Chant grégorien.
Deuxième article de deux.
1. Le nouveau Solesmes
Cet automne, l'Ensemble Grégoria en résidence en l'église Saint-Pierre-de-Sorel célèbre son 10e anniversaire. Après avoir chanté lors de plusieurs messes dans nombre d'églises de la région de Montérégie-Est, Grégoria se produira pour la première fois en concert ce 21 décembre:
J'avais créé Grégoria à Montréal où je l'ai dirigé plusieurs années avant de m'établir à Sorel-Tracy. Grégoria se consacre à l'interprétation de la musique sacrée médiévale, en particulier le chant grégorien. C'est un chœur amateur constitué de femmes et d'hommes. Nous suivons les principes de Solesmes, mais nous chantons cette musique avec qui nous sommes, des laïcs, sans copier le chant monastique: le chant grégorien est tout autant une musique liturgique pour les paroisses.
Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. J’y poursuis l’exploration du grégorien à la suite des articles suivants :
Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :
Le
nouveau Solesmes
![]() |
| Un des pionniers de la restauration du chant grégorien: Dom Joseph Pothier dans ses habits d'évêque de Saint-Wandrille. |
Pourtant,
l’aventure grégorienne de Solesmes ne s’arrêta pas là! Elle allait au contraire
vivre une petite révolution avec Dom Eugène Cardine (1905-1988).
Ce
dernier étudia en profondeur les plus anciennes notations sans portée et en tira de
nouvelles observations qui le menèrent à éditer un Graduel neumé en 1966, livre
dans lequel les pièces en notation carrée sont accompagnées d’une notation plus
ancienne en neumes sans portée. Dom Cardine fera ensuite la grande synthèse de
ses recherches avec le livre Sémiologie grégorienne (1970) – dont je possède un
exemplaire.
Dom Cardine est diplomate. Nulle part, il n’a critiqué ouvertement le concept d'«ictus» de ses prédécesseurs…, mais nulle part non plus il n’en a parlé, pas même dans son petit ouvrage Première année de chant grégorien. Selon lui, ce concept et quelques autres étaient trop «modernes» (influencés par la musique classique moderne) pour refléter fidèlement l’esprit d’un chant beaucoup plus ancien. Dom Cardine souhaitait donc une véritable édition critique du répertoire grégorien.
En
apparence, le chant tel que pratiqué depuis à Solesmes ne semble pas très
différent, mais une oreille attentive notera effectivement des différences.
Une des plus frappantes est l’articulation des notes répétées (répercussions)
sur une même syllabe. Dans la première moitié du XXe siècle, la pratique courante consistait à fondre ces notes en une seule valeur longue, ce qui s'est révélé erroné.
J’ai étudié le chant grégorien avec Dom André Saint-Cyr alors qu’il était maître de chœur en l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac, près de Magog au Québec, une abbaye liée à celle de Solesmes. Dom Saint-Cyr suivait la voie de Dom Cardine : c’est ainsi de lui que j’ai appris à faire les répercussions, et Dom Saint-Cyr m’a expliqué pourquoi nous devions les faire, tel que discuté dans Sémiologie grégorienne. Alors, si vous écoutez un enregistrement de grégorien par les moines de Saint-Benoit-du-Lac, vous entendrez les principes de Dom Cardine.
Vous
pouvez aussi les écouter à travers cette belle interprétation de Marie-Claire
Billecocq
À
l’époque de la composition du Grégorien, il n’y avait pas d’orgue dans les
églises : les accompagnements d’orgue sont donc complètement anachroniques,
même s’ils flattent nos oreilles habituées aux accords! Mais il y avait des
instruments de musique, dont la petite harpe utilisée ici, bien discrètement.
Serait-ce là une touche profane?! Hum, les origines de l’orgue sont profanes
et, depuis les années 1960, des monastères ont troqué l’orgue au profit du
psaltérion, ou cithare.
Encore
plus loin!
Mais
voilà, Dom Cardine avait ouvert une porte. Des interprètes en ont profité pour
donner des versions de plus en plus dégagées du temps premier, comme dans celle
mentionnée précédemment de Marie-Claire Billecocq. Ce n’est pas mensuraliste
parce qu’il n’y a pas ici de mesure ou de durées proportionnelles, mais les
valeurs rythmiques sont variées : le rythme est donc à la fois flottant et varié, sans mesure.
Pour le «mensuralisme», voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2024/05/chant-gregorien-interpretations.html
En 1975, Anne-Marie Deschamps (1933-2022) a réuni autour d’elle quelques chanteurs et chanteurs pour se consacrer à l’interprétation du chant liturgique médiéval, dont le Grégorien, selon les pistes de Dom Cardine appuyées par les travaux de la musicologue Marie-Noël Colette. En 1980, ce groupe deviendra l’Ensemble Venance-Fortunat qui a produit depuis disques et concerts. La même année 1980, l’Ensemble publie son premier disque : Le Mystère de la Résurrection. Ce fut un scandale! Jamais le Grégorien n’avait été chanté ainsi, avec une telle liberté rythmique!
Comme
pour les mensuralistes, cette approche soutient se baser sur les textes d’époque :
«Ce travail de recherche et d’interprétation exige une continuelle référence
aux manuscrits», lit-on ainsi dans les notes d’un de leurs disques. Lors d’un
congrès sur le Grégorien auquel j’assistais quelques années plus tard, un
spécialiste a piqué une colère contre ce groupe : «Ce sont des athées!»
avait-il lancé, l’écume à la bouche! (En passant, Marie-Claire Billecocq était
moniale…). Je sais que madame Deschamps jugeait ce disque imparfait et qu’elle
n’a pas voulu le rééditer sous forme de compact. Mais ce fut justement
l’audition de ce disque lors d’un cours d’Histoire de la musique médiévale qui
a provoqué un choc énorme en moi : c’est ce disque, et notamment la pièce
qui l’ouvre, qui m’a motivé à apprendre le Grégorien; c’est aussi cette
audition qui a cristallisé ce que je recherchais plus ou moins à tâtons en tant
que compositeur.
Le folklore à la rescousse
La grande liberté rythmique indiquée par les travaux de Dom Eugène Cardine et explorée sans complexes par l’Ensemble Venance-Fortunat rejoint les belles interprétations grégoriennes qu’avait précédemment données Chanterelle del Vasto avec la communauté de l'Arche fondée par son époux, Lanza del Vasto. Cette dernière y allait de manière intuitive et inspirée par le folklore – le folklore français et québécois est profondément marqué par le Grégorien, notamment par les modes du Grégorien. Dans mon livre Pulsations, j’avais mentionné les recherches sur le folklore canadien-français menées par Marguerite et Raoul d’Harcourt. Sur un corpus de 1000 mélodies enregistrées dans les campagnes dans la première moitié du XXe siècle, environ 10% des mélodies s’accommodaient mal des mesures et d’un rythme pulsé, et 3% d’entre elles étaient carrément en rythme libre, c’est-à-dire indépendant d’une pulsation stable. Il est donc possible que le rythme originel du Grégorien était de ce type ou tout proche.
Dans cette voie plus libre et intuitive, certains sont allés encore plus loin. Iégor Reznikoff, un Français de famille russe, fut l’un de ceux-là. Lors du colloque grégorien que je mentionnais précédemment, son approche avait, elle aussi, fait grincer des dents : un expert avait lancé sur un ton méprisant : «Ce Russe!» - cela sonnait comme «Ce rustre!». Pourtant, Reznikoff (né en 1938) est un musicien accompli qui fut, notamment, élève d’Olivier Messiaen. Il fut surtout un mathématicien, discipline qu’il a enseignée au niveau universitaire.
Il
publie son premier disque en 1980 : Alléluias et Offertoires des Gaules
(Harmonia Mundi), disque réédité depuis. Les principes s’entendent dès la
première note : liberté rythmique totale, intonations vocales
non-tempérées (la gamme tempérée que nous connaissons n’existait effectivement
pas au Moyen-âge), exploitation de la résonance des lieux, accompagnement
discret de harpe. Ses disques suivants viennent avec des études sur la
réverbération des lieux où il enregistre : Thoronet, Fontenoy, Vézelay,
Mont Saint-Michel. C’est assumé, on aime ou on déteste!
Mais
comme les mensuralistes et comme Venance-Fortunat, Iégor Reznikoff affirme s’appuyer
sur les textes lui aussi : «L’originalité de son travail – et son sérieux,
viennent du fait que, pour la première fois, semble-t-il, on met en regard les
manuscrits neumatiques les plus anciens et les connaissances
ethnomusicologiques» (notes du disque Alléluias et Offertoires des Gaules). Le chanteur s'en cache à peine: il désire renouer avec une certaine magie et on peut considérer sa conception comme digne d'un druide!
Bref,
à partir de l’étude des mêmes sources, on aboutit à des interprétations passablement différentes, autre preuve qu’un manuscrit ne dit pas tout et qu’à la limite, on
peut faire dire bien des choses, incluant des choses divergentes, à un même
manuscrit…
La
belle place des femmes
![]() |
| Manuscrit de chant grégorien, par Gisela von Kerssenbrock, vers 1300. |
Je
termine ce survol en soulignant un fait qui mérite de l’être. Au fil de ces
deux articles, j’ai mentionné Justine Ward, Marie-Claire Billecocq. Anne-Marie
Deschamps, Chanterelle del Vasto. J’ajoute que, dans des monastères
bénédictins féminins, le Grégorien est évidemment chanté par les moniales,
donc par des femmes. C’est le cas, par exemple, en l’Abbaye Saint-Marie des
Deux-Montagnes au Québec :
Alors :
Alors,
oui, les femmes ont une place, et une belle place, dans l’Église. Que cesse
notre cécité et que tombent nos préjugés! Affirmer que les femmes n’y ont pas
de place revient à mépriser les contributions qu’elles y apportent depuis 2000
ans.
Vivre et revivre
![]() |
| Manuscrit de chant grégorien, enluminé par Don Silvestro dei Gherarducci, Florence (Italie), XIVe siècle |
Je suis donc fier de contribuer à maintenir vivant cet art exceptionnel et je remercie les choristes qui se sont joints à moi. Je remercie aussi les responsables de l'église Saint-Pierre-de-Sorel pour leur accueil et leur soutien.
Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux pour les disques suggérés et Wikipédia (Domaine public, PD-US)





