MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 décembre 2025

CHANT GRÉGORIEN: INTERPRÉTATIONS DISSIDENTES (Deuxième partie)

Chant grégorien. 

Interprétations dissidentes.

Deuxième article de deux.

Manuscrit de chant grégorien,
Pologne, XIIIe siècle

Le premier est ici:

1. Le nouveau Solesmes

2. Encore plus loin!
3. Le folklore à la rescousse
4. La belle place des femmes
5. Vivre et revivre

Cet automne, l'Ensemble Grégoria en résidence en l'église Saint-Pierre-de-Sorel célèbre son 10e anniversaire. Après avoir chanté lors de plusieurs messes dans nombre d'églises de la région de Montérégie-Est, Grégoria se produira pour la première fois en concert ce 21 décembre:

J'avais créé Grégoria à Montréal où je l'ai dirigé plusieurs années avant de m'établir à Sorel-Tracy. Grégoria se consacre à l'interprétation de la musique sacrée médiévale, en particulier le chant grégorien. C'est un chœur amateur constitué de femmes et d'hommes. Nous suivons les principes de Solesmes, mais nous chantons cette musique avec qui nous sommes, des laïcs, sans copier le chant monastique: le chant grégorien est tout autant une musique liturgique pour les paroisses. 

Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. J’y poursuis l’exploration du grégorien à la suite des articles suivants :

Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :

 

Le nouveau Solesmes

Un des pionniers de la restauration
du chant grégorien:
Dom Joseph Pothier
dans ses habits d'évêque de
Saint-Wandrille.


Les fervents défenseurs de l'interprétation grégorienne selon Solesmes se réfèrent essentiellement aux écrits des pionniers, soit Joseph Pothier (1835-1923) et André Mocquereau (1849-1930). On ajoute aussi Joseph Gajard (1885-1972) dans la mesure où il fut le fidèle disciple de Dom Mocquereau.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Pothier

Pourtant, l’aventure grégorienne de Solesmes ne s’arrêta pas là! Elle allait au contraire vivre une petite révolution avec Dom Eugène Cardine (1905-1988).

Ce dernier étudia en profondeur les plus anciennes notations sans portée et en tira de nouvelles observations qui le menèrent à éditer un Graduel neumé en 1966, livre dans lequel les pièces en notation carrée sont accompagnées d’une notation plus ancienne en neumes sans portée. Dom Cardine fera ensuite la grande synthèse de ses recherches avec le livre Sémiologie grégorienne (1970) – dont je possède un exemplaire.

Dom Cardine est diplomate. Nulle part, il n’a critiqué ouvertement le concept d'«ictus» de ses prédécesseurs…, mais nulle part non plus il n’en a parlé, pas même dans son petit ouvrage Première année de chant grégorien. Selon lui, ce concept et quelques autres étaient trop «modernes» (influencés par la musique classique moderne) pour refléter fidèlement l’esprit d’un chant beaucoup plus ancien. Dom Cardine souhaitait donc une véritable édition critique du répertoire grégorien. 


Des ennuis de santé l’empêchèrent de la réaliser lui-même mais, avec l’appui de Dom Jean Claire, alors chef de chœur à Solesmes, deux proches de Dom Cardine allaient le faire. À noter : l’une de ces deux personnes était moine, Rupert Fischer, mais l’autre était, oui oui, une femme, Marie-Claire Billecocq (décédée en 2020). Ce Graduel Triplex parut en 1979, aux Éditions Solesmes. Il combine la notation carrée (sur portée à quatre lignes) avec deux notations neumatiques sans portée. Ces dernières notations contiennent plusieurs indices de valeur rythmique qui ont toujours été absentes de la notation carrée, notamment les lettres significatives dont j’ai parlé dans un article précédent.
Le Graduel Triplex est depuis un indispensable pour les fous de grégorien comme votre humble serviteur!

En apparence, le chant tel que pratiqué depuis à Solesmes ne semble pas très différent, mais une oreille attentive notera effectivement des différences. Une des plus frappantes est l’articulation des notes répétées (répercussions) sur une même syllabe. Dans la première moitié du XXe siècle, la pratique courante consistait à fondre ces notes en une seule valeur longue, ce qui s'est révélé erroné. 

J’ai étudié le chant grégorien avec Dom André Saint-Cyr alors qu’il était maître de chœur en l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac, près de Magog au Québec, une abbaye liée à celle de Solesmes. Dom Saint-Cyr suivait la voie de Dom Cardine : c’est ainsi de lui que j’ai appris à faire les répercussions, et Dom Saint-Cyr m’a expliqué pourquoi nous devions les faire, tel que discuté dans Sémiologie grégorienneAlors, si vous écoutez un enregistrement de grégorien par les moines de Saint-Benoit-du-Lac, vous entendrez les principes de Dom Cardine.

Vous pouvez aussi les écouter à travers cette belle interprétation de Marie-Claire Billecocq

À l’époque de la composition du Grégorien, il n’y avait pas d’orgue dans les églises : les accompagnements d’orgue sont donc complètement anachroniques, même s’ils flattent nos oreilles habituées aux accords! Mais il y avait des instruments de musique, dont la petite harpe utilisée ici, bien discrètement. Serait-ce là une touche profane?! Hum, les origines de l’orgue sont profanes et, depuis les années 1960, des monastères ont troqué l’orgue au profit du psaltérion, ou cithare.

 

Encore plus loin!

Mais voilà, Dom Cardine avait ouvert une porte. Des interprètes en ont profité pour donner des versions de plus en plus dégagées du temps premier, comme dans celle mentionnée précédemment de Marie-Claire Billecocq. Ce n’est pas mensuraliste parce qu’il n’y a pas ici de mesure ou de durées proportionnelles, mais les valeurs rythmiques sont variées : le rythme est donc à la fois flottant et varié, sans mesure.

Pour le «mensuralisme», voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2024/05/chant-gregorien-interpretations.html

En 1975, Anne-Marie Deschamps (1933-2022) a réuni autour d’elle quelques chanteurs et chanteurs pour se consacrer à l’interprétation du chant liturgique médiéval, dont le Grégorien, selon les pistes de Dom Cardine appuyées par les travaux de la musicologue Marie-Noël Colette. En 1980, ce groupe deviendra l’Ensemble Venance-Fortunat qui a produit depuis disques et concerts. La même année 1980, l’Ensemble publie son premier disque : Le Mystère de la Résurrection. Ce fut un scandale! Jamais le Grégorien n’avait été chanté ainsi, avec une telle liberté rythmique!
https://www.youtube.com/watch?v=oCEOW5tuHxU

Comme pour les mensuralistes, cette approche soutient se baser sur les textes d’époque : «Ce travail de recherche et d’interprétation exige une continuelle référence aux manuscrits», lit-on ainsi dans les notes d’un de leurs disques. Lors d’un congrès sur le Grégorien auquel j’assistais quelques années plus tard, un spécialiste a piqué une colère contre ce groupe : «Ce sont des athées!» avait-il lancé, l’écume à la bouche! (En passant, Marie-Claire Billecocq était moniale…). Je sais que madame Deschamps jugeait ce disque imparfait et qu’elle n’a pas voulu le rééditer sous forme de compact. Mais ce fut justement l’audition de ce disque lors d’un cours d’Histoire de la musique médiévale qui a provoqué un choc énorme en moi : c’est ce disque, et notamment la pièce qui l’ouvre, qui m’a motivé à apprendre le Grégorien; c’est aussi cette audition qui a cristallisé ce que je recherchais plus ou moins à tâtons en tant que compositeur.


Le folklore à la rescousse


La grande liberté rythmique indiquée par les travaux de Dom Eugène Cardine et explorée sans complexes par l’Ensemble Venance-Fortunat rejoint les belles interprétations grégoriennes qu’avait précédemment données Chanterelle del Vasto avec la communauté de l'Arche fondée par son époux, Lanza del Vasto. Cette dernière y allait de manière intuitive et inspirée par le folklore – le folklore français et québécois est profondément marqué par le Grégorien, notamment par les modes du Grégorien. Dans mon livre Pulsations, j’avais mentionné les recherches sur le folklore canadien-français menées par Marguerite et Raoul d’Harcourt. Sur un corpus de 1000 mélodies enregistrées dans les campagnes dans la première moitié du XXe siècle, environ 10% des mélodies s’accommodaient mal des mesures et d’un rythme pulsé, et 3% d’entre elles étaient carrément en rythme libre, c’est-à-dire indépendant d’une pulsation stable. Il est donc possible que le rythme originel du Grégorien était de ce type ou tout proche.

Voici la magnifique interprétation de l’Alléluia pour saint Joseph par Chanterelle del Vasto, enregistrée en 1958 :

Dans cette voie plus libre et intuitive, certains sont allés encore plus loin. Iégor Reznikoff, un Français de famille russe, fut l’un de ceux-là. Lors du colloque grégorien que je mentionnais précédemment, son approche avait, elle aussi, fait grincer des dents : un expert avait lancé sur un ton méprisant : «Ce Russe!» - cela sonnait comme «Ce rustre!». Pourtant, Reznikoff (né en 1938) est un musicien accompli qui fut, notamment, élève d’Olivier Messiaen. Il fut surtout un mathématicien, discipline qu’il a enseignée au niveau universitaire.
https://fr.wikipedia.org/wiki/I%C3%A9gor_Reznikoff

Il publie son premier disque en 1980 : Alléluias et Offertoires des Gaules (Harmonia Mundi), disque réédité depuis. Les principes s’entendent dès la première note : liberté rythmique totale, intonations vocales non-tempérées (la gamme tempérée que nous connaissons n’existait effectivement pas au Moyen-âge), exploitation de la résonance des lieux, accompagnement discret de harpe. Ses disques suivants viennent avec des études sur la réverbération des lieux où il enregistre : Thoronet, Fontenoy, Vézelay, Mont Saint-Michel. C’est assumé, on aime ou on déteste!

Mais comme les mensuralistes et comme Venance-Fortunat, Iégor Reznikoff affirme s’appuyer sur les textes lui aussi : «L’originalité de son travail – et son sérieux, viennent du fait que, pour la première fois, semble-t-il, on met en regard les manuscrits neumatiques les plus anciens et les connaissances ethnomusicologiques» (notes du disque Alléluias et Offertoires des Gaules). Le chanteur s'en cache à peine: il désire renouer avec une certaine magie et on peut considérer sa conception comme digne d'un druide! 

Bref, à partir de l’étude des mêmes sources, on aboutit à des interprétations passablement différentes, autre preuve qu’un manuscrit ne dit pas tout et qu’à la limite, on peut faire dire bien des choses, incluant des choses divergentes, à un même manuscrit…


La belle place des femmes

Manuscrit de chant grégorien,
par Gisela von Kerssenbrock,
vers 1300.


Pour ma part, je dirige le Grégorien avec l’optique Solesmes / Cardine. Comme mentionné précédemment, il m’arrive d’emprunter à d’autres interprétations ,comme le mensuralisme, mais occasionnellement.

Je termine ce survol en soulignant un fait qui mérite de l’être. Au fil de ces deux articles, j’ai mentionné Justine Ward, Marie-Claire Billecocq. Anne-Marie Deschamps, Chanterelle del Vasto. J’ajoute que, dans des monastères bénédictins féminins, le Grégorien est évidemment chanté par les moniales, donc par des femmes. C’est le cas, par exemple, en l’Abbaye Saint-Marie des Deux-Montagnes au Québec :

Alors :

Oui, les femmes peuvent chanter le Grégorien et elles le font depuis des siècles. Donc, non, le Grégorien n’est pas réservé aux hommes!
Oui encore, des femmes ont apporté des contributions remarquables à l’art du Grégorien, tant au niveau de l’interprétation que de l’édition.

Alors, oui, les femmes ont une place, et une belle place, dans l’Église. Que cesse notre cécité et que tombent nos préjugés! Affirmer que les femmes n’y ont pas de place revient à mépriser les contributions qu’elles y apportent depuis 2000 ans.

 

Vivre et revivre

Manuscrit de chant grégorien,
enluminé par Don Silvestro dei 
Gherarducci, Florence (Italie),
XIVe siècle


À la suite des travaux de Dom Eugène Cardine, le chant grégorien a cessé d’être l’apanage de l’Église pour devenir objet d’études musicologiques et de conceptions divergentes. Il y a gagné autant qu’il y a perdu. Depuis les années 1960, il a surtout perdu sa place dans la liturgie catholique courante, remplacé par la chanson pastorale en langues communes, cela malgré l’invitation ferme du Pape Paul VI de continuer à le pratiquer. Il demeure chanté dans des monastères bénédictins (chez les moines comme chez les moniales). Au début des années 1990, il a connu un succès inattendu lors de la réédition en compacts des disques du monastère Santo Domingo de Silos en Espagne. Autrement, il est devenu bien peu chanté aujourd’hui. Mon chœur est l’un des rares ensembles laïcs à le pratiquer au Québec. On en retrouve des fois la trace dans des films se déroulant au Moyen âge… 

C’est donc un art en voie d’oubli. Nous avons du coup oublié que c’est de lui que proviennent des inventions musicales qui ont bouleversé l’histoire de la musique universelle : la notation musicale moderne dérive directement de celle inventée au Moyen âge pour le Grégorien avec clés, portées, noms des notes, etc.; jusqu’au Jazz modal qui reprend ses modes! Oublié aussi le fait que c’est à partir de lui que fut inventée la polyphonie et le contrepoint tels qu’ils se sont développés jusqu’à nous, et que c’est encore de lui qu’est née la première forme de théâtre musical en Occident, le drame liturgique, plusieurs siècles avant l’opéra.

Je suis donc fier de contribuer à maintenir vivant cet art exceptionnel et je remercie les choristes qui se sont joints à moi. Je remercie aussi les responsables de l'église Saint-Pierre-de-Sorel pour leur accueil et leur soutien. 


Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux pour les disques suggérés et Wikipédia (Domaine public, PD-US)