INTERPRÉTER MA MUSIQUE
QUESTIONS DE RYTHME
Dans cet article et dans d’autres que j’écrirai de temps en temps selon ma fantaisie, je vous donne un petit cours virtuel d’interprétation de ma musique, en m’inspirant et en répondant à des questions que je reçois à ce sujet. Aujourd’hui, je me concentre sur les questions de rythme.
Question: Comment compter ces valeurs ajoutées qui apparaissent dès le premier système dans Auberivière?
[Pour le PDF de la partition de Auberivière, pour flûte:
(C) Antoine Ouellette. Tous droits réservés. Socan |
Auberivière coule entièrement dans un temps non mesuré, et un temps tranquille : il n’y a aucune barre de mesure. La tentation, normale, serait d’imaginer des mesures et de compter les temps. Dans la mesure du possible, ne faites ni l’un ni l’autre! L’eau d’une rivière ne coule pas en 4/4 ou en 3/8! Oui, les valeurs de rythmes ont une importance dans cette pièce, mais il ne faut pas trop s’y attarder. Ce qui ne signifie pas de faire n’importe quoi, sinon j’aurais juste écrit des hauteurs sans valeurs rythmiques.
Dans ce premier système d’Auberivière, les deux noires pointées sont deux noires «un peu» allongées, allongées d’environ la moitié de leur durée. Autrement, il ne sert à rien ici de couper le cheveu en quatre. Évidemment, ne pratiquez pas cela avec un métronome! Aurais-je pu noter cela autrement? J’enlève le point pour ne conserver qu’une noire, et cela ne va pas. Il manque définitivement quelque chose, un peu de durée. J’enlève le point et je mets une blanche au lieu d’une noire, et cela ne va pas plus : c’est trop long, l’élan se brise. Alors? Et bien, une noire pointée, à être jouée «Libre et pensif» comme c’est écrit au début de la pièce.
Dans le même esprit, il y a des croches isolées, qui ne forment pas des temps complets, à la 5e ligne :
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Question : Comment interpréter le rythme des groupes de croches au début de la page 4 d’Auberivière? S’agit-il de 4 croches pour un temps, suivies de 5 croches pour un temps (quintolet)?
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Il s’agit bel et bien de croches égales entre elles, comme l’explicite la petite indication entre parenthèse : croche = croche. Oui, j’aurais pu noter ce passage en groupes de deux croches comme suit :
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… mais vous auriez compté, ou votre voisin, lui, l’aurait certainement fait. Or, nous sommes ici dans le temps de l’eau. Ma notation vise à déjouer le réflexe de compter. Mais aussi, elle met mieux en évidence la progression de l’onde de la phrase : la première note de chaque groupe (en rouge ci-bas) forme une mélodie descendante (sol #, sol #, mi, si, la, sol #, mi…), la dernière aussi (en vert : mi, ré #, ré #, si, la, sol #, ré #...). L’amplitude de l’onde augmente au sein de chaque groupe, par le nombre de croches mais aussi par la distance entre sa note la plus basse et la note la plus aigue (en bleu).
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Au milieu de la page 4, la même chose se reproduit, mais cette fois en doubles-croches, donc en vitesse double. Là aussi, double-croche = double-croche.
Savez-vous quel est mon rêve pour Auberivière? Ce serait qu’un grand nombre de flûtistes se rencontrent dans un parc au bord de l’eau (comme le Parc de la Visitation à Montréal). Sur la rive, chacun se posterait à environ 10 mètres de l’autre, et tous joueraient Auberivière de façon non synchrone, indépendante. Chacun la jouerait 5 fois, avec environ 5 minutes de pause entre chaque fois. Ce serait magique!
Mais Auberivière est destinée à un instrument. Que se passe-t-il lorsque j’écris ainsi cette fois pour deux instruments?
Question : Dans les 2e et 4e mouvements de la Sonate liturgique, il y a des passages où les deux instruments ne sont pas mesurés, en même temps. Comment peut-on arriver à être ensemble lorsqu’on joue cela?
Je prends le 4e mouvement de la Sonate liturgique, qui commence à la page 29 de la partition violoncelle-piano. La musique est mesurée jusqu’à la page 33. Là intervient un premier et court passage non mesuré. Les deux instruments doivent vraiment jouer indépendamment l’un de l’autre sur le plan rythmique. Cela ne figure évidemment pas dans la partition, mais j’ai surligné les signes importants dans l’extrait ci-bas.
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À la mesure 37 (1er système), le violoncelle inaugure seul ce temps libre symbolisé par la parenthèse (comme celle surlignée en bleu). Pour lui marquer davantage sa liberté, j’ai mis des signes de respiration dans sa partie (virgules : une seule ici, au tout début de la parenthèse du violoncelle), dont la durée est libre. Vers le milieu de son premier groupe de doubles-croches, une flèche pointillée (en turquoise dans l’exemple) indique au pianiste de commencer à jouer la musique de sa propre parenthèse (en bleu). Les «V» de la partie de piano (en vert) indiquent un court temps d’arrêt : le pianiste doit négocier la durée de ces «V» pour terminer sa parenthèse grosso modo en même temps que le violoncelle termine la sienne. Il est cependant possible que le pianiste termine sa musique un peu plus tôt. Ce n’est pas grave! Il n’a alors qu’à attendre le violoncelle en laissant résonner les sons, d’où le point d’orgue entre parenthèses sur sa dernière note dans ce passage (en jaune). À la mesure 38, les deux instruments partagent le même temps mesuré (et en fait, à ce moment, seul le piano joue, ce qui élimine toute difficulté).
Les choses se corsent un peu au 3e système de la page 34, alors que commence un passage non mesuré qui s’entendra jusqu’en bas de la page 35.
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Mais en fait, ce passage doit être abordé comme le précédent. Les deux instruments commencent au même moment, mais vont chacun de leur côté, rythmiquement parlant. À nouveau, le pianiste négocie la durée des «V» pour éviter un décalage de plusieurs secondes avec le violoncelle par rapport à la disposition graphique de la partition. Les quelques mesures chiffrées insérées dans la musique non mesurée du piano ne concernent que le piano. À la mesure 43 (page 36 en haut), les deux instruments se retrouvent rythmiquement ensemble dans du temps mesuré.
C’est presque la même chose dans le 2e mouvement, à partir de la lettre C, page 11, 2e système, de même qu’à partir de la lettre N, page 15, dernier système. Là, la différence est que le violoncelle demeure, lui, en rythme mesuré, alors que le piano l’illumine avec ses broderies (de véritables enluminures sonores!) en rythme non mesuré. Ces enluminures doivent être jouées assez rapidement. Mais à nouveau, le pianiste ajuste sa progression en se basant sur les flèches pointillées, qui lui donnent des départs par rapport au violoncelle, ainsi qu’en modulant la durée des «V».
CertainEs me diront que c’est difficile à jouer. Et bien non, pas du tout! C’est beaucoup plus simple ainsi. Il ne faut surtout pas chercher à mesurer ces passages : le sentiment de liberté rythmique et, de fait, la liberté rythmique doit être conservée. Si j’avais mesuré ces passages, cela aurait donné des rythmes écrits très complexes, inutilement compliqués, et, pire, vous compteriez! Où donc serait la texture libre de ce temps non mesuré? Perdue, envolée! CertainEs me diront que l’harmonie est impossible. Cette musique n’est pas une musique harmonique au sens tonal : c’est de la musique modale, au sens du chant grégorien qui l’a d’ailleurs inspirée. Dans les véritables musiques modales, l’harmonie est le «nuage sonore» qui surplombe la musique. D’où l’importance des indications de pédale au piano : il est essentiel, pour l’harmonie, de maintenir la pédale tel qu’indiqué, même si cela déroge aux habitudes. Sauf erreur, il n'y a pas de «fausses notes» dans mes pièces: je ne veux pas qu'elles sonnent mal, même si leur beauté peut sembler étrange à certainEs...Des AmiEs diront : «Mais c’est complètement arythmique!». Non : il y a du temps mesuré aussi dans cette Sonate. Mais les échanges entre temps mesuré et temps non mesuré créent des textures du temps. Il est important de faire aussi goûter celles-ci aux auditeurs.
* * *
Le rythme de mes pièces est souvent capricieux et fantasque! Quand j’ai commencé à composer, c’est l’aspect qui m’a demandé le plus de travail pour arriver, enfin, à le noter correctement : «J’avais beaucoup de difficulté à faire entrer mes mélodies dans des mesures stables. Je croyais qu’une mesure devait être maintenue sans changement pendant toute une pièce. C’est du moins ce que je constatais dans les petits morceaux que je jouais, et j’étais convaincu que telle devait être la règle. Mais rien à faire : cela ne fonctionnait pas! Étais-je dans l’erreur? Pourquoi respecter un cadre rythmique strict lorsque la musique qu’on a en tête ne peut y entrer? C’était une véritable énigme. Je devais changer les mesures et j’ai décidé de procéder ainsi, tout en craignant que ce soit une faute due à mon inexpérience. Puis j’ai réalisé qu’il était possible de le faire sans problème. Quelle joie m’a procurée cette révélation! Bien vite, j’écrirai des pièces où il y aura tantôt des passages mesurés tantôt des passages sans mesure ni tempo fixe. J’y ferai des sortes d’allers et retours entre ces différents types de temps, comme des «modulations rythmiques».
J’ai alors rencontré un autre problème. Une musique non mesurée dans une pièce pour un seul instrument, la difficulté reste modérée. Mais que faire lorsqu’on écrit pour deux instruments ou davantage? Dans la Sonate boréale, pour violoncelle et piano, j’avais amorcé la recherche de solutions. Mais elles restaient insuffisantes. La Providence m’a alors fait rencontrer deux musiques qui m’ont beaucoup aidé : le chant grégorien pour la mélodie (cette musique est non mesurée) et une certaine musique contemporaine, celle à laquelle Serge Garant croyait dont j’ai pu suivre l’enseignement durant une année, peu avant son décès. Monsieur Garant, sérialiste et postsérialiste fervent, analysait des œuvres de ce type dans son cours, notamment des pièces de Pierre Boulez. J’apprécie à froid cette musique mais je ne l’aime pas, si vous voyez la nuance. Tout de même, il y a là des polyphonies non mesurées et, sur ce plan, ces musiques m’ont donné des exemples, des outils, des techniques que je pouvais utiliser ou modifier pour ma propre musique. En 1987, j’ai terminé une pièce pour quatre pianos, Paysage, que j’aime toujours beaucoup, dans laquelle j’utilise ces outils pour la première fois à plus d’un instrument : modulations progressives d’une musique mesurée à une musique hors tempo, superpositions de rythmes mesurés et de rythmes non mesurés, polyphonies hors pulsation, passages rythmiquement carrés, etc., je m’y suis bien amusé! Et le résultat est satisfaisant – si je dis magnifique, vous allez m’accuser de narcissisme… Tous ces rythmes sont comme des textures du temps.
«Aujourd’hui, je pense que cette inquiétude rythmique de ma musique est liée à la façon dont j’appréhende le temps de la vie. Je sais rarement la date et il m’arrive de ne pas savoir quel jour nous sommes : chiffrer le temps m’est indifférent. Je ne suis pas désorienté dans le temps, mais je préfère prendre quelques précautions, comme utiliser un agenda à un seul jour par page pour bien visualiser le temps chirurgical qui est celui de la société où je vis» (Musique autiste). Si chiffrer le temps est très pratique, je me demande à quel point cela représente la réalité. Chose certaine, les arbres s’en fichent, et le vent n’est pas mesuré!
Alors, chers amis, ne vous surprenez pas de cet aspect dans mes pièces. Surtout, ne cherchez pas à inventer des mesures (pour compter) là où il n’y en a pas : si je n’en mets pas dans un passage, c’est précisément parce que je ne veux pas que l’effet soit strict et bien précisément mesuré. Ce ne sera pas cacophonique: c’est juste que l’harmonie réside ailleurs que dans le temps mesuré.