Lucifer? [2]
Méditations sur le mal, le manichéisme, l’art et
l’amour
Pour la première partie : https://antoine-ouellette.blogspot.com/2024/11/lucifer-premiere-partie-doute-et-amour.html
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| «Lucifer». Par Franz von Stuck, 1890. |
Un jour, une dame qui se trouvait des «dons de voyance» m’a dit : «Ton Ange gardien est celui qui a de bons liens autant avec Dieu qu’avec Satan». Il y a des journées comme ça où l’on se fait dire des choses surprenantes! Je ne me souviens pas du nom supposé de cet Ange, mais il me semble qu’il y a quelque chose d’intéressant dans cette phrase de ladite voyante.
Cela étant, dans le premier article de cette trilogie, je disais ne pas croire en Satan. Je ne dis pas qu'il n'existe pas: je dis ne pas croire en lui, car je crois au Seigneur. En opposant Bien et Mal, nous faisons du Mal une divinité concurrente du Seigneur. Or, dans la foi chrétienne, il n'y a qu'un seul Dieu: «Je crois en un seul Dieu», dit notre Credo.
Disproportions
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| La Couleuvre verte, une des espèces de serpents du Québec. Comme les autres couleuvres, elle est inoffensive et elle ne vous fera aucun mal. |
Dans
l’Ancien Testament, un serpent a incité Ève à manger le fruit interdit de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Pourtant, le texte ne dit pas
qu’il s’agit du diable. Ce serpent est simplement présenté comme «l’animal le
plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé avait faits» - oui, il a été
fait par Dieu! En passant, le nom scientifique latin du pommier est Malus, qui signifie mauvais, malheureux,
funeste. Et il l’a bien cherché, n’est-ce pas, puisque c’est en croquant dans
une pomme que Ève a provoqué la chute! Mais non, pas du tout. Le livre de la
Genèse ne dit pas qu’il s’agissait d’un pommier ni d’une pomme. Il semble donc
que l’imagination se soit laissé aller.
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| Non, ce n'était pas un Pommier! Pommes à cidre. Dessin tiré de La Revue horticole (France), 1896. |
Un autre
passage se montre aussi ténu, ces mots du prophète Ézéchiel : «Tu étais un
modèle de perfection, plein de sagesse, merveilleux de beauté (…). J’avais fait
de toi un chérubin protecteur aux ailes déployées (…). Ta conduite fut
exemplaire jusqu’à ce que fut trouvée en toi l’injustice (…). Tu t’es rempli de
violence et de péchés (…). J’ai alors fait sortir de toi un feu pour te
dévorer; je t’ai réduit en cendres sur la terre (…). Tu es devenu un objet
d’effroi, c’en est fait de toi à jamais» (Chapitre
28, versets 11 à 19). Mais là encore, il ne s’agit pas
d’un Ange, mais d’un autre roi, celui de Tyr, qui s’était détourné de la
justice. Et ce roi a été réduit en cendres.
Néanmoins,
des penseurs chrétiens ont par la suite identifié ces rois à l’Ange Lucifer, et
ils ont en conséquence interprété ces passages comme relatant la chute d’un
Ange rebelle. Était-ce faire preuve de trop d’imagination?
Cependant,
une phrase est explicite. Elle se trouve dans le Livre de la sagesse :
«C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde!». L’original
hébreu utilise le nom commun «satan», traduit ici par «diable», sans majuscule
non plus.
On
trouvera quelques autres allusions au diable dans l’Ancien Testament, mais
reste que ce personnage et cette thématique y occupent une place restreinte.
C’est comme s’il manquait un morceau.
L’astre du matin
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| Gustave Doré: La chute des anges. 1866. Le récit de la chute d'anges rebelles n'est pas biblique: il provient d'un apocryphe qui n'est pas canonique. |
Wikipédia
ajoute ce commentaire : «Les anges mirent leurs projets à exécution et les
femmes ainsi engrossées donnèrent naissance à des géants hauts de trois
mille coudées, qui dévorèrent tout le fruit du labeur des peuples. Les
enfants de ces géants seraient les nephilims». Ce
genre de propos semble complètement étranger à l’Ancien Testament : on
dirait plutôt un texte venu d’une autre religion, et assez bizarre.
Comme de
fait, «le Livre d'Hénoch a été écarté par le canon juif de la Bible hébraïque. À l'époque hellénistique,
il n'a pas non plus été inclus dans la Bible dite des Septante (en grec).
Il a été écarté des livres canoniques chrétiens en 364, lors du concile de Laodicée (canon 60) et il est depuis considéré comme apocryphe par la plupart des Églises chrétiennes (…). Seule l'Église éthiopienne orthodoxe le reconnait comme canonique.» https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_d%27H%C3%A9noch
Bref, il est permis de ne pas lui accorder foi. Se baser sur de tels écrits revient à donner dans le fantastique (ce que j’adore tout en sachant qu’il s’agit de fiction), et à considérer la vie au Ciel comme un reflet des disputes politiques humaines.
Mais Lucifer?! Le nom de Lucifer provient du passage d’Isaïe cité précédemment. Précisément, les mots «astre du matin», aussi traduits par «étoile du matin». Là encore, il ne s’agit pas d’un nom propre et, en fait, cet astre du matin ne serait autre que la planète Vénus que les Romains désignaient de cette manière poétique. C’est d’ailleurs la seule planète que l’on peut souvent voir de jour et qui, la nuit, apparait comme une grande étoile. C'est pourquoi Isaïe utilise cette métaphore pour désigner un roi puissant - métaphore oui, parce que la planète Vénus n'est jamais tombée du ciel! Lorsque saint Jérôme a traduit la Bible en latin dans les années 390-405, il prit la liberté de faire des mots «astre du matin», un nom propre : Lucifer. En latin, le nom commun lucifer signifie littéralement «porteur de lumière» et, à l’antiquité, il désignait un porte-flambeau. En faire un nom propre était pertinent dans la mesure où ces mots d’Isaïe désignaient un roi… mais pas un Ange!
Dans sa Deuxième lettre, saint Pierre désigne
Jésus comme «l’étoile du matin qui se lève dans le cœur des hommes» (Chapitre
1, verset 19). Dans la liturgie latine de la Vigile pascale,
célébrée dans la nuit menant à Pâques, un office sublime où sont bénis feu,
lumière et eau, le chant de l’Exultet
appelle à prier pour que le Christ, véritable porte-lumière du matin, «Lucifer matutinus», brille
sur les humains! Dans le répertoire du chant grégorien, l’hymne de la fête de
la Sainte Trinité dit : «Ortus refulget Lucifer, Praeitque solem
nuntius…», ce qui se traduit par : «Levée elle aussi, l’étoile du matin
resplendit. Elle devance le soleil et elle l’annonce…» : là encore,
Lucifer est l’étoile du matin, et aucun mal n'est associé à ce nom. 
Attraper des Lucioles!
Par Mizuno Toshikata (1891)
B’en
alors?! Alors, nulle part dans la Bible il n’y a d’ange appelé Lucifer. Tout
simplement. Par contre, le calendrier des Saints et Saintes de l’Église
catholique souligne chaque 20 mai la fête de saint Lucifer! Il fut évêque au
IVe siècle et se fit défenseur de la foi contre les hérésies qui la menaçaient.
Le fait que des parents bien chrétiens aient donné ce prénom à leur enfant
montre qu’à cette époque, le mot Lucifer n’était pas associé à Satan. Il existe
d’ailleurs plusieurs prénoms apparentés et qui, tous, renvoient à la lumière
(Lux en latin) : Lucie, Luce, Lucienne, Lucette, Lucille, Luc, Lucien, Luca… Cet insecte qui émet de la lumière se nomme luciole, et la substance chimique qu'il utilise pour générer cette lumière est la luciférine.
Jésus démoniaque
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| Jésus guérit un «démoniaque» aveugle et muet. Par James Tissot, c. 1890 |
Néanmoins,
Jésus semble persuadé que les démons existent bel et bien – sur ce point, les
Pharisiens s’entendaient avec lui. Ses disciples parvenaient eux aussi à
guérir des possédés en son nom, mais pas toujours. Jésus prenait alors la
relève et effectuait la guérison. En une occasion, ses disciples, tout penauds
de leur échec, lui demandent : «Pourquoi nous autres, n’avons-nous pu
expulser ce démon?»; et Jésus de leur répondre : «Parce que vous avez peu
de foi» (Saint Matthieu. 17, 14 à 20). Mais en une autre occasion, sa réponse
fut troublante : «Cette espèce-là [de démon] ne peut sortir que par la
prière» (Saint Marc. 9, 29).
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| Jésus débattant avec des pharisiens. Ces derniers considéraient Jésus comme un «possédé» guérissant par l'entremise du «chef des démons». Par James Tissot, c.1890. |
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| Figurine du dieu Baal. Phénicie, c.XIIe siècle av. J-C |
Le
mot diable provient du latin diabolus et du grec diábolos. Ces mots signifient : «celui qui divise» ou «celui
qui désunit». Or, Jésus lui-même divisait! En voyant l’enfant Jésus avec Marie
et Joseph au Temple de Jérusalem, le vieillard Syméon perçut aussitôt qu’«il
sera un signe de contradiction» et déclara : «Voici que cet enfant
provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël». Le temps allait
confirmer cette intuition. Ainsi, «dans la foule, on avait entendu les paroles
de Jésus, et les uns disaient : « C’est vraiment lui, le Prophète
annoncé!», d’autres disaient : «C’est lui le Christ!» Mais d’autres encore
demandaient : «Le Christ peut-il venir de Galilée? (…)». C’est ainsi que
la foule se divisa à cause de lui» (Évangile selon saint Jean. Chapitre 7,
versets 40 à 44). Jésus était d’ailleurs parfaitement conscient des divisions
qu’il provoquait. Ses opposants aussi qui l’accusaient donc d’être possédé.
Apocalypse
L’Apocalypse de saint Jean a fait tourner bien des têtes! Dans ce dernier livre du Nouveau Testament, les démons sont bien présents! Mais ce sont surtout des «démons humains»…
Après
les premières persécutions des Chrétiens venues des autorités juives, l’empereur
romain Néron (37 – 68), un psychopathe de sinistre mémoire, a pris le relais en
l’an 64. Dans la nuit du 18 juillet de cette année-là, un gigantesque incendie
ravagea Rome. Il dura six jours et sept nuits n’épargnant que quatre quartiers
de la ville, faisant des milliers de morts et quelques deux cent mille
sans-abris. La rumeur se propagea à son tour selon laquelle Néron lui-même
avait ordonné de mettre le feu. La chose est très probable, car cet empereur
mégalomane rêvait de reconstruire Rome. Sentant que la colère du peuple se
dirigeait contre lui, Néron la détourna en faisant des Chrétiens des boucs
émissaires. La propagande impériale se déchaîna contre ce groupe en le
dépeignant dans les termes diffamatoires. Le peuple réclama du sang.
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| Peter Ustinov dans le rôle de Néron, dans le film Quo vadis, 1951. |
C’est
dans ce contexte que saint Jean a rédigé son Apocalypse. Sous un langage codé,
l’ennemi, l’Antichrist, est l’empire romain et, singulièrement, l’empereur
romain. L'empereur était d'ailleurs considéré comme un dieu. Des spécialistes suggèrent que le «chiffre de la Bête» du livre de l’Apocalypse, le célèbre 666, désigne
Néron sous une forme codée – saint Jean prend d’ailleurs soin de préciser que
ce chiffre «désigne un homme» (Chapitre 13, verset 18). L’Apocalypse est ainsi
un texte qui appelle au courage et à la résilience des Chrétiens et Chrétiennes
durement éprouvés par les persécutions. Mais les puissantes images de saint
Jean, inspirées par une vision, ont donné lieu à toutes sortes
d’interprétations et extrapolations. Il est vrai que ce livre conserve une
bonne part de mystère…
Genèse
Déjà,
Origène (185-253) était allé très loin en ce sens. Les premiers mots de la
Genèse sont : «Au commencement».
Dans son commentaire, Origène pose tout de suite qu’«il ne s’agit pas d’un
commencement temporel». Pour lui, ce «Au commencement» renvoi directement aux
mêmes mots qui ouvrent l’Évangile selon saint Jean : «Au commencement». À
ces mots, la Genèse enchaîne, «Et Dieu dit…»; pour Origène, c’est toujours
l’annonce de l’Évangile selon saint Jean : «Au commencement était le
Verbe». La Genèse trouve ainsi son accomplissement dans le Christ. La Genèse
dit que Dieu créa le Soleil : pour Origène, elle dit en fait que ce
soleil, cet astre qui éclaire la vie, est le Christ! Dieu créa la Lune? Cette
Lune, astre qui n’émet pas de lumière mais qui reflète celle du Soleil, cette
Lune est en fait l’Église qui reflète, bien imparfaitement, la lumière du
Christ! Les étoiles? Ce sont les prophètes qui ont annoncé le Christ. Les
oiseaux? Les pensées qui s’envolent : pensées de bonheur, de miséricorde,
de bienveillance, de douceur, d’amour! Les bêtes qui rampent? Les pensées
égoïstes, méchantes, hypocrites, injustes! Dieu vit devant les unes comme
devant les autres que c’est «bon»? Il vit qu’il est bon que les contraires
existent, car «la beauté et l’éclat de la lumière ne se remarqueraient pas si
ne survenait l’obscurité de la nuit»!
Voir: Origène :
À l’école des Écritures. Tome 1 : la
Genèse. Paris : Cerf, 1998 (réédition 2016). Pages 20 à 35
Retenez le nom d'Origène: il reviendra dans le troisième article de ce cycle, parce qu'il avait des idées pour le moins surprenantes et audacieuses quant au Diable...
Le
récit de la Chute dans la Genèse nous enseigne donc sous le mode allégorique.
Que nous enseigne-t-il? Entre autres, que la liberté vient avec des défis et
des responsabilités, que l’harmonie sur Terre est fragile, que les êtres
humains sont habités par un sentiment vague d’être en exil sur une Terre leur
étant hostile ou indifférente… Le serpent représente la tentation du mauvais usage
de la liberté et la part arrogante de notre nature. Le serpent, c’est nous qui
nous justifions même dans le mal : «Mais non! Ne sois pas qu’un bon
intendant : sois le roi incontesté! Impose-toi, même par la violence, et
tu prendras possession, seul, des richesses de la Terre. Tu seras un
dieu : tu seras Dieu! Tout est à toi, seul toi compte : fais ce que
tu veux et comme tu veux, il n’y aura aucune conséquence!».
Ce n’est pas Satan qui parle par le serpent : c’est notre propre conscience, son côté obscur et arrogant.
À SUIVRE
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| Par arrogance, orgueil et mauvais usage de la liberté qui nous a été confiée, ne sommes-nous pas nous-mêmes le serpent de la Genèse? Pieter Brueghel l'aîné: «Allégorie de l'orgueil», c.1550 |
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public et PD-US), site commercial pour le livre recommandé.
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