HILDEGARDE VON BINGEN: SAINTE ET MUSICIENNE
«Ô Fille: envole-toi!
Car des ailes t'ont été données
afin que tu voles.
Vole donc,
vole au-dessus de toutes les contrariétés.
vole de toute la légèreté de tes ailes!»
Hildegarde von Bingen
Scivias. Quatrième vision.
1) Sainte Hildegarde de Bingen, docteure de l'Église et musicienne
2) La Terre était déjà ronde!
3) La cause de ses visions, ou: Un peu de misogynie avec ça?
4) La musique d'Hildegarde
1) SAINTE HILDEGARDE,
DOCTEURE DE L'ÉGLISE ET MUSICIENNE
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HILDEGARDE ET SES MONIALES |
En octobre 2012, le pape Benoît XVI a proclamé Hildegarde de Bingen comme Docteure de l'Église, faisant d'elle la quatrième Docteur de l'Église femme après Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila et Thérèse de Lisieux. «Cette reconnaissance est la plus grande reconnaissance de l'Église catholique, reconnaissant par là même l'exemplarité de la vie mais aussi des écrits d'Hildegarde comme modèle pour tous les catholiques» (Wikipédia). Le 10 mai 2012, le pape Benoît XVI avait préalablement étendu le culte liturgique de sainte Hildegarde à l'Église universelle, dans un processus connu sous le nom «canonisation équivalent». Chaque année, sa fête liturgique sera célébrée le 17 septembre.
Et la musique? Rien de banal: le plus ancien compositeur dont nous sont parvenues toutes les oeuvres en notation musicale, et dans des livres manuscrits magnifiques, est en fait une compositrice, une femme: justement notre Hildegarde von Bingen (1098-1179). Et qui fut aussi une sainte, une visionnaire et une écologiste avant la lettre. Elle était une religieuse bénédictine, femme de tête et de coeur et de musique: intellectuelle, artiste, organisatrice, conseillère spirituelle mais aussi politique, etc. Bref, une vie très bien remplie.
Lui-même Allemand, Benoît XVI (Joseph Ratzinger) a prononcé des enseignements au sujet de sa compatriote. J'espère qu'ils seront réunis et édités en un volume. D'ici là, il est possible d'en lire certains, datant de 2010, via ces liens:
Au début de la quarantaine, sainte Hildegarde a commencé à mettre par écrit ses visions - des visions qu'elle avait commencé à avoir en bas âge. Son principal ouvrage du genre est le Scivias, ou Les trois livres des Visions et des Révélations. Une traduction française intégrale de l'original en latin germanique médiéval est disponible gratuitement via le lien suivant:
http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Hildegarde/table.html
Ai-je besoin de préciser que cette lecture n'est pas à la portée de tous, cause du genre prophétique autant que d'éloignement culturel?! Aussi avant de se lancer dans l'aventure, il serait sage de lire une introduction accessible à la vie et l'oeuvre d'Hildegarde, comme celle de Régine Pernoud (Le livre de poche, #13913).
Il existe d'ailleurs bien d'autres moyens de s'imprégner du message d'Hildegarde. Par exemple, il est possible de visiter (au moins virtuellement) le monastère qui lui est consacré, l'Abbaye bénédictine Sainte-Hildegarde, à Eibingen, près de Rüdesheim am Rhein en Allemagne. Le site Web de l'Abbaye est très intéressant et est traduit en français:
http://www.abtei-st-hildegard.de/wp2012/?page_id=1779
Avant d'avoir été toutes ces choses, sainte Hildegarde était d'abord une croyante, une contemplative de l'Ordre de Saint-Benoît, une bénédictine donc. Voici trois liens pour connaître qui était saint Benoît et quel est l'ordre religieux qu'il a créé il y a de cela près de 1500 ans - 15 siècles!
http://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_de_Nursie
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_b%C3%A9n%C3%A9dictin
http://www.osb.org/indexfr.html
Un autre lien vous offre la traduction intégrale en français de la Règle qu'il a conçue pour la vie en communauté monastique, texte qui s'ouvre sur cette phrase vertigineuse:
«Écoute, mon fils [/ma fille], l'enseignement du maître, ouvre l'oreille de ton coeur!»
http://www.scourmont.be/scriptorium/rb/fra/index.htm
Car Hildegarde a d'abord été disciple du Christ et de saint Benoît.
2) La Terre était déjà ronde!
Cela dit, avant de parler un peu musique, sainte Hildegarde reste actuelle parce qu'elle fut une «sainte verte», une écologiste avant la lettre, ayant de la vie et du monde une vision cosmologique, intégrale. On trouve ainsi parmi ses écrits Le livre des subtilités des créatures divines ou Physica (1151-1158), qui parle dans l'ordre des plantes, des éléments, des pierres et des métaux, des arbres, des poissons, animaux et oiseaux. On trouve aussi un livre qui passe pour le seul traité médical écrit en Occident au Moyen âge: Les causes et les remèdes (Liber compositae medicinae. Causae et curae). Cet ouvrage en est un de naturopathie et fait large place au traitement de maux par les plantes. De la médecine douce et naturelle, quoi!
Sa vision cosmologique s'exprime aussi à travers les magnifiques illustrations, en couleurs et pleine page, qui ornent ses livres (des manuscrits réalisés selon ses instructions). Partout sont présent les éléments du Cosmos, les plantes, les animaux et l'être humain. Si Hildegarde a écrit que «dans la forme de l'Homme, c'est la totalité de son oeuvre que Dieu a consignée», la mystique n'oubliait pas que l'Homme participe au cosmos et devrait vivre en harmonie avec lui, comme le montre l'illustration précédente, ou la suivante qui annonce de façon troublante le fameux dessin de Léonard de Vinci (voir plus bas). Mais notez l'absence d'environnement chez de Vinci en total contraste avec la vision d'Hildegarde. En passant, remarquons que la Terre est ronde: contrairement à un préjugé tenace, le Moyen âge savait que la Terre est ronde!
Plus intellectuelle que lui ne le sera, sainte Hildegarde annonce néanmoins plutôt saint François d'Assise (c.1182-1226), autre «saint vert» (nommé même saint patron des écologistes) qui louait Dieu en toutes ses créatures et qui prêchait aux oiseaux comme aux Hommes. Pour connaître davantage saint François, son oeuvre et l'Ordre religieux qu'il a fondé, voici deux liens:
http://www.franciscain.net/
Malheureusement, ce qui aurait pu devenir une tradition avec Hildegarde et François, ne le deviendra pas: le Moyen âge devait céder la place à la Renaissance pour qui l'Homme seul (voire le mâle seul) est digne d'intérêt. Il faudra attendre les XIXe et XXe siècles pour qu'une conscience environnementale ne refasse peu à peu surface.
J'écrivais ceci à ce sujet dans Musique autiste (Triptyque, 2011): «Nous savons que nous devons changer. Mais des voix de sirènes appellent à résister, à nous en tenir au connu, à la bonne vieille éthique de domination pour que l’empreinte humaine demeure triomphaliste. Voilà un combat rétrograde et nuisible. Mais il nous flatte en nous donnant la jouissance de notre puissance, même au prix de conséquences sur des populations humaines par effet boomerang. Ce paradoxe insoutenable est un humanisme perverti. En art aussi, l’éthique de domination… domine toujours. De nombreuses manifestations «culturelles» paraissent contraires à toute éthique environnementale, comme ces concerts extérieurs la nuit qui exigent des mégadoses d’énergie. Totale aberration écologique, Las Vegas semble presque être devenue la capitale culturelle du Québec! La modernité aujourd’hui, c’est plutôt les toits verts, les normes LEED pour les bâtiments, la forêt urbaine, la géothermie et le solaire, l’expansion de l’agriculture biologique, la réduction de la place des énergies fossiles, de l’automobile et de la consommation de viande, etc. L’humanisme de domination devra céder la place à un nouvel humanisme, un humanisme de compassion cosmique, dirais-je, et l’art devra le manifester».
Je prie donc sainte Hildegarde de nous inspirer sagesse et, surtout, détermination pour mieux nous harmoniser au cosmos.
3) La cause des visions d'Hildegarde, ou:
Un peu de misogynie avec ça?
Mais les exploits de sainte Hildegarde ont troublé des hommes. Prenons par exemple ces extraits de l'article de Wikipédia sur Scivias:
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Certains drôles voient ici la «preuve»
de l'origine migraineuse des visions de
Hildegarde! Or, on trouve de semblables «lignes
de communication» avec le monde spirituel
dans l'art amérindien et, plus largement, l'art
chamanique (Inuit, Mongol, etc.). |
«Certains auteurs, comme Charles Singer, ont suggéré que certaines caractéristiques dans la description des visions et dans les enluminures, comme les lumières brillantes et les auras, impliquent qu'elles seraient dues à un scotome scintillant, une forme de migraine. Oliver Sacks, dans son livre Migraine, parle de ses visions comme «incontestablement migraineuses» [SIC!], mais a indiqué que cela ne les invalide pas, parce que ce qui importe lors d'une maladie psychologique c'est ce que l'on en fait [Merci pour cette condescendance, Monsieur Sacks]. La ressemblance des enluminures avec les symptômes typiques d'attaques migraineuses, surtout là où il n'y a pas de description précise dans le texte, est un des arguments les plus forts en faveur de l'implication directe de Hildegarde dans leur création (...). On a également suggéré que les visions peuvent avoir été provoquées par des composants hallucinogènes présents dans l'ergot du seigle, commun dans la région rhénane à certaines époques de l'année».
Pour ma part, je connais quelques personnes aux prises avec des migraines et je peux assurer que cela ne leur inspire ni visions ni musique, loin de là! Ailleurs, j'ai lu qu'Hildegarde possédait une «nature épileptique». Affublée de tant de maladies et d'empoisonnements, à en croire tout un chacun, on se demande bien comment cette femme a pu être aussi active, en plusieurs domaines, et vivre jusqu'à 81 ans à une époque où l'espérance de vie ne devait guère dépasser les 40 ans. En vérité, Hildegarde a effectivement reçu un don de vision de l'Esprit saint.
4) LA MUSIQUE D'HILDEGARDE
Comment donc se présente la musique de sainte Hildegarde? Premier point: elle date du XIIe siècle. C'est de la musique médiévale, pas du jazz ou de la Pop! Se situant dans l'héritage du chant grégorien, cette musique est modale, monodique (aucune polyphonie ici), rythmiquement très fluide et libre, avec des lignes mélodiques souvent très ornées. Par ailleurs, cette musique est aussi héritière de la tradition des Troubadours en ce qu'Hildegarde composait à la fois la musique et les textes de ses pièces: jamais elle ne reprend une mélodie déjà existante. En cela, elle aura pour héritier Alphonse le Sage, roi de Castille, qui, au XIIIe siècle, composera et compilera des mélodies relieuses sous le titre général de Cantigas de Santa Maria - mélodies qui, comme celles d'Hildegarde, sont parvenues à nous dans de magnifiques manuscrits avec illustrations.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Alphonse_X_de_Castille
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cantigas_de_Santa_Maria
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Détail d'un manuscrit d'Hildegarde.
Notation neumatique sur portée
avec clé de do (C) en haut
et clé de fa (F) en bas. |
Mais les mélodies d'Hildegarde sont plus complexes (contrairement à celles des Cantigas, elles ne sont jamais strophiques). On y trouve aussi de grands sauts d'intervalles, comme la double quinte ascendante (Exemple: Ré-La-Mi), sorte de signature de la compositrice. Elle a laissé plus de 70 mélodies, toutes sacrées évidemment, de même qu'un drame liturgique (sorte d'opéra avant la lettre): Ordo virtutum (Le jeu des vertus), qui met en scène l'Âme entre le Démon (rôle parlé, parce qu'il s'agit du principe négateur) et les Vertus. Hildegarde a regroupé le tout en un manuscrit intitulé Symphonia harmoniae celestium revelationum (Symphonie de l'harmonie des révélations célestes).
Cette musique est spirituelle et chrétienne dans son essence. Le philosophe états-unien Thoreau déplorait le peu de spiritualité dans l'art de son temps, et en blâmait non pas tant les artistes que le conformisme ambiant: «Nous étant fixés sur la terre, nous avons oublié le ciel. Les meilleures oeuvres d'art sont l'expression de la lutte que soutient l'homme pour s'affranchir de cet état, mais tout l'effet de notre art est de rendre confortable cette basse condition-ci et de nous faire oublier cette plus haute condition-là» (Henry David Thoreau: Walden, ou La vie dans les bois. Gallimard, page 48). Inutile d'ajouter que la musique d'Hildegarde échappe à cette critique. Mais, en fait, quelle peut bien être la particularité de la musique chrétienne? Benoît XVI l'a très bien résumée. Il parle tout d'abord de la musique liturgique chrétienne mais ce qu'il écrit pourrait s'appliquer à des pans de la musique occidentale, notamment la musique classique:
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Choeur des Anges.
Illustration tirée du manuscrit
du Scivias |
«Dans un certain nombre de formes religieuses, la musique est ordonnée à l'ivresse, à l'extase. La soif d'infini qui est en l'homme le pousse à vouloir s'arracher à sa finitude et il pense y arriver par l'intermédiaire de cette folie sacrée, de la frénésie du rythme et des instruments. Une telle musique fait tomber les barrières de l'individualité et de la personnalité. L'homme s'y libère du fardeau de la conscience. La musique devient extase, libération du moi, union avec le Tout.
[À l'inverse], les mystères chrétiens sont des mystères du Logos. [De la Parole, comme en ces premiers mots de l'Évangile selon saint Jean: «Au début était le Verbe»]. Ils dépassent la raison humaine, mais ils ne conduisent pas dans l'informe de l'ivresse, la raison ne se dissout pas dans un cosmos d'où la raison serait absente, ils conduisent au Logos, c'est-à-dire à la raison créatrice, qui donne sens à toutes choses: d'où la sobriété, en fin de compte, le caractère raisonnable et l'importance de la parole dans la liturgie chrétienne. Une deuxième chose s'y ajoute: le Logos s'est fait chair dans l'histoire; c'est pourquoi, pour les chrétiens, se référer au Logos est aussi toujours se référer à l'origine historique de la foi, à la parole biblique et à son déploiement normatif dans l'Église des Pères. La perception de ce mystère d'une liturgie cosmique, qui est liturgie du Logos, a conduit à la nécessité de manifester de façon visible et concrète le caractère communautaire du service divin, tout en soulignant qu'il s'agit d'un acte et que la parole est déterminante».
Benoît XVI. L'esprit de la musique. Éditions Artège (2011); pages 95 et 112.
La musique d'Hildegarde est bien représentée sur disques. Pour moins de $20, vous pouvez même vous procurer la quasi intégrale de son oeuvre avec ce coffret de 8 disques! Ce sont des interprétations de référence: l'ensemble Sequentia est probablement le meilleur guide en cet univers. Mais comme on en a toujours pour son argent, il faut savoir que ce coffret ne contient aucun texte d'introduction sur la musicienne, ni les textes chantés ou leur traduction. Rien. Cela peut passer pour les pièces brèves, mais c'est vraiment un contresens pour Ordo Virtutum! Vous ne saurez pas quel personnage chante, et ce qu'ils chantent. Il y a peut-être moyen de trouver les paroles de l'oeuvre sur Internet... Il vaut donc peut-être mieux acheter les disques d'origine: ils sont toujours disponibles et, eux, viennent avec tout ce qu'il faut (comme les 2 suivants:).
Je signale qu'il n'y a aucune indication instrumentale dans les manuscrits. La plupart des interprètes ajoutent néanmoins quelques instruments, appuyée par une tradition orale qui existait vraisemblablement à l'époque d'Hildegarde. Les choix instrumentaux de Sequentia demeurent «légers» (flûte, vièle, orgue portatif, etc.) pour ne jamais faire obstruction au Logos. Un autre bon choix est le disque du groupe Gothic Voices qui se maintient au catalogue depuis plusieurs années. Les interprétations sont ici presque toujours a cappella - sans instruments. Les disques Hildegarde de l'ensemble Anonymous 4 sont aussi très appréciés, mais leur référence à Hildegarde est un peu trompeuse puisque sa musique y est minoritaire.
Si de telles approches «pures et dures» vous effraient, le disque Vision du quatuor formé par Emily van Evera, Soeur Germaine Fritz, Catherine King et Richard Souther est beaucoup plus immédiatement accessible. Bon, ils en mettent un peu épais côté instruments (avec même une pointe de beat!), mais c'est fort séduisant.
Source des illustrations: Wikipédia / Domaine public PD-US
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