreuses et magnifiques partitions de chambre! Celle que je vous propose ici est peu connue, mais il s'agit d'une musique radieuse: le Trio #1 pour violon, violoncelle et piano, en si bémol majeur, opus 21. Il est joué par le Trio Kubelik, avec partition défilante.
https://www.youtube.com/watch?v=bjsk_93A-Ec
Smetana
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Smetana, vers 1860
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Bedřich Smetana
(1824-1884) est l’aîné de Dvořák. Si Smetana peut être considéré comme le «père
de la musique romantique tchèque», sa première œuvre marquante intégrant le
folklore du pays est l’opéra La fiancée vendue (peut-être le plus bel opéra comédie du Romantisme, avec Falstaff de Verdi) date de 1864, ce qui montre à nouveau
l’avant-gardisme de Dvořák. Or, très rares sont les musicologues qui
reconnaissent ce fait. Ils ont plutôt tendance à faire de Dvořák un successeur.
Or s’il est vrai que Dvořák a joué comme altiste sous la direction de Smetana
dans l’Orchestre du théâtre provisoire, y compris des œuvres de Smetana, ce
dernier a à son tour dirigé des œuvres du jeune Dvořák, dont l’ouverture de
l’opéra Le Roi et le charbonnier en 1872, ou la création de sa Symphonie #3 en
1873. Les sonorités de cette Symphonie préfigurent franchement celles du cycle
symphonique Ma patrie sur lequel Smetana ne commencera à travailler qu’en 1874.
Dans les notes pour l’enregistrement des Rhapsodies pour orchestre de Dvořák
publié par la maison de disques Naxos, on peut lire ceci au sujet de la Rhapsodie
en La mineur : «Elle a été conçue comme un poème symphonique sur le modèle
de Vyšerhad de Smetana et dans
la forme initiée par Liszt». Or, d’une part, cette pièce ne fait aucune
référence à un programme extra-musical, chose qui caractérise pourtant le poème
symphonique ; elle ne sonne vraiment pas comme du Liszt non plus. D’autre
part, Dvořák ne pouvait connaître la pièce de Smetana à l’époque pour la bonne
et simple raison qu’elle n’était tout simplement pas encore composée! La
Rhapsodie a été commencée en août 1874 et terminée le 12 septembre suivant; de son
côté, Smetana a commencé Vyšehrad
(qui sera le premier volet du cycle symphonique Ma patrie) quelque part en
octobre de la même année pour la terminer le 18 novembre, et la création (à
laquelle Dvořák assista) n’eut lieu que le 14 mai 1875. De plus, en 1875, Dvořák
avait déjà composé ses cinq premières Symphonies. Il ne serait donc pas
impossible que ce soit en fait Dvořák qui ait influencé Smetana plutôt que
l’inverse! En tout cas, l'émulation est allée dans les deux sens. Je soupçonne que l’injustice des musicologues proviennent de leur
penchant pour un Smetana libre-penseur et progressiste contre un Dvořák
catholique, «paysan» (mais pourtant tout autant pour l’émancipation culturelle
de la Bohême que son aîné)…
Émancipation
culturelle
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Armoiries de la Bohême.
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Au-delà du
rajeunissement, un autre enjeu favorise ce phénomène. Au XIXe siècle, bon
nombre de pays vivent au sein d’empires qui briment leur identité culturelle
propre. C’est le cas de la Bohême qui fait partie des territoires des empereurs
autrichiens de la dynastie des Habsbourg. Souvent, la langue allemande est
imposée à quiconque désire faire carrière, et Dvořák lui-même subira cette
pression. Sans y céder : il se débrouillait bien en allemand, mais sa
langue d’usage restait le tchèque. Seul son premier opéra, Alfred, a été écrit
sur un livret en allemand, et Dvořák désavouera cette œuvre de jeunesse et la
condamnera à demeurer dans ses tiroirs. Pour un nombre croissant de
compositeurs, le fait d’intégrer la musique populaire de leur pays dans leurs
œuvres était un geste d’affirmation culturelle. Un geste nationaliste : si
ce mot n’a pas très bonne presse aujourd’hui, au XIXe siècle l’affirmation
nationale répondait au besoin légitime des peuples de vivre leur culture
souvent sous la domination d’une culture étrangère.
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Le jeune Dvořák |
Tout cela trouve un écho
direct dans la musique de Dvořák.
La Bohême et la
Russie furent à l’avant-garde d’une musique enrichie par la musique populaire.
Ce mouvement allait prendre une grande ampleur dans le dernier tiers du XIXe
siècle, alors que des ethnomusicologues se mirent à parcourir les campagnes
pour recueillir la musique populaire en de nombreux pays. De nouveaux pays
émergèrent dans le répertoire de la musique de concert : la Norvège
d’Edvard Grieg; l’Angleterre de Ralph Vaughan Williams; l’Espagne de Felipe
Pedrell, Isaac Albéniz, Enrique Granados et Manuel de Falla; l’Auvergne de Joseph
Canteloube; la Hongrie de Zoltán Kodály; la Roumanie de George Enesco; le
Brésil d’Heitor Villa-Lobos; les États-Unis de George Gershwin, etc. Sans
puiser formellement dans le folklore, Jean Sibelius fut le chantre de la
Finlande, Carl Nielsen celui du Danemark, Edward Elgar de l’Angleterre. Au début
du XXe siècle, c’est paradoxalement ce mouvement nationaliste qui apporta des
œuvres fortes et «scandaleuses» de modernité : l’«empire de la dissonance»
du Hongrois Béla Bartók, ou les «révolutions» du Russe Igor Stravinsky - depuis
L’oiseau de feu en 1910 jusqu’à Noces (1917-1923) en passant par
l’incontournable Sacre du printemps (1913). Avec l’exode rural et la
concentration de la population humaine dans des villes toujours plus grandes,
ce mouvement s’est essoufflé dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais il
n’aura pas dit son dernier mot, comme en témoigne encore les superbes œuvres
vocales et chorales de l’Estonien Veljo Tormis (1930-2017).
Puiser dans le
folklore apporte des rythmes nouveaux, inhabituels alors en musique de concert.
Mais le folklore apporte aussi de nouvelles couleurs modales. Tous les
compositeurs mentionnés au paragraphe précédent ont fait ainsi et proposé une
sorte de «tonalité élargie». Cela se retrouve abondamment chez Dvořák. Un bel
exemple est le thème des Variations symphoniques (opus 78 / B 70; 1877). Ce
thème colore la gamme majeure avec la quarte augmentée : c’est le mode
lydien. Ce thème est soumis à pas moins de 27 variations brèves et très variée,
une forme kaléidoscopique qui culmine dans une magistrale fugue.
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Mode lydien, avec le quatrième degré augmenté qui forme un triton avec la «tonique». |
Lorsqu’il
séjournera quelques années aux États-Unis, Dvořák se mettra à l’écoute de la
musique des Noirs. Il aura d’ailleurs quelques étudiants Noirs dans ses classes
de composition et il se liera avec l’un d’eux, Harry Burleigh, excellent
chanteur qui initia son professeur à la musique Noire pour la plus grande joie
de ce dernier. Dvořák se serait aussi intéressé à la musique amérindienne.
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Harry Burleigh, en 1936. Il fut l'un des étudiants Noirs de Dvořák à New York. |
Ses
œuvres «américaines» témoignent de ces nouveaux apports, notamment la Symphonie
du Nouveau Monde (le titre est bien de Dvořák; Symphonie #9, opus 95 / B 178,
1893), l’une des Symphonies les plus enregistrées du répertoire (plus de 350 versions
et / ou éditions disponibles!). On a longtemps cru que le thème du cor anglais
au deuxième mouvement de cette œuvre était un Spiritual Noir que citait Dvořák.
Mais la vérité est à l’inverse : on adaptera ce thème de Dvořák en un
Spiritual. Cette mélodie inoubliable est encore une fois du folklore
imaginaire. Il est aussi établi que Dvořák a choisi le cor anglais pour cette
mélodie, plutôt que la clarinette, parce que son timbre lui semblait plus
proche de celui de la voix d’Harry Burleigh. Cette Symphonie démontre que le nationalisme de Dvořák en
est un d’ouverture, une œuvre-phare du métissage des musiques du monde au point
que certains considèrent Dvořák comme l’initiateur de la «World Music».
La musique Noire
de l’époque utilisait beaucoup les modes à cinq sons, ou modes
pentatoniques :
Dvořák avait déjà
employé le pentatonisme bien avant – comme par exemple un passage du Quatuor à
cordes #1. Mais ses œuvres états-uniennes de Dvořák y recourent beaucoup plus
intensivement, ce qui leur donne une couleur particulière.
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Un exemple de mode pentatonique (mode à cinq sons). |
Pas mal pour un
«humble petit paysan naïf – compositeur traditionaliste chantre de sa Bohême
natale»!
Mais en fait,
Dvorak est loin de n’être qu’un «folkloriste»...
MUSIQUE. Autre œuvre de chambre. Celle-ci date aussi de la «période américaine» et elle est pleine de pentatonismes: le Quatuor à cordes #12, en Fa majeur, opus 96, dit, comme par hasard, l'«Américain». Le Quatuor Pavel Haas le joue:
https://www.youtube.com/watch?v=cb3jPORwL74
À SUIVRE!
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux pour les disques suggérés.