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lundi 2 septembre 2013

LE DEUIL ANIMALIER

LE DEUIL ANIMALIER

La Grande Faucheuse. Source: Wikipédia
Je vous en fais la confidence, je vis un deuil. La Grande Faucheuse est passée par chez moi et m’a enlevé mon très grand ami. Je n’avais pas vécu un tel deuil depuis la mort de Grand Papa lorsque je n’avais pas encore quatre ans et que je ne comprenais pas ces choses-là. À 52 ans, le deuil frappe encore plus fort. Mais comme pour Grand Papa, je ressens un immense vide, proportionnel à la profondeur du lien que mon ami et moi avions. Je sais qu’il y aura des étapes à vivre et à franchir, mais je sais aussi que ce sera long, certainement une affaire de plusieurs semaines. Le deuil, il faut accepter de le vivre, et surtout de ne pas l’éviter.

Tibert et moi. Photo: (C) Antoine Ouellette
Mon grand ami Tibert est décédé dans la nuit du 4 au 5 août dernier, à la maison, sa maison. Il avait au moins 19 ans, ce qui représente tout de même un âge respectable. Surtout, nous étions l’un dans la vie de l’autre depuis 18 ans, ce qui n’est pas rien. Ceux et celles qui me connaissent un peu savent que Tibert était mon premier chat. «Oh, Antoine! Un chat! Ce n’était qu’un chat…». Vous vous trompez : ce n’était pas un chat. C’était Tibert.  J’ai d’autres chats, que j’aime beaucoup mais, Tibert et moi, ce n’était pas ordinaire du tout. CertainEs diront que c’est de la sentimentalité – moi qui ne suis pas sentimental pour deux sous (juste pour un). Non : c’était un lien d’amitié fort, profond, totalement réciproque; un lien qui s’est brisé. Quand un lien aussi fort se rompt, c’est de la douleur forte, peu importe que ce soit Grand Papa ou Tibert, peu importe que ce soit un humain, un animal, voire un arbre. Vous-même qui me lisez avez peut-être vécu le deuil d’un ami animal. Mais je sais que bien des gens ne peuvent, ou ne veulent comprendre… D'un autre côté, le départ d'un être cher nous fait prendre conscience de notre propre finitude, du temps qui passe, de nous qui passons dans le temps. Nous tous et toutes: humains, animaux, végétaux... Même les étoiles finissent par mourir.

Le deuil animalier est un sujet tabou, surtout au Québec où les taux d’abandon et de maltraitance d’animaux battent des records sur le continent. Il paraît que les gens d’ici gardent leur animal en moyenne deux ans. Je ne veux pas juger mais, juste pour dire, un chien vit autour de dix ans, un chat autour de quinze... Pourtant, un deuil animalier est important. Peut-être oublie-t-on trop souvent que les animaux de compagnie ont sauvé d'innombrables vies humaines et amélioré la qualité de vie de nombreuses personnes. Heureusement, quelques psychologues s’intéressent au deuil animalier pour aider des gens à traverser une souffrance qui peut être envahissante. Par exemple, France Carlos, auteure de Guide de survie. Le deuil animalier (Broquet éditeur).
www.francecarlos.ca
animatherapie@videotron.ca

Le deuil animalier peut donc causer un choc. Une dame du quartier arpentait notre rue. Elle a sonné à la maison. Je lui ai répondu et elle m'a demandé si j'avais vu un chat errant, car elle avait perdu le sien.. 
- Oui, il y a souvent des chats perdus ou abandonnés ici. Comment est le votre?
- Il a environ un an.
- Oui, mais son pelage?
- C'est par ses yeux que je vais le reconnaitre...
Comme fiche de signalement, c'est plutôt mince... Mais j'ai compris. Son chat était en fait décédé depuis un an: elle l'avait perdu parce qu'il était mort. La dame était cependant convaincue qu'il s'était aussitôt réincarné dans un autre chat et allait lui faire signe lorsqu'il la reverrait. C'est pourquoi elle cherchait un chat âgé d'au plus un an. Je n'ai pas osé lui dire que je ne croyais pas en la réincarnation, mais j'espère qu'elle s'est fait un nouvel ami félin.

CertainEs d’entre vous penseront que mon chat était le substitut d’un enfant, que mes chats sont mes enfants. Je vois là une tentative de rationaliser un lien qui échappe à bien des gens. Alors je précise : non, Tibert n’était pas comme mon enfant. C’était un chat nommé Tibert, je l’aimais chat, et lui m’aimait humain. En vérité, cela n’importait pas : c’était une grande histoire d’amitié entre deux personnes – oui, cela aussi peut troubler, mais les Autistes ont tendance à voir des personnes dans les êtres vivants, même autres qu’humains. Quelques gens non autistes montrent cette même tendance, mais plus rarement. Cela fait partie de ce que les spécialistes décrivent comme notre candeur, alors que pour nous il s’agit plutôt d’un autre niveau de conscience. Non : Tibert était pour moi une personne féline.

L’amitié entre espèces m’émeut, me bouleverse même à l’occasion. C’est si mystérieux! J’ai vu un documentaire sur un parc national en Afrique. Le gardien y fait ses tournées d’inspection avec son chien. Il ouvre la portière du Jeep, appelle son chien; celui-ci accourt, tout heureux et s’installe sur le siège de passager avant. Et hop, en route! Le chien se tient figure au vent dans la fenêtre abaissée. Sauf que le chien en question est en fait une hyène. C’est à peine croyable : une hyène comme ami! Un jeune mâle trop tranquille et timide qui avait été mis au ban de sa meute : c’est dire qu’il n’était pas né en captivité et qu’il n’avait pas eu tôt dans sa vie des contacts avec des humains. Je suis certain que ce gardien ne l’aurait jamais crû si on lui avait dit qu’il aurait un jour une hyène comme compagnon! En voyant cela, j’en tremblais d’émotion. Que la vie est étrange, et combien il peut y avoir de beauté dans cette étrangeté!

La tendre noblesse. Photo: (C) Antoine Ouellette
Tibert nous avait beaucoup inquiété à l’automne 2012. Il toussait beaucoup et perdait des forces de jour en jour. Je suis donc allé avec lui voir notre vétérinaire. Il m’a tout d’abord proposé de garder Tibert quelques jours à la clinique pour lui faire passer une batterie de tests. Je lui ai dit : «Cela va le tuer. Écoute, tu es un docteur d’expérience, tu connais son dossier, alors vas-y avec ton expérience et ton intuition. As-tu quelque chose à nous proposer?». En me précisant bien y aller un peu au pif, il a prescrit des comprimés tonifiants pour le cœur. Dès que j’ai commencé à en donner à Tibert, son état s’est grandement amélioré. Il y ainsi pu vivre quelques mois avez une assez bonne qualité de vie pour un Vénérable chat de 18 ans. Mais en juillet 2013, des signes d’affaiblissement général sont revenus, de plus en plus nombreux. Cette tendance s’est accélérée à vitesse Grand V durant ses 5 ou 6 derniers jours. De mes autres chats, seule Caroline s’approchait encore de lui. Elle savait. Lorsqu’elle était errante sur notre terrain, elle avait eu une portée et un de ses chatons est décédé rapidement. Je l’ai vue l’enterrer délicatement au pied de notre sorbier.

L’issue prochaine ne faisant plus de doutes, nous avons transformé notre maison en centre de soins palliatifs. Nous étions toujours à ses côtés pour adoucir ces derniers moments et nous en avons profité pour le gâter et le cajoler. Je ne crois pas qu’il souffrait, simplement il faiblissait toujours davantage. Tibert, lui, voulait vivre. Il s’accrochait. Un valeureux. La veille de sa mort, il se déplaçait encore, dans un équilibre très précaire, jusqu’à sa litière pour faire ses besoins. Il avait toute sa volonté, mais son petit corps, épuisé, ne suivait plus. Il est mort de faiblesse, à la maison, chez lui. Lundi 5 août, je me suis levé un peu après 1 heure du matin. Un frisson… Je suis descendu et j’ai trouvé Tibert couché dans le passage en état de faiblesse extrême. Mais il se tenait tête relevée. Je l’ai pris, je l’ai posé doucement dans son panier, en le flattant. Je l’ai enveloppé dans une couverture, et il est décédé peu après.  Quelqu'un m'a demandé si nous avions mis sa dépouille aux vidanges dans un sac. Hum! Sa crémation a eu lieu en après-midi, une crémation individuelle privée : on doit traiter avec grand honneur un si noble ami.

Cache-cache Pinotte et Tibert. Photo: (C) Antoine Ouellette
Tibert a eu une belle vie : 19 ans de chat, c’est quand même 90 ans humains. Et pour un chat qui aurait dû mourir très jeune, ce fut un exploit qui reflète le caractère de notre ami. Car son début de vie a été très difficile. J’ai souvent lu et entendu que les chats ne sont que des opportunistes, chose qui m’amuse de la part de représentantEs de l’espèce la plus opportuniste de la planète, la notre! Je ne fais pas erreur : ce n’était pas du tout le cas de Tibert. Et je crois que la force de notre relation provient en partie des circonstances dans lesquelles Louise et moi l’avons adopté. À l’automne 1994, je l’avais aperçu furtivement errant sur le terrain de notre maison nouvellement achetée. Nous l’avons revu au printemps 1995, mais surtout à l’été. À ce moment, il était très, très peureux. Voyant qu’il était très maigre, nous lui avons offert de la nourriture et de quoi boire. Il n’osait s’approcher de nous, préférant faire de grands détours. Je ne pensais pas adopter un chat, parce mes tests d’allergies montraient que je leur étais très allergique. Mais peu à peu, un lien s’est créé, la distance a diminué alors que la confiance s’installait, pas vite.
Avec beaucoup de patience, nous avons convaincu Tibert d’essayer d’entrer dans la maison. Avait-il déjà connu une maison? Chose certaine, il n’osait qu’y faire quelques pas, fixant tous les objets avec de grands yeux épeurés. Puis, n’en pouvant plus, il sortait, car nous laissions la porte ouverte. Lentement, il venait à l’intérieur plus longtemps. Tout ce processus a pris quelques semaines.Finalement, il s’est senti chez lui, mais nous lui avons permis pendant quelques années de passer l’avant-midi à l’extérieur. Il revenait toujours, ou presque, autour de midi. Lors de sa première visite au vétérinaire, nous avons appris qu’âge au moins d’un an, il était parasité par les puces. Ce ne fut pas une surprise : il se grattait tellement qu’il avait perdu de grosses touffes de poils. Mais le vétérinaire a eu un mouvement de recul et de dégoût! Nous avons aussi appris qu’il avait des parasites intestinaux, qu’il était sous-alimenté et déshydraté. Bref il était plutôt mal en point et n’aurait pas survécu longtemps. Nous l’avons donc soigné. Et voilà.

Vieille branche! Photo: (C) Antoine Ouellette
Je le savais mais ce n’est que plus évident depuis son départ, Tibert rayonnait. Il s’intéressait à tout ce que nous faisions, il nous observait avec ses yeux grands comme ceux des personnages d’une icône copte. Ce n’était pas un pot de colle (car, pour un noble comme lui, il faut bien se garder une petite apparence d’indépendance élégante – ce qu’un artiste comme moi apprécie d’ailleurs beaucoup, tout comme l'autiste en moi), mais sa seule présence emplissait la maison. Il a toujours été propre et nous n’avons jamais eu le moindre problème avec lui. Malgré sa petite taille, il était majestueux et devait avoir une sorte d’aura spirituelle. Mais il était Chat aussi : la cuisine était un paradis (et il dégustait notre nourriture, quand ce n’était pas végé du moins); il trouvait que les portes sont une invention odieuse; il aimait s’étendre sur mes jambes quand je lisais ou écoutais de la musique – par respect, je le laissais jusqu’à avoir mal aux jambes; il aimait les jeux de chasse, et pas que les jeux… Le soir, il se promenait d’une fenêtre à l’autre, d’un étage à l’autre, en poussant de puissantes tyroliennes (oui, il était castré). Oui, il possédait une présence et un rayonnement rares, qu’aucun de mes autres chats ne possède. Quelque chose d’unique, unique comme a été notre relation.

Les Amérindiens parlent des Esprits des animaux : l’Esprit du Loup, l’Esprit de l’Ours… Les animaux seront-ils au Paradis? Je l’espère. Saint François d’Assise se donnait la peine de prêcher aux oiseaux. Les fresques des églises de Ravenne en Italie représentent la vie céleste comme incluant hommes et femmes, mais aussi les animaux, les oiseaux, les végétaux, les éléments même. J’ai toujours admiré ces fresques en mosaïque datant des V-VIe siècles : je m’en sens spirituellement proche. Plus proche de ce Catholicisme-là que de celui des fresques de Michel-Ange, en vérité. Alors Tibert, j’espère te retrouver au Ciel, si Dieu le veut. Pour cette vie, tu vis dans nos souvenirs, qui sont merveilleux. Merci infiniment pour ta présence et le don inestimable que tu nous as fait, en espérant avoir été des amis dignes de toi. Grand, très grand ami!
 
La dernière photo de Tibert, alors qu'il était encore bien. Photo: (C) Antoine Ouellette

Source de la première illustration: Wikipédia / Domaine public PD-US. Pour les autres: Collection personnelle et site commercial.