L'Esprit envoûteur
Symphonie concertante pour flûte en sol. harpe, cordes et percussions (opus 9)
La partition et le matériel d'exécution sont disponibles au Centre de musique canadienne:
Contact: atelier@cmccanada.org ou / or quebec@cmccanada.org
Que «raconte» donc L'Esprit envoûteur?
En 1983, je ne connaissais pas ma condition autistique mais cette œuvre
la traduit très bien et est inspirée par le thème du rejet social,
souvenir inconscient de mon traumatisme du Secondaire (intimidation
physique et psychologique subie quotidiennement): significativement,
c'est la pièce la plus ambitieuse que j'ai composé jusqu'alors, en durée
et en effectif (L'Esprit demande environ 25
musiciens).
La légende d'origine parle d’un Indien handicapé rejeté par
sa communauté parce qu’il ne peut contribuer à sa sécurité matérielle.
Peiné, il erre dans la forêt et entend une musique envoûtante. Il
rencontre alors une Indienne jouant de la flûte. Cette
musique le transporte hors du temps. L’Indienne lui fait cadeau d’une
grande quantité de provisions qu’il ramène à son village. À son retour,
tous sont étonnés : il était disparu depuis si longtemps qu’on le
croyait mort. Plus encore : il rapporte de quoi assurer la subsistance
de la communauté pendant très longtemps. Mais la musique l’a transformé.
L’Indienne flûtiste était en fait un esprit envoûteur et, à son
contact, il en est devenu un à son tour. Ne pouvant plus vivre parmi les
humains, il quitte le monde visible dans un tourbillon de vent et de
fumée, sous les yeux de sa communauté médusée qui pleure alors son
départ et regrette l’avoir si mal traité jadis…
Cette légende me
touchait profondément, car elle parlait de la solitude, des handicapés
ou marginaux contre qui s’exerce de la violence. Je ne pouvais pas ne
pas m’identifier au personnage principal. D’une certaine façon, cette
symphonie est une critique sociale. Mais sa musique n’est ni agressive
ni nourrie de colère. Un sentiment de paix, de départ serein s’y
exprime.
Aujourd’hui, je vois le lien entre L’Esprit envoûteur et mes expériences de vie. Mais à l’époque, tout avait été intuitif.
L’Esprit envoûteur compte cinq mouvements pour une durée totale d’environ 28 minutes. Les mouvements impairs sont brefs (Prélude, Interlude, Postlude), tandis que les mouvements pairs sont plus longs et de style narratif : ils «racontent» l’histoire (Premier tableau, Deuxième tableau). Le Prélude
campe une atmosphère magique et nocturne (il se termine dans le silence
avec une machine à vent, ou éoliphone, et des mobiles en bois). Le Premier tableau
dépeint la solitude d’un homme rêveur qui, handicapé et mauvais
chasseur, est rejeté par les siens (solo de harpe), puis l’apparition
d’un Esprit envoûteur le charmant avec sa flûte. Après une danse lunaire
(Interlude), le Deuxième tableau est celui des incantations qui culminent en un sommet sonore fracassant. Dans le Postlude,
la flûte lointaine chante ses vocalises sur les harmonies profondes des
cordes qui disparaissent peu à peu en se confondant avec le vent dans
les feuilles des arbres.
Aucune tonalité ne se fixe: le langage musical est vécu ici sans pesanteur comme en un rêve (ce qui rejoint la dimension surnaturelle de la légende), et les percussions (qui jouent presque constamment) éclairent la musique de l'intérieur comme en un halo lunaire. Or, oui, il y a bel et bien une tonalité principale dans L'Esprit, mais elle agit en coulisse, presque sans jamais de montrer, sinon du bout du nez et à peine! Pourtant, le principe de la musique tonale est, au contraire, d'affirmer la tonalité, et son moteur est la tension créée autour de cette tonalité. Mais justement, la musique comme la légende parlent ici d'un monde qui est hors du monde matériel.
Depuis L'Esprit, j'ai composé d'autres pièces qui procèdent exactement de même, avec une «tonalité furtive» mais néanmoins agissante.
La première exécution de l'oeuvre a eu lieu le 16 février 2002 en l’église Saint-Benoît-Abbé de Hull (Gatineau), avec Claire Marchand à la flûte, Caroline Léonardelli à la harpe, et l'Orchestre de chambre de Hull était dirigé par Louis Lavigueur.