Cet article est le sixième d’une série
dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout
simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous
styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a
aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du
compositeur :
Le second article situait les «massifs»
des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa
première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue:
Le quatrième article portait sur sa
seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve :
http://www.antoine-ouellette.blogspot.ca/2015_05_01_archive.html
Le cinquième article était la première partie consacrée à sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose. En voici la suite.
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2016_02_01_archive.html
On trouve des duos, des trios,
voire des quatuors vocaux dans presque tous les opéras de la Période rose. Sur
ce plan, le premier en date, L’infedelta
delusa, est le moins généreux. Le second des deux actes n’est fait que
d’alternance de récitatifs et d’airs solistes, alors que l’action aurait
nécessité des ensembles. Le livret n’en prévoyait pas et Haydn a laissé les
choses ainsi, ce qui est dommage puisque le premier acte est mené tambour
battant. Il paraît néanmoins que ce serait l’opéra le plus souvent monté du
groupe, mais j’ai l’impression qu’il a été devancé par d’autres ces dernières
années, à commencer par Il mondo della
luna.
Le deuxième opéra de la série, L’incontro improviso, est nettement mieux conçu. C’est une comédie
«à la turque» avec une dimension humaniste. Il
mondo della luna est une œuvre parfaitement accomplie, musicalement et
dramatiquement, de même qu’un régal pour les yeux avec son (faux) monde
fantastique lunaire. À partir de La Vera
costanza, des éléments graves prennent une place de plus en plus importante.
Cet opéra de même que La Fedelta premiata
et plus encore Orlando Paladino
(autre réussite incontestable) sont donc des opéras mi-comiques mi-sérieux. La
comédie est absente de l’opéra de chambre L’isola
disabitata de même que dans Armida
(un chef d’œuvre en dépit de l’absence de chœurs).
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2016_02_01_archive.html
6. PÉRIODE ROSE (1773
à 1784) / Deuxième partie
Dans le précédent article de cette série consacrée à Joseph
Haydn, j’avais donc abordé la musique instrumentale de la Période rose, une période
boudée par les musicologues mais tellement à tort que je dois lui consacrer
deux articles : le présent poursuit donc avec la musique vocale car,
durant cette période, Haydn a reçu la demande de son patron de composer et de
diriger des opéras. En grand nombre!
Des opéras méritant bien mieux
Très
honnêtement, je ne crois pas que ses opéras appartiennent aux oeuvres
essentielles de Haydn - mais je suis mauvais juge puisque je n'aime pas
particulièrement l'opéra. Ils mériteraient cependant d’être plus souvent montés, mais ils sont comme atteints d’une malédiction : les «experts» en parlent
en mal, souvent sans même les avoir écouté, et pourtant ils obtiennent beaucoup de
succès lorsqu’ils sont présentés. Ce n’est pas sans raisons : une orchestration
mobile, des airs magnifiques, de l’énergie autant que de la poésie ou de l’humour,
des éléments fantastiques et des bouffées d’émotions... Ceux de la Période rose ne sont pas les
premiers que Haydn a composés mais, à partir de 1773, ils se suivent en
succession rapide – surtout qu’il s’agit d’œuvres durant au moins deux heures,
sauf exception :
1773 L’infedelta delusa (L’infidélité déjouée)
1775 L’incontro improviso (La rencontre imprévue)
1777 Il mondo della luna (Le monde de la lune)
1778-79 La Vera costanza (La vraie constance)
1779 L’isola disabitata (L’île déserte)
1780-81 La Fedelta premiata
1782 Orlando Paladino
1783-84 Armida
Au bout du compte, j’ai beaucoup de difficulté à cerner ce
qui leur est reproché. La faiblesse des livrets? Seul celui de La Fedelta premiata est trop confus
(mais avec une musique superbe), alors que les autres sont bien focalisés et
certains sont d’ailleurs très simples. Celui d’Il mondo della luna est de Carlo Goldoni, un auteur majeur, alors
que celui de L’isola disabitata vient de Métastase, un autre auteur
important. J’ai lu que les récitatifs seraient trop longs dans Il mondo della luna mais, en fait, ils y
sont moins envahissants que ceux de Don
Giovanni de Mozart. Armida aurait
peut-être gagné à inclure des chœurs afin d’accentuer son caractère épique
mais, de chœurs, il n’y en avait pas à Esterhazy : Haydn a donc d’autant
mieux soigné la dimension psychologique du drame. On reproche à Haydn de
manquer d’instinct théâtral, mais en fait ses opéras n’en ont ni plus ni moins
que ceux de son temps. À ce sujet, l’auditeur d’aujourd’hui doit accepter un
trait récurrent dans les opéras du 18e siècle, à savoir la
distinction nette et l’alternance entre récitatifs et airs. Surtout dans les
comédies, les récitatifs ne sont accompagnés que par le clavecin et un
violoncelle (ou une contrebasse). Ces sections se déroulent en rythme verbal et
c'est là que les personnages interagissent le plus entre eux. Dans les opéras
«sérieux», les récitatifs sont plus souvent accompagnés par l’orchestre comme,
chez Haydn, dans L’isola disabitata,
le plus bref de ses opéras et dans lequel il n’y a que quatre personnages
échoués sur une île déserte. Autrement, les ensembles vocaux avec orchestre
interviennent habituellement au début et surtout à la fin des actes. Ces
finales sont très développés dans certains opéras de Mozart, mais ceux, par exemple,
de La Vera costanza n’en sont guère
éloignés, en dimension et en richesse musicale.
Méliès: Le voyage dans la lune (Film; 1902) |
SUR YOUTUBE: l'opéra Orlando Paladino, au complet avec mise en scène (bizarre et décors étranges!), sous-titres en français; sous la direction de René Jacobs.
Au sujet du poème qui a inspiré l'opéra: https://fr.wikipedia.org/wiki/Orlando_furioso
Pour un synopsis (en anglais): https://en.wikipedia.org/wiki/Orlando_paladino
Au sujet du poème qui a inspiré l'opéra: https://fr.wikipedia.org/wiki/Orlando_furioso
Finalement, j’ai l’impression que c’est uniquement le fait
d’associer Haydn à l’opéra qui déstabilise des commentateurs trop rigides dans
leurs préjugés. Je cède ici le crachoir au chef autrichien Nikolaus Harnoncourt
qui en a dirigé et enregistré plusieurs. Lors d’une entrevue (Classica, mai 2009, p.38),
l’intervieweur lui dit : «Le public de la Philharmonie de Berlin a acclamé
votre interprétation d’Orlando Paladino [opéra
de Haydn]. Les opéras de Haydn ont pourtant mauvaise réputation».
Réponse : «C’est en effet très étrange. On ne les programme jamais au
concert et encore moins dans les théâtres. Je ne me rappelle pas en avoir vu un
à l’affiche du Staatsoper de Vienne.
Ils souffrent, comme l’œuvre entière de Haydn, d’un lourd préjugé. Bien
évidemment, le surnom de «Papa Haydn» a gravement porté préjudice au
compositeur. Mais il faut également reconnaître que ses opéras ne se
distribuent pas facilement. Il y a presque toujours, dans chacun d’entre eux,
un rôle quasiment impossible à attribuer, faute de chanteur. Ainsi, dans L’Infedelta delusa, le ténor doit
atteindre le do aigu, dans un style
tout autre que celui de Rossini bien sûr, mais aussi descendre jusqu’au si bémol. La basse doit évoluer entre le
fa grave, ce qui en fait un voisin de
Sarastro de La flûte enchantée de
Mozart, et monter jusqu’au la, limite
souvent supérieure de bien des ténors!».
Intervieweur : «Haydn fait en plus l’objet d’une
inévitable comparaison avec Mozart sur le terrain de l’opéra. Et il perd
toujours!» Réponse : «Oui, mais cela n’a aucun sens, car il ne faut pas
les approcher de la même façon. La collaboration de Mozart avec Da Ponte a
épuisé les possibilités du genre [Je rappelle que les opéras de Haydn sont
antérieurs à cette collaboration]. Il leur était impossible d’aller au-delà des
trois opéras qu’ils ont réalisés ensemble [Les
noces de Figaro, Don Giovanni, Cosi fan tutte]. Ce fut une rencontre
unique. Haydn et Beethoven n’ont pas eu le même bonheur». Harnoncourt a aussi
ce commentaire général très éclairé : «Trop souvent, on croit les
symphonies de Haydn faciles à jouer et on les répète à peine. J’ai travaillé 17
ans dans un orchestre. Je me souviens très bien que nous jouions régulièrement
ces symphonies en début de programme… en les déchiffrant! Aujourd’hui, lorsque
je les dirige, je prends beaucoup de temps à les préparer avec l’orchestre, à
comprendre pourquoi il y a une modulation ici et pas là, pourquoi Haydn demande
un silence… C’est une musique extrêmement construite dont il faut saisir tous
les principes. Ne la considérer que comme légère et facile à jouer est une très
grave erreur». Et toc dans le mille : trop d’interprètes ne savent quoi
faire de cette musique.
L'Oratorio caché
Mais la noix la plus dure à
casser de la période rose est Le retour
de Tobie (Il ritorno di Tobia), l’oratorio «caché» de Haydn, le plus long
aussi (près de trois heures). Chantée en italien et basée sur le Livre de Tobie
de l’Ancien Testament de la Bible, l’œuvre se déroule en temps réel. Tobit,
aveugle, et Anna s’inquiètent de l’absence anormalement prolongée de leur fils
Tobie, parti à la demande de son père pour recouvrer une somme d’argent prêtée
à un ami, Ragouël. Un étranger arrive alors, Azarias (l’Archange Raphaël), qui
leur raconte que Tobie a dû lutter contre un monstre marin, qu’il a épousé
Sarah, fille de Ragouël, mais qu’il est maintenant sur le chemin du retour.
Tobie et Sarah arrivent enfin, et Tobie guérit son père de sa cécité avec le
fiel prélevé sur le monstre marin. C’est tout pour l’histoire qui, je le
répète, se déroule en temps réel avec une grande profondeur psychologique.
L’oratorio se découpe en deux parties qui se concluent toutes deux avec un
chœur, alors qu’un autre chœur suit l’ouverture orchestrale – des chœurs de
durée importante et d’une écriture souvent dense. Les airs (Arias) sont
développées, souvent virtuoses, et ponctués de vertigineux sauts d’intervalles,
avec des «cadences» - moments où l’orchestre se tait pour laisser la chanteuse
ou le chanteur déployer sa voix dans des traits vocalisés. J’aime
particulièrement l’air de Raphaël, Anna,
m’ascolta!, de la première partie où, vers le milieu, la soprano (oui,
l’Ange est chanté par une femme) se lance dans une superbe vocalise, suivie par
un passage orchestral magnifique et ému : grand, très grand danger pour
moi de me mettre à écouter cette merveille en boucle indéfiniment! Les
récitatifs, moments où les personnages interagissent, sont encore plus
développés et presque toujours accompagnés par l’orchestre.
Un champion de Haydn! Outre son cycle d'opéras, Dorati
a signé une intégrale des symphonies (toujours disponible)
et des enregistrements de ses oratorios.
|
Toutes ces composantes exigent du
public un grand effort d’attention. Aujourd’hui, mais déjà à l’époque, car cet
oratorio s’inspire de l’opera seria,
un genre alors déjà rendu sur ses derniers milles. Composé en 1774-75,
l’oratorio fut révisé en 1784 pour une reprise à Vienne. Pour l’occasion, Haydn
ajouta deux superbes chœurs (un au milieu de chaque partie), et coupa à la
tronçonneuse dans les vocalises des Airs (mais très peu dans les Récitatifs). En
faisant cela, Haydn a appliqué à sa propre musique la médecine qu’il appliquait
aux opéras d’autres compositeurs qu’il dirigeait! Bien que déroutante, l’œuvre
fut donnée en d’autres occasions du vivant de Haydn. Elle connut cependant une
longue éclipse après et, pour l’essentiel, il faudra attendre le chef hongrois
Antal Dorati pour la faire revivre et pour l’enregistrer. Peu d’autres versions
en existent sur CD, sinon celle, exemplaire, de Andreas Spering (Naxos), avec
un orchestre et des chœurs superbes et des solistes remarquables qui semblent
se rire des terrifiantes difficultés techniques de la partition : de toute
beauté. Comme Dorati l’avait fait, Spering a choisi la première version (la
plus longue : joie!) en lui ajoutant les deux chœurs de 1784 (pour
prolonger le plaisir!). Cette formule est idéale mais, si l’œuvre est chère aux
fans du compositeur, elle demeure une expérience musicale déstabilisante. Cela
dit, elle vaut l’effort. L’orchestre compte parmi les plus fournis qu’a utilisé
Haydn : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 cors anglais (instrument qu’affectionnait
Haydn), 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, timbales, clavecin et cordes. Dans
l’air de Sarah de la deuxième partie, dix instruments à vents dialoguent avec
la voix chantée, moment unique! En fait, Le
retour de Tobie, c’est ça : une grande enluminure autour d’une
histoire. Les vocalises deviennent ici des touches d’or sonore.
Le retour de Tobie surpasse les opéras et, pour ma part, c'est une oeuvre que je réécoute toujours avec grand plaisir. Cela dit, je ne la recommanderais pas à qui désire s'initier à Haydn. Parce qu'il s'agit d'une oeuvre paradoxale, à la fois conventionnelle (les conventions de l'opera seria) et expérimentale, précisément parce que ces conventions sont poussées à leurs limites. Mais elle comblera qui a déjà compris le compositeur.
Le retour de Tobie surpasse les opéras et, pour ma part, c'est une oeuvre que je réécoute toujours avec grand plaisir. Cela dit, je ne la recommanderais pas à qui désire s'initier à Haydn. Parce qu'il s'agit d'une oeuvre paradoxale, à la fois conventionnelle (les conventions de l'opera seria) et expérimentale, précisément parce que ces conventions sont poussées à leurs limites. Mais elle comblera qui a déjà compris le compositeur.
Sonates fantaisistes
Haydn par Jeno Jando: fortement recommandé! |
Je termine avec un retour sur la
musique instrumentale. La période rose fut une période faste pour les sonates pour
piano puisque Haydn en a composé pas moins de 25! Comment ne pas avoir le coeur plein de joie à l'écoute de cette musique? Par exemple, le Finale quasi jazzé de la Sonate #39 (Ré majeur), ou le premier mouvement de la Sonate #48 qui respire le bonheur...
(https://www.youtube.com/watch?v=UGbGND3UzvU interprétée par Jeno Jando)
Trois sonates sont en mineur, les #47 (si mineur), #49 (do dièse mineur, une tonalité très rare) et #53 en mi mineur, ma préférée avec un premier mouvement «carrousel» et un Finale déjà proche de Schubert. Comme dans les symphonies, les mouvements sont souvent très beaux, comme celui poétique de la Sonate #38 (Fa majeur). Mais certaines sonates ne comptent pas de mouvement lent, qui se trouve alors remplacé par un menuet. En général, l’écriture tire profit d’un instrument dont le registre est moins étendu que celui du piano moderne, et dont la sonorité est plus légère. Donc Haydn fait sonner son piano avec légèreté, et l’écriture peut sembler dépouillée sur papier. Les textures se limitent souvent à deux voix, avec peu de grands accords et peu de basses redoublées. Cet extrait du mouvement lent de la Sonate #45 (La majeur) superpose une mélodie ornementée (l’ornementation permettant de donner une plus grande résonance à l’instrument) avec une basse presque sèche qui semble venue du style baroque.
(https://www.youtube.com/watch?v=UGbGND3UzvU interprétée par Jeno Jando)
Trois sonates sont en mineur, les #47 (si mineur), #49 (do dièse mineur, une tonalité très rare) et #53 en mi mineur, ma préférée avec un premier mouvement «carrousel» et un Finale déjà proche de Schubert. Comme dans les symphonies, les mouvements sont souvent très beaux, comme celui poétique de la Sonate #38 (Fa majeur). Mais certaines sonates ne comptent pas de mouvement lent, qui se trouve alors remplacé par un menuet. En général, l’écriture tire profit d’un instrument dont le registre est moins étendu que celui du piano moderne, et dont la sonorité est plus légère. Donc Haydn fait sonner son piano avec légèreté, et l’écriture peut sembler dépouillée sur papier. Les textures se limitent souvent à deux voix, avec peu de grands accords et peu de basses redoublées. Cet extrait du mouvement lent de la Sonate #45 (La majeur) superpose une mélodie ornementée (l’ornementation permettant de donner une plus grande résonance à l’instrument) avec une basse presque sèche qui semble venue du style baroque.
Mais en fait, cette musique n’est
pas du tout austère car Haydn traite le clavier avec fantaisie. Dans l’extrait
suivant du premier mouvement de la Sonate #44 (Fa majeur), la deuxième mesure
montre des notes isolées, éclatées, qui sautent d’un registre à l’autre. La
mesure suivante donne la réplique avec des petits tourbillons contenant des
quadruples croches!
Source des images: Wikipédia (pour le timbre et Méliès: Domaine public PD-US), sites commerciaux (pour les pochettes de disques).