MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



jeudi 1 septembre 2016

RIVAGES. POUR CLARINETTE. PARTITION PDF GRATUITE

PARTITION GRATUITE EN PDF: RIVAGES, POUR CLARINETTE SOLO

Ce mois-ci, je vous offre GRATUITEMENT la partition manuscrite de Rivages (opus 49) pour clarinette seule. 

Cette partition est offerte pour usage privé. Pour toute performance en concert, seule la partition éditée est autorisée, et seul le Centre de musique canadienne est autorisé à la copier, la louer et la vendre.

This sheet music is offered for private use. For any concert performance, only the edited sheet music is authorized, and only the Canadian Music Centre is authorized to copy, rent and sell it.

Contact: atelier@cmccanada.org  ou / or  quebec@cmccanada.org

Cette musique est / This music is: © Antoine Ouellette SOCAN

 
 
RIVAGES, 
pour clarinette seule (opus 49; 2016)

J’ai écrit de la musique de chambre, des pièces orchestrales et des motets pour chœurs. Mais bon nombre de mes pièces ne font appel qu’à un seul instrument. Ce n’est rien de nouveau en soi en ce qui concerne des instruments comme le piano, l’orgue et la harpe auxquels j’ai consacré des œuvres. C’est un peu moins fréquent pour le violoncelle pour lequel j’ai composé deux pièces solistes (Solitudes et Psaume), mais il existe un répertoire solo relativement consistant pour lui. Cependant, j’ai écrit une série de sept pièces (à date) pour un instrument à vent seul, ce qui est moins habituel. Ce sont, par ordre d’opus :
Bourrasque, pour flûte
Odyssée, pour saxophone alto
Musique sous les étoiles, pour basson
Bouleau jaune, pour trompette
Auberivière, pour flûte
Dent-de-lion, pour hautbois.

Aller à l'essentiel
Au début janvier 2016, s’est ajoutée Rivages, pour clarinette. Toutes ces pièces sont comme des fleurs de solitude. Je crois aussi qu’il s’agit d’une conséquence de mon amour pour le chant grégorien qui est, lui aussi, une musique purement mélodique.
Écrire pour un instrument mélodique seul représente un défi. Contrairement aux apparences, ce n’est pas plus facile que d’écrire pour un grand orchestre. Pourquoi? Parce que tout est exposé à nu. Parce que l’intérêt doit être maintenu toute la durée de la pièce sans les couleurs variées d’un orchestre. On pourrait voir cela comme de l’ascèse : se concentrer sur l’essentiel, sans artifice.

Coucher de soleil sur le traversier. Juillet 2016.
Chacune des pièces de cette série pour vents seuls possède son caractère bien à elle : chacune crée son univers. Même les deux pièces pour flûte sont très différentes l’une de l’autre : la virevoltante Bourrasque et la contemplative Auberivière. Et voici Rivages, pour clarinette! En général, les pièces de cette série sont peu ou pas du tout mesurées. Mais Rivages se distingue en l’étant entièrement. J’ai procédé ainsi par commodité : Rivages se déroule entièrement en temps ternaire et, sans barres de mesures, la notation du rythme ternaire peut facilement devenir ambiguë pour l’interprète. De ce groupe, je dirais que Rivages est la pièce la plus concentrée. Ses huit minutes de durée sont entièrement issues de deux tout petits motifs; un motif ondulant (A), comme une onde à la surface de l’eau, et un motif plus mélodique et chantant (B). 

À Sorel, je vis entouré d'eau. Il y a le Fleuve Saint-Laurent qui devient le Lac Saint-Pierre, les Rivières Richelieu et Yamaska (malheureusement très souillées par la pollution). De temps en temps, je prends le traversier (ferryboat, pour mes amiEs de France!) qui part du quai situé à l'extrémité de ma rue pour se rendre de l'autre côté, à Saint-Ignace-de-Loyola. Peut-être est-ce cette situation géographique qui m'a inspiré Rivages. Ironie du sort: Rivages sera créée en décembre prochain sur l'autre rive... de l'Atlantique, en France. Mais cette inspiration n'est pas que de nature impressionniste. Je crois que la forme de la pièce s'en ressent elle-même puisque les deux brèves mélodies que j'utilise peuvent être entendues comme les deux rives d'un cours d'eau.
Ces deux motifs dialoguent ensemble tout au long de la pièce, et ce dialogue est mis en évidence en recourant à deux registres différents de la clarinette, soit son grave velouté pour le premier motif, et le médium-aigu plus incisif pour le second. Les voici :

Début de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN

Il faut noter que la clarinette est un instrument transpositeur qui sonne un ton plus bas que les notes écrites. Sur la partition, les premières notes écrites (mi, sol, si) sonneront donc ré, fa, la. La pièce serait-elle en ré mineur? Le premier motif semble l’être, mais le second tourne plutôt autour de mi, et la pièce se termine sur un sol (la écrit). Rivages n’est pas tonale : elle est modale, comme à peu près toute ma musique d’ailleurs; modale au sens du chant grégorien ou d’autres musiques modales comme les Ragas de l’Inde. J’ajoute «radicalement modale», parce qu’elle ne contient aucun chromatisme ni transpositions, donc aucune note altérée par rapport à la modalité établie dès le départ avec les deux motifs. «Se concentrer sur l’essentiel», écrivais-je… Ce serait une erreur que de jouer Rivages en cherchant des harmonies implicites : l’harmonie, au sens tonal (avec ses fonctions de tonique, dominante, sous-dominante, etc.), lui est étrangère.

Le monde de Rivages
La Baie de Lavallière, Sainte-Anne-de-Sorel
Rivages
pourrait sonner comme de la musique «répétitive». Or, ce ne serait qu’une apparence : il y a en fait très peu de répétitions textuelles! Après coup, après avoir pris distance, je discerne qu’il pourrait être possible d’y voir pas moins de 14 sections enchaînées, aucune de ces sections ne reprenant textuellement la musique d’une autre. Pour montrer qu’il n’y a pas de répétition, au sens habituel du terme, je trace le portrait de ces sections en survolant l’itinéraire musical de la pièce. Pour suivre dans le détail, je vous réfère au PDF du manuscrit (les pages mentionnées ci-bas sont telles que marquées dans le manuscrit : la page 1 correspond non à la page titre mais à la première page de musique).

Section 1 : page 1, les trois premières portées et la première mesure de la quatrième portée. Le motif A ondule sur un rythme ternaire simple, avec une durée décroissante à chacune de ses quatre apparitions. Le motif B lui répond de manière contemplative, d’abord sur deux notes seulement (mi et fa dièse écrits), puis en ajoutant une troisième note, la. Les phrases du second motif se terminent en échos et / ou en une note prolongée, qui mènent vers le silence (sauf la troisième phrase). 

Section 2 : les deux dernières lignes de la page 1 et les deux premières de la page 2. Le motif A ondule à nouveau paisiblement et en phrases de durée décroissante, mais sur un rythme différent (4 notes par temps, au lieu de 3). Le motif B cherche à se déployer davantage : il va chercher la note ré, et la note la revient plus souvent. La dernière phrase de ce motif conclut la section en un écho qui se dissipe dans le silence.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
 
Section 3 : lignes 3 et 4 (Page 2) et les deux premières mesures de la ligne 5. Le motif A ondule sur un rythme nouveau, plus délié. La durée de ses quatre phrases procède autrement : elles comptent respectivement 4, 2, 4 et 2 temps. Le motif B se déploie un peu plus encore, allant chercher la note do dièse et de brefs mélismes en doubles-croches. 
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
 
Section 4 : Les deux dernières mesures de la ligne 5 et la ligne 6 de la page 2, de même que la ligne 1 de la page 3 et la première mesure de la ligne 2. Le motif A se déploie par vagues du grave vers l’aigu, puis en une grande montée rapide sur tout ce registre. Quelques notes aigües sont tenues, la dernière en se dissolvant dans le silence.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 5 : en page 3, le reste de la ligne 2, les lignes 3 et 4, les deux premières mesures de la ligne 5. Le motif A ondule sur un nouveau rythme, plus délié encore que dans la section précédente. Ses phrases successives sont cependant à nouveau décroissantes. Le motif B n’intègre plus de nouvelles notes : il est parvenu à sa maturité. Mais chacune de ses phrases s’appuie sur un mi grave. La section se termine par un retour du motif A.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 6 : 2e mesure de la ligne 5 et la ligne 6 de la page 3, de même que la première ligne de la page 4. Comme le motif A occupait toute la section 4, cette section 6 est occupée par le seul motif B, toujours bien déployé et avec les appuis sur le mi grave; mais des appogiatures simples s’ajoutent, de même que des groupes rapides (et chaque fois contenant une note de plus) qui amorcent chacune de ses phrases. La section se termine avec quatre notes ascendantes plus longues et marquées.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 7 : lignes 2 à 4 de la page 4. Variante plus volubile de la section 4, sur le motif A. La grande montée conclusive demeure cependant piano, plutôt que crescendo.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 8 : ligne 5 de la page 4. Deux mesures seulement, où ondule le motif A en valeurs égales et plus rapides.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
 
Section 9 : dernière ligne de la page 4, les deux premières lignes de la page 5 de même que la première mesure de la ligne 3. C’est le grand déploiement du motif B avec davantage d’appogiatures. Ses phrases mettent en dialogue trois registres bien distincts de la clarinette – on entend comme trois clarinettes qui se répondent. La dernière mesure montre une irrégularité rythmique, soulignée par les appuis sur chaque note.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 10 : le reste de la page 5. Le motif A se fait mordant et incisif, lui aussi dans des registres contrastants de l’instrument. Le motif B lui réplique sur deux notes seulement (mi et fa dièse), mais un la éclatant et joué à pleine force termine la section : il s’agit de la note la plus forte de toute la pièce : son sommet.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 11 : la première ligne de la page 6. Tout au contraire, cette section est faite de notes longues jouée très doucement : les notes les plus délicates de la pièce.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 12 : page 6, ligne 2 et les deux premières mesures de la ligne 3. Le motif A ondule vivement (avec les valeurs rythmiques les plus brèves de la pièce : des triples-croches), mais doucement, avant de s’éteindre dans le silence.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
  
Section 13 : en page 6, la dernière mesure de la ligne 3, les lignes 4 et 5, puis la première mesure de la ligne 6. Seul le motif B est présent, déployé avec sérénité et assurance. Il conquiert même deux nouveaux sons vers l’aigu : le si et le do dièse, avant de se reposer avec une vocalise descendante.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
 
Section 14 : le reste de la page 6 et la page 7. Ici revient l’alternance plus rapide des motifs A et B, un peu comme au début de la pièce. À chacune de ses phrases, le motif A prend un rythme différent, et ces rythmes récapitulent des aspects qu’il a pris au fil de la pièce. Le motif B retrouve le caractère plus allusif qu’il avait au début de la pièce; il fait entendre quelques échos. Sa note la, discrète au début de la pièce, revient plus souvent maintenant, et cette note «magique» conclut la pièce – dans la tranquillité, mais aussi de manière suspendue comme si cette note et le motif B désirait poursuivre sa vie à l’intérieur de qui écoute la pièce.
Extrait de Rivages. (C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN


Rivages utilise donc à sa manière le principe de répétition : elle l’utilise pour faire naître des mutations dans ses deux courtes mélodies constitutives. Ces mutations donnent chaque fois de nouvelles perspectives, de nouveau point de vue sur les deux motifs. Comme un objet que l’on examine sous plusieurs angles, sous des lumières différentes. Comme les vagues qui arrivent sur une rive et qui ne sont jamais identiques les unes des autres; des vagues qui modifient ce rivage et font scintiller la surface de l’eau d’une manière sans cesse renouvelée. 

SOURCES DES IMAGES: COLLECTION PERSONNELLE.

jeudi 2 juin 2016

LE PROJET HAYDN (6): LA PÉRIODE ROSE (SUITE)

Cet article est le sixième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue:
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve :
http://www.antoine-ouellette.blogspot.ca/2015_05_01_archive.html
Le cinquième article était la première partie consacrée à sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose. En voici la suite.
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2016_02_01_archive.html


6. PÉRIODE ROSE (1773 à 1784) / Deuxième partie


Dans le précédent article de cette série consacrée à Joseph Haydn, j’avais donc abordé la musique instrumentale de la Période rose, une période boudée par les musicologues mais tellement à tort que je dois lui consacrer deux articles : le présent poursuit donc avec la musique vocale car, durant cette période, Haydn a reçu la demande de son patron de composer et de diriger des opéras. En grand nombre! 

Des opéras méritant bien mieux
Très honnêtement, je ne crois pas que ses opéras appartiennent aux oeuvres essentielles de Haydn - mais je suis mauvais juge puisque je n'aime pas particulièrement l'opéra. Ils mériteraient cependant d’être plus souvent montés, mais ils sont comme atteints d’une malédiction : les «experts» en parlent en mal, souvent sans même les avoir écouté, et pourtant ils obtiennent beaucoup de succès lorsqu’ils sont présentés. Ce n’est pas sans raisons : une orchestration mobile, des airs magnifiques, de l’énergie autant que de la poésie ou de l’humour, des éléments fantastiques et des bouffées d’émotions... Ceux de la Période rose ne sont pas les premiers que Haydn a composés mais, à partir de 1773, ils se suivent en succession rapide – surtout qu’il s’agit d’œuvres durant au moins deux heures, sauf exception :
1773 L’infedelta delusa (L’infidélité déjouée)
1775 L’incontro improviso (La rencontre imprévue)
1777 Il mondo della luna (Le monde de la lune)
1778-79 La Vera costanza (La vraie constance)
1779 L’isola disabitata (L’île déserte)
1780-81 La Fedelta premiata
1782 Orlando Paladino
1783-84 Armida
 
Des coffrets colorés de l'édition vinyle du cycle d'opéras de
Haydn dirigés par le chef hongrois Antal Dorati. Ce cycle réédité
en CD comportait plusieurs premières mondiales
discographiques, et il demeure une référence.
Au bout du compte, j’ai beaucoup de difficulté à cerner ce qui leur est reproché. La faiblesse des livrets? Seul celui de La Fedelta premiata est trop confus (mais avec une musique superbe), alors que les autres sont bien focalisés et certains sont d’ailleurs très simples. Celui d’Il mondo della luna est de Carlo Goldoni, un auteur majeur, alors que celui de L’isola disabitata  vient de Métastase, un autre auteur important. J’ai lu que les récitatifs seraient trop longs dans Il mondo della luna mais, en fait, ils y sont moins envahissants que ceux de Don Giovanni de Mozart. Armida aurait peut-être gagné à inclure des chœurs afin d’accentuer son caractère épique mais, de chœurs, il n’y en avait pas à Esterhazy : Haydn a donc d’autant mieux soigné la dimension psychologique du drame. On reproche à Haydn de manquer d’instinct théâtral, mais en fait ses opéras n’en ont ni plus ni moins que ceux de son temps. À ce sujet, l’auditeur d’aujourd’hui doit accepter un trait récurrent dans les opéras du 18e siècle, à savoir la distinction nette et l’alternance entre récitatifs et airs. Surtout dans les comédies, les récitatifs ne sont accompagnés que par le clavecin et un violoncelle (ou une contrebasse). Ces sections se déroulent en rythme verbal et c'est là que les personnages interagissent le plus entre eux. Dans les opéras «sérieux», les récitatifs sont plus souvent accompagnés par l’orchestre comme, chez Haydn, dans L’isola disabitata, le plus bref de ses opéras et dans lequel il n’y a que quatre personnages échoués sur une île déserte. Autrement, les ensembles vocaux avec orchestre interviennent habituellement au début et surtout à la fin des actes. Ces finales sont très développés dans certains opéras de Mozart, mais ceux, par exemple, de La Vera costanza n’en sont guère éloignés, en dimension et en richesse musicale.
On trouve des duos, des trios, voire des quatuors vocaux dans presque tous les opéras de la Période rose. Sur ce plan, le premier en date, L’infedelta delusa, est le moins généreux. Le second des deux actes n’est fait que d’alternance de récitatifs et d’airs solistes, alors que l’action aurait nécessité des ensembles. Le livret n’en prévoyait pas et Haydn a laissé les choses ainsi, ce qui est dommage puisque le premier acte est mené tambour battant. Il paraît néanmoins que ce serait l’opéra le plus souvent monté du groupe, mais j’ai l’impression qu’il a été devancé par d’autres ces dernières années, à commencer par Il mondo della luna.

Méliès: Le voyage dans la lune (Film; 1902)
Le deuxième opéra de la série, L’incontro improviso, est nettement mieux conçu. C’est une comédie «à la turque» avec une dimension humaniste. Il mondo della luna est une œuvre parfaitement accomplie, musicalement et dramatiquement, de même qu’un régal pour les yeux avec son (faux) monde fantastique lunaire. À partir de La Vera costanza, des éléments graves prennent une place de plus en plus importante. Cet opéra de même que La Fedelta premiata et plus encore Orlando Paladino (autre réussite incontestable) sont donc des opéras mi-comiques mi-sérieux. La comédie est absente de l’opéra de chambre L’isola disabitata de même que dans Armida (un chef d’œuvre en dépit de l’absence de chœurs). 


 
 
 
SUR YOUTUBE: l'opéra Orlando Paladino, au complet avec mise en scène (bizarre et décors étranges!), sous-titres en français; sous la direction de René Jacobs.

Pour un synopsis (en anglais):  https://en.wikipedia.org/wiki/Orlando_paladino

Au sujet du poème qui a inspiré l'opéra: https://fr.wikipedia.org/wiki/Orlando_furioso


Finalement, j’ai l’impression que c’est uniquement le fait d’associer Haydn à l’opéra qui déstabilise des commentateurs trop rigides dans leurs préjugés. Je cède ici le crachoir au chef autrichien Nikolaus Harnoncourt qui en a dirigé et enregistré plusieurs. Lors d’une entrevue (Classica, mai 2009, p.38), l’intervieweur lui dit : «Le public de la Philharmonie de Berlin a acclamé votre interprétation d’Orlando Paladino [opéra de Haydn]. Les opéras de Haydn ont pourtant mauvaise réputation». Réponse : «C’est en effet très étrange. On ne les programme jamais au concert et encore moins dans les théâtres. Je ne me rappelle pas en avoir vu un à l’affiche du Staatsoper de Vienne. Ils souffrent, comme l’œuvre entière de Haydn, d’un lourd préjugé. Bien évidemment, le surnom de «Papa Haydn» a gravement porté préjudice au compositeur. Mais il faut également reconnaître que ses opéras ne se distribuent pas facilement. Il y a presque toujours, dans chacun d’entre eux, un rôle quasiment impossible à attribuer, faute de chanteur. Ainsi, dans L’Infedelta delusa, le ténor doit atteindre le do aigu, dans un style tout autre que celui de Rossini bien sûr, mais aussi descendre jusqu’au si bémol. La basse doit évoluer entre le fa grave, ce qui en fait un voisin de Sarastro de La flûte enchantée de Mozart, et monter jusqu’au la, limite souvent supérieure de bien des ténors!».
Intervieweur : «Haydn fait en plus l’objet d’une inévitable comparaison avec Mozart sur le terrain de l’opéra. Et il perd toujours!» Réponse : «Oui, mais cela n’a aucun sens, car il ne faut pas les approcher de la même façon. La collaboration de Mozart avec Da Ponte a épuisé les possibilités du genre [Je rappelle que les opéras de Haydn sont antérieurs à cette collaboration]. Il leur était impossible d’aller au-delà des trois opéras qu’ils ont réalisés ensemble [Les noces de Figaro, Don Giovanni, Cosi fan tutte]. Ce fut une rencontre unique. Haydn et Beethoven n’ont pas eu le même bonheur». Harnoncourt a aussi ce commentaire général très éclairé : «Trop souvent, on croit les symphonies de Haydn faciles à jouer et on les répète à peine. J’ai travaillé 17 ans dans un orchestre. Je me souviens très bien que nous jouions régulièrement ces symphonies en début de programme… en les déchiffrant! Aujourd’hui, lorsque je les dirige, je prends beaucoup de temps à les préparer avec l’orchestre, à comprendre pourquoi il y a une modulation ici et pas là, pourquoi Haydn demande un silence… C’est une musique extrêmement construite dont il faut saisir tous les principes. Ne la considérer que comme légère et facile à jouer est une très grave erreur». Et toc dans le mille : trop d’interprètes ne savent quoi faire de cette musique. 

L'Oratorio caché
Mais la noix la plus dure à casser de la période rose est Le retour de Tobie (Il ritorno di Tobia), l’oratorio «caché» de Haydn, le plus long aussi (près de trois heures). Chantée en italien et basée sur le Livre de Tobie de l’Ancien Testament de la Bible, l’œuvre se déroule en temps réel. Tobit, aveugle, et Anna s’inquiètent de l’absence anormalement prolongée de leur fils Tobie, parti à la demande de son père pour recouvrer une somme d’argent prêtée à un ami, Ragouël. Un étranger arrive alors, Azarias (l’Archange Raphaël), qui leur raconte que Tobie a dû lutter contre un monstre marin, qu’il a épousé Sarah, fille de Ragouël, mais qu’il est maintenant sur le chemin du retour. Tobie et Sarah arrivent enfin, et Tobie guérit son père de sa cécité avec le fiel prélevé sur le monstre marin. C’est tout pour l’histoire qui, je le répète, se déroule en temps réel avec une grande profondeur psychologique. L’oratorio se découpe en deux parties qui se concluent toutes deux avec un chœur, alors qu’un autre chœur suit l’ouverture orchestrale – des chœurs de durée importante et d’une écriture souvent dense. Les airs (Arias) sont développées, souvent virtuoses, et ponctués de vertigineux sauts d’intervalles, avec des «cadences» - moments où l’orchestre se tait pour laisser la chanteuse ou le chanteur déployer sa voix dans des traits vocalisés. J’aime particulièrement l’air de Raphaël, Anna, m’ascolta!, de la première partie où, vers le milieu, la soprano (oui, l’Ange est chanté par une femme) se lance dans une superbe vocalise, suivie par un passage orchestral magnifique et ému : grand, très grand danger pour moi de me mettre à écouter cette merveille en boucle indéfiniment! Les récitatifs, moments où les personnages interagissent, sont encore plus développés et presque toujours accompagnés par l’orchestre.

Un champion de Haydn! Outre son cycle d'opéras, Dorati
a signé une intégrale des symphonies (toujours disponible)
et des enregistrements de ses oratorios.
Toutes ces composantes exigent du public un grand effort d’attention. Aujourd’hui, mais déjà à l’époque, car cet oratorio s’inspire de l’opera seria, un genre alors déjà rendu sur ses derniers milles. Composé en 1774-75, l’oratorio fut révisé en 1784 pour une reprise à Vienne. Pour l’occasion, Haydn ajouta deux superbes chœurs (un au milieu de chaque partie), et coupa à la tronçonneuse dans les vocalises des Airs (mais très peu dans les Récitatifs). En faisant cela, Haydn a appliqué à sa propre musique la médecine qu’il appliquait aux opéras d’autres compositeurs qu’il dirigeait! Bien que déroutante, l’œuvre fut donnée en d’autres occasions du vivant de Haydn. Elle connut cependant une longue éclipse après et, pour l’essentiel, il faudra attendre le chef hongrois Antal Dorati pour la faire revivre et pour l’enregistrer. Peu d’autres versions en existent sur CD, sinon celle, exemplaire, de Andreas Spering (Naxos), avec un orchestre et des chœurs superbes et des solistes remarquables qui semblent se rire des terrifiantes difficultés techniques de la partition : de toute beauté. Comme Dorati l’avait fait, Spering a choisi la première version (la plus longue : joie!) en lui ajoutant les deux chœurs de 1784 (pour prolonger le plaisir!). Cette formule est idéale mais, si l’œuvre est chère aux fans du compositeur, elle demeure une expérience musicale déstabilisante. Cela dit, elle vaut l’effort. L’orchestre compte parmi les plus fournis qu’a utilisé Haydn : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 cors anglais (instrument qu’affectionnait Haydn), 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, timbales, clavecin et cordes. Dans l’air de Sarah de la deuxième partie, dix instruments à vents dialoguent avec la voix chantée, moment unique! En fait, Le retour de Tobie, c’est ça : une grande enluminure autour d’une histoire. Les vocalises deviennent ici des touches d’or sonore.
Le retour de Tobie surpasse les opéras et, pour ma part, c'est une oeuvre que je réécoute toujours avec grand plaisir. Cela dit, je ne la recommanderais pas à qui désire s'initier à Haydn. Parce qu'il s'agit d'une oeuvre paradoxale, à la fois conventionnelle (les conventions de l'opera seria) et expérimentale, précisément parce que ces conventions sont poussées à leurs limites. Mais elle comblera qui a déjà compris le compositeur. 

Sonates fantaisistes

Haydn par Jeno Jando: fortement recommandé!
Je termine avec un retour sur la musique instrumentale. La période rose fut une période faste pour les sonates pour piano puisque Haydn en a composé pas moins de 25! Comment ne pas avoir le coeur plein de joie à l'écoute de cette musique? Par exemple, le Finale quasi jazzé de la Sonate #39 (Ré majeur), ou le premier mouvement de la Sonate #48 qui respire le bonheur...  
(https://www.youtube.com/watch?v=UGbGND3UzvU interprétée par Jeno Jando)
Trois sonates sont en mineur, les #47 (si mineur), #49 (do dièse mineur, une tonalité très rare) et #53 en mi mineur, ma préférée avec un premier mouvement «carrousel» et un Finale déjà proche de Schubert. Comme dans les symphonies, les mouvements sont souvent très beaux, comme celui poétique de la Sonate #38 (Fa majeur). Mais certaines sonates ne comptent pas de mouvement lent, qui se trouve alors remplacé par un menuet. En général, l’écriture tire profit d’un instrument dont le registre est moins étendu que celui du piano moderne, et dont la sonorité est plus légère. Donc Haydn fait sonner son piano avec légèreté, et l’écriture peut sembler dépouillée sur papier. Les textures se limitent souvent à deux voix, avec peu de grands accords et peu de basses redoublées. Cet extrait du mouvement lent de la Sonate #45 (La majeur) superpose une mélodie ornementée (l’ornementation permettant de donner une plus grande résonance à l’instrument) avec une basse presque sèche qui semble venue du style baroque.
Mais en fait, cette musique n’est pas du tout austère car Haydn traite le clavier avec fantaisie. Dans l’extrait suivant du premier mouvement de la Sonate #44 (Fa majeur), la deuxième mesure montre des notes isolées, éclatées, qui sautent d’un registre à l’autre. La mesure suivante donne la réplique avec des petits tourbillons contenant des quadruples croches! 

Source des images: Wikipédia (pour le timbre et Méliès: Domaine public PD-US), sites commerciaux (pour les pochettes de disques).