MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 30 septembre 2019

PROJET HAYDN (9). PÉRIODE VERTE (PREMIÈRE PARTIE)

Le Projet Haydn (9). La Période verte (1795-1809). Première partie.
Haydn visionnaire
Cet article est le neuvième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les cinquième et sixième portaient sur sa troisième période créatrice, que j’ai nommée Période rose (1773-1784) :
Les septième et huitième articles présentaient la Période rouge (1784-1795)
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2018/01/
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/03/le-projet-haydn-8-sept-paroles.html


Le Projet Haydn. 
La Période verte (1795-1809). Première partie

Thérèse Jansen-Bartolozzi
Le patron et ami de Haydn, le Prince Nicolas Esterhazy, était décédé en 1790. Son successeur, Anton, qui n’avait pas la même passion pour l’art, décida de dissoudre son orchestre. Haydn conserva néanmoins son titre, sans aucune baisse de salaire (!), et s’installa à Vienne où il s’est acheté une petite maison. La seule obligation professionnelle qui resta à Haydn fut de composer une Messe par année : Haydn en composera en fait six, entre 1796 et 1802. Je rappelle que Haydn n'était pas du tout un «valet»: en termes modernes, il était un haut fonctionnaire, et il touchait le troisième plus haut salaire à la cour. Avec un salaire inchangé et une tâche légère à accomplir sous le nouveau Prince, on ne peut vraiment pas dire que c'étaient là des conditions de travail misérables!
À son retour définitif à Vienne après ses deux séjours à Londres, Haydn a maintenant 63 ans. Il couronne alors deux pans de sa production par ses derniers chefs-d’œuvre : les Trios pour piano, violon et violoncelle – avec le Trio #42 et les trois Trios #43-45 dédiés à Thérèse Jansen-Bartolozzi, de même que les six Quatuors à cordes opus 76 (ses plus célèbres) et les deux de l’Opus 77.  Un dernier Quatuor demeurera inachevé :terminés en 1803, les deux mouvements centraux seront publiés en 1806 sous le titre de Dernier Quatuor. Dans cette édition, on retrouve copie de la carte de visite que Haydn s’était fait imprimer. Outre son nom, cette carte comprend les quatre premières mesures du quatuor vocal Der Greis (Le vieillard) avec leur texte : «Toutes mes forces s’en sont allées, je suis vieux et faible». En 1803, à 71 ans, Haydn pose définitivement sa plume. Il vivra encore six ans, dans un état de faiblesse physique grandissante, avant de rendre l’âme le 31 mai 1809. De ces dernières années, Haydn disait qu’il avait encore la tête pleine d’idées, que la musique était toujours là, mais que sa santé ne lui permettait plus d’écrire. Une situation triste. Sans famille immédiate, il était tout de même entouré par ses amis et collaborateurs.


Haydn écolo et pacifiste

Dans cette ultime période (1795-1803), il peut sembler surprenant que Haydn n’ait plus composé de symphonies, lui qui avait été un champion du genre. C’est que le gros de ses forces a été consacré à des «symphonies élargies», à savoir six Messes (de structure symphonique) et deux oratorios. J’y reviendrai.

Il est habituel d’accorder une signification particulière aux dernières œuvres d’un compositeur. Dans le cas de Haydn, ses œuvres font résonner des thématiques étrangement actuelles qui révèlent un artiste visionnaire, notamment l’angoisse face aux conflits armés et la conscience écologique. 
Mais il n’y a pas que les thèmes : il y a aussi la musique. Le début de l’oratorio La Création, qui dépeint le chaos originel, a fait couler beaucoup d’encre, et pour cause! Cette musique est totalement inouïe : elle l’était à l’époque, surpassant en audace tout ce qui était fait (y compris Beethoven qui n’a rien écrit de similaire pour orchestre), et elle demeure sidérante de nouveauté encore aujourd’hui. Forme encore : la premier mouvement du Quatuor à cordes en ré majeur, opus 76 #5, n’obéit à aucun schéma formel existant et inclut un changement de tempo (la dernière section est plus rapide). Le mouvement initial du Quatuor suivant, en mi bémol majeur, réédite l’exploit. Cela annonce les formes en développement perpétuel qui ne viendront que bien plus tard, notamment chez Jean Sibelius (voir par exemple le premier mouvement de sa Symphonie #2 qui date de… 1902!). Le mouvement lent de ce Quatuor opus 76 #6 s’intitule Fantaisie. Ses 59 premières mesures ne comportent pas d’armure, et la musique va de modulation en modulation en toute liberté, avant que la tonalité rare de Si majeur ne s’impose à la mesure 60.Je demeure très surpris lorsque des gens affirment que la musique de Haydn est «conventionnelle» de ces «conventions classiques» dont Beethoven «libérera» la musique: c'est tout faux.

À nouveau, Haydn compose pour un «instrument expérimental». Son dernier concerto sera pour trompette, de 1796. Il a été écrit pour Anton Weidinger. Trompettiste dans l’orchestre de la cour de Vienne, Weidinger avait inventé une trompette avec des clés, mécanisme qui permettait de produire les demi-tons chromatiques, ce que les trompettes naturelles de l’époque peinaient à faire. Haydn a donc exploité ces nouvelles possibilités dans son Concerto. Dans cette œuvre, la trompette chante autant des mélodies développées (mouvement lent) qu’elle se montre agile, voire gamine dans le Finale! Il s’agit d’un trésor pour le répertoire de l’instrument. Plus tard au cours du XIXe siècle, c’est le mécanisme des pistons qui s’imposera pour la trompette et pour d’autres cuivres.

Pour ces raisons, je surnomme cette période de Haydn sa période verte, à l’image du vert écologiste. 

Interlude musical #1. Quatuor à cordes, opus 76 #3, en do majeur, Empereur».
Interprété par le Quatuor Zemlinsky: https://www.youtube.com/watch?v=6fF4sCuMcT0
Outre les variations sur l'Hymne impériale du 2e mouvement (voir ci-bas), quelques points rares à souligner. Au centre du premier mouvement, une danse rustique (en mi majeur!). Le motif de cinq notes du tout début sera réutilisé, varié, au début des 3e et 4e mouvements, ce qui assure une unité cryptée à l'oeuvre. Le Finale débute en do mineur, et non en do majeur; la plus grande partie de ce mouvement est d'ailleurs en do mineur. Le mode majeur ne s'impose qu'en seconde moitié pour mener à une conclusion emportée.


Guerre, angoisse et paix

La Bataille d'Austerlitz. Par François Gérard (1810)
 
À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, la guerre règne en Europe de l’Ouest : c’est l’époque de Napoléon Bonaparte, et les armées françaises assaillent l’Autriche. En 1796, Napoléon avait lancé sa campagne d’Italie contre l’Autriche et, l’année suivante, Haydn compose son Hymne impérial (Gott erhalte Franz den Kaiser, Dieu protège l’Empereur François), l’une de ses très rares œuvres «politiques». Avec un texte évidemment différent, cet hymne demeure l’hymne national de l’Allemagne (et curieusement pas de l’Autriche). Il en fait une version pianistique puis une version orchestrale.  Toujours en 1797, Haydn utilise cette mélodie sous la forme d’un thème avec variations pour le deuxième mouvement du Quatuor à cordes opus 76 #3, en do majeur – surnommé pour cette raison Quatuor Empereur
Horatio Nelson
En 1801, Haydn récidive en matière politique avec sa courte cantate en anglais Lines from the Battle on the Nile. Pour soprano et piano, elle marque l’admiration de Haydn pour Horatio Nelson, vice-amiral de la Royal Navy britannique qui s’illustre à cette époque contre l’armée navale française. Né en 1758, Nelson perdra la vie en octobre 1805, alors même que sa flotte remporte la victoire lors de la Bataille de Trafalgar. La France ne semble pas en avoir trop voulu à Haydn d’avoir pris parti en faveur de l’Angleterre contre Napoléon, puisque l’Institut de France le nomma membre  étranger en 1801 et lui décerna sa médaille honorifique en 1804! Mais en fait, je ne sais pas à quel point Haydn avait un credo politique. Sa réaction ces années-là tient essentiellement au fait que son propre pays était attaqué. Je penserais qu’en bon modéré, il préférait vraiment la monarchie constitutionnelle britannique au républicanisme français (et surtout à ses exactions durant la Révolution). Malheureusement pour lui, Haydn décédera l’année même où les troupes françaises envahissent Vienne.

La seconde des six grandes Messes que Haydn composa durant cette période est intitulée Missa in tempore belli (Messe en temps de guerre). Datant de 1796-97, elle se fera aussi connaître sous le titre allemand Paukenmesse (Messe des timbales), en raison de l’importante partie de timbales qu’elle contient, notamment les battements piano à découvert de l’Agnus Dei. La sonorité de cette Messe est généralement éclatante. Dans la dernière section de l’Agnus Dei, les battements de timbales reviennent, mais cette fois avec un crescendo menant à une fanfare des vents à laquelle se joignent les chœurs. En reprenant les propos du spécialiste de Haydn, H.C. Robbins Landon, Marc Vignal écrit : «C’est comme si Haydn avait remplacé les paroles Donne-nous la paix par Nous exigeons la paix».

La Messe suivante est à son tour liée à la guerre, mais sa couleur est toute autre. De Do majeur, nous passons en Ré mineur. D’un orchestre éclatant, nous passons à un orchestre réduit mais tranchant : trois trompettes, timbales, orgue et cordes. L’espoir de voir ces conflits se terminer est là, mais la conscience du musicien va ailleurs. Au-delà des faits d’armes et des luttes politiques, les populations civiles subissent ces assauts apportant leur cortège de tueries et de désolations.

Napoléon à Moscou. Anonyme allemand.
Citation tirée de mon livre Pulsations : «Dans le répertoire classique, les œuvres inspirées par la guerre présentent généralement cette réalité de manière positive et patriotique. Le premier à avoir traité le thème guerrier avec des accents tragiques fut Joseph Haydn dans sa Missa in augustiis (Messe en temps d’angoisse) de 1798, l’époque des guerres napoléoniennes. Dans cette œuvre saisissante, les trois trompettes et les timbales ne font plus entendre d’accents héroïques : dans le Benedictus notamment, elles sont accablantes, en échos des souffrances des populations touchées par les destructions. Il ne s’agit pas d’une déclaration pacifiste car Haydn sait que la guerre fait partie de l’expérience humaine, qu’elle est inévitable même dans certaines circonstances. Mais pour la première fois, la guerre n’est pas idéalisée et plutôt abordée avec compassion pour ses victimes. Aucune musique n’a empêché les guerres, mais cette réponse d’un artiste fut peut-être la meilleure». Le Kyrie, le premier «mouvement» de cette Messe, a un impact aussi fort, et le moment où la soprano soliste perce l’ensemble avec une vocalise est anthologique.

Une version bien appréciée de la Messe en temps d'angoisse
Deux points à préciser sur cette Messe. On la connait aussi sous le nom de Messe Lord Nelson. Ce surnom n’est pas de Haydn et, d’ailleurs, l’œuvre n’est pas dédiée à Lord Nelson. Elle sera toutefois jouée en sa présence lors de sa visite à Eisenstadt en septembre 1800. Deuxième point : des parties pour instruments à vents ont été ajoutées après coup aux trompettes d’origine, et deux fois plutôt qu’une! Haydn a fort probablement accepté une première version avec vents, mais sans avoir lui-même composé ces parties. En 1803, l’éditeur Breitkopf et Härtel publia une autre version, cette fois avec des parties de trompettes complètement modifiées et des parties de bois (flûte, 2 hautbois, 2 bassons et 2 cors) composées par un musicien non identifié de Leipzig. Marc Vignal souligne que c’est sous cette forme (et dans cette édition pleine d’erreurs) que l’œuvre sera diffusée et connue pendant plus d’un siècle! Évidemment, la seule version authentiquement de Haydn est la toute première, soit celle possédant le plus de puissance expressive. 

Interlude musical #2. Messe pour un temps d'angoisse (Missa in angustiis), ou Messe Lord Nelson, en ré mineur.  Une interprétative décapante, dirigée par une femme, Grete Pedersen - ce qui nous rappelle que Haydn a écrit bon nombre de ses oeuvres pour des femmes, que ce soit des oeuvres vocales, pour piano ou de chambre (dont des trios pour piano, violon et violoncelle. Seul bémol: il s'agit ici de la version, néanmoins approuvée par Haydn, avec des parties supplémentaires de bois et cors. À noter qu'ici, des trompettes naturelles (sans pistons) sont utilisées. Pour qui croit que Haydn est «gentil» et «galant», il faut écouter le Kyrie (premier «mouvement) et le Benedictus, à 28'52, avec ses coups de boutoirs des trompettes et timbales qui semblent symboliser l'agression de la civilisation par la violence armée (climax à 33'35!).

La question liturgique

Haydn a composé quatre autres Messes durant cette période qui, curieusement, sont toutes en Si bémol majeur! Cette fréquence de la tonalité de Si bémol majeur est une énigme: qui a la réponse?
Ces quatre autres Messes n’ont pas l’inspiration guerrière des deux autres et sont moins connues (pour cette raison?).

Missa Sancti Bernardi de Offida (Messe de saint Bernard), aussi connue sous le titre allemand Heiligmesse, si bémol majeur (1796)

Theresienmesse, en si bémol majeur (1799) – non pas Messe de sainte Thérèse, mais Messe pour l’impératrice Marie-Thérèse!

Schöpfungsmesse (Messe de la Création), en si bémol majeur (1801)

Harmoniemesse (Messe pour harmonie), en si bémol majeur (1802)

Michael Haydn, frère de Joseph.
Haydn disait que la musique sacrée de son frère Michael (1737-1806) surpassait la sienne. La raison de ce jugement autocritique réside peut-être dans l’aspect souvent plus «sévère» et plus introverti des messes de Michael, alors que Joseph s’excusera presque de la joie émanant des siennes : «Dieu m’a donné un cœur joyeux : il ne m’en voudra pas de l’avoir servi avec joie». La spiritualité de Haydn ne se fixe pas sur la douleur ou la sévérité : elle est illuminée par la confiance en Dieu et la célébration de la Résurrection du Christ Jésus. Je sais que la douleur et le pessimisme passent pour plus profonds que la joie (ah, le Romantisme…), mais la joie est indéniablement profonde ici, et cette musique va comme sur les ailes des Anges. Aussi, sa musique religieuse s’harmonise parfaitement avec les églises baroques d’Autriche, pleines de dorures et de décorations. À la seule exception de la Messe Sainte-Cécile, chef-d’œuvre absolu de la première période de Haydn, la «période bleue (voir https://antoine-ouellette.blogspot.com/2014/11/le-projet-haydn-3-la-periode-bleue.html), qui dure quelques 65 minutes (Sainte Cécile est après tout la patronne des musiciens, alors Haydn s'est payé la traite!), les œuvres religieuses de Haydn respectent assez bien une durée pouvant être acceptée en liturgie. Pour les six Messes de la période verte, cette durée est d’environ 35 minutes pour chacune – certains interprètes étirent à l’occasion, et je connais une belle version de la Harmoniemesse qui fait quelques 50 minutes…

Sur le plan compositionnel, on y trouve des fugues magistrales (celle qui termine le Credo de la Messe de saint Bernard est éblouissante!), fugues qui démontrent la maîtrise de Haydn en matière de contrepoint, qualité qui lui est trop rarement reconnue – et qui, du reste, est souvent déniée au style classique avant Beethoven. Haydn est en réalité un contrapuntiste d’exception!

Nombre de commentateurs abordent mal les choses en ne mettant en évidence que la joie, la simplicité, la supposée «galanterie» des messes de Haydn, œuvres dans lesquelles l’art n’a jamais si bien caché l’art. Après une introduction grandiose, le Kyrie de la Messe de saint Bernard fait entendre, allegro moderato, un thème en mesure à ¾ qui évoque presque un menuet voire une valse. Scandale! Ce n’est pas à sa place à l’église! Oui, mais c'est la légèreté des Anges! Mais encore, ce thème devient peu après une riche fugue. Tout ce Kyrie alterne entre le grandiose et l’intime, ce qui donne la couleur de toute cette messe. Inversement, dans le Credo de la même Messe de saint Bernard, la Résurrection du Christ est proclamée en do mineur, plutôt qu'en do majeur! Liberté de l'artiste qui a dépassé l'idée simpliste voulant que la musique doive «illustrer» le mot. Par contre, il est difficile de trouver un plus bel Agnus Dei que celui de la Messe de la Création - œuvre qui porte ce sous-titre en raison de quelques citations et allusions à des mélodies de l'oratorio La Création (voir l'article suivant de cette série).
La Harmoniemesse, la dernière œuvre complète de Haydn, donne un rôle important comme jamais aux vents, d’où son nom : flûte, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, avec les timbales, les cordes et l’orgue. Outre sa riche instrumentation, cette œuvre sonne avec une rudesse inhabituelle, en des harmonies à la fois «solides et instables», comme le remarque Marc Vignal qui va jusqu’à écrire qu’elle aurait inauguré une nouvelle étape dans la création de Haydn si celui-ci avait pu continuer à composer. Galanterie, vraiment?

Palestrina
Ces critiques ne tiennent pas, ou alors il faudrait avoir l’honnêteté de les généraliser. Selon moi, la polyphonie de la Renaissance (XVe et XVIe siècles), depuis Dufay jusqu’à Palestrina et Victoria, fut la dernière grande musique sacrée d’Occident. Comme le chant grégorien et autres répertoires apparentés, la polyphonie de la Renaissance est au service de la liturgie, ce qui est une marque véritable du sacré : jamais elle ne devient hors de proportion, jamais elle tend vers la «musique de concert» - ce qui, du reste, n'empêche pas de la donner aussi en concert, jamais elle ne cherche à «illustrer» les mots des textes. 
Ces qualités se perdront dès l’arrivée du style baroque qui misera sur le dramatisme (et un dramatisme directement issu de l’opéra) davantage que sur la contemplation, perte qui se poursuivra dans les styles classique et romantique. Concise, la musique du XVIIe siècle peut encore passer, notamment avec des musiciens inspirés comme Marc-Antoine Charpentier. Mais le baroque de la première moitié du XVIIIe siècle fait basculer les choses. Malgré ses hautes qualités, la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach (composée de 1724 à 1749) est une absurdité liturgique : son Kyrie et son Gloria durent à eux seuls plus de 50 minutes, alors que la messe, comme liturgie, est à peine débutée! L’assemblée ne prie plus ni ne contemple : elle assiste à un concert, et elle demeure assise, sans participer liturgiquement, se forçant souvent à attendre que cela se termine enfin. Les textes ont beau être sacrés, la liturgie est complètement envahie par un objet étranger. Jamais le chant grégorien ne donne dans l’illustration des mots : il porte plutôt le texte. Mais avec le baroque arrivent ces évocations de la Résurrection avec trompettes et timbales qui, dans un cadre liturgique et sacré, font passablement primaires sinon ridicules. Le style de chant opératique est déplacé en contexte liturgique, surtout lorsqu’il se pare de mille vocalises virtuoses; la présence d’un orchestre est incongrue dans une liturgie : la liturgie doit servir la Parole de Dieu, ce à quoi sont impuissants violons, clarinettes et cors! 
Le Romantisme a porté ces tendances à leur aboutissement : le sentiment reçu n’est plus celui du sacré ou de la sanctification, mais celui de la sensiblerie et de l’émotivité profane. La Missa solemnis de Beethoven est certes plus «colossale» que les Messes de Haydn - «écrasante» serait le mot juste, mais ses proportions ne sont pas liturgiques. Je ne suis même pas du tout certain qu'elle soit aussi égale d'inspiration que les Messes de Haydn - pardonnez-moi, mais je trouve que la Missa solemnis peine à décoller... En passant et encore une fois, les dites audaces de Beethoven ont été précédées chez Haydn: par exemple, le violon solo de la Missa solemnis n'a rien de nouveau, puisqu'un violoncelle solo (couleur soliste plus rare) se trouve dans la Messe des timbales de Haydn... Antonin Dvořák se rapproche du sacré dans son Requiem où l’influence byzantine se perçoit aisément (curieusement cette œuvre superbe est peu jouée et visiblement peu aimée); Gabriel Fauré se rapproche de la liturgie avec son Requiem qui a le mérite de la concision. Mais pour ces œuvres rares, la musique «sacrée» des XVIIIe et XIXe siècles est plutôt une musique de concert inspirée de textes religieux; une musique au mieux paraliturgique (à donner en dehors des offices et des messes) et non liturgique. J'avoue que j'écoute les Cantates de Bach (œuvres que j'adore) en faisant abstraction de leur inspiration religieuse: pour moi, cette musique sonne bien peu sacrée et s'ingénie trop à illustrer les mots.

Interprétation
La meilleure version des Messes de Haydn!
Un petit mot sur la discographie des Messes de Haydn. Rares sont les interprètes qui ont trouvé le ton juste. Trop souvent, les solistes semblent égarés et se croire dans un opéra de Verdi! Je caricature à peine. Haydn ne gagne pas à être conçu ainsi. C'est dire que la plupart des versions discographiques sont insatisfaisantes. Selon moi, l'intégrale la plus adéquate et la mieux réussie de ces Messes est celle publiée par Naxos, avec le Trinity Choir et le Rebel Baroque Orchestra, sous la direction de J. Owen Burdick et Jane Glover - coffret de 8 disques. Cette dernière «opératise» un peu, mais les messes dirigées par Burdick Owen sont exceptionnelles - elles représentent heureusement la majorité du coffret; et la soprano Ann Hoyt est splendide: voilà une véritable voix haydnienne! 
La même chose peut être dite des versions discographiques des deux oratorios que Haydn a composé durant cette période, La Création et Les Saisons (dont je parlerai dans le prochain article de cette série). Plusieurs opératisent outrageusement.  Ce n'est pas de mise ici. J'ai entendu ces oratorios en concert et ce fut le même problème: des solistes pesants, «sérieux» jusqu'à l'ennui, chantant avec un vibrato rédhibitoire. La musique de Haydn exige de faire autrement, et il est malheureusement rare qu'on y parvienne. Parce qu'elle n'est pas «colossale», parce qu'elle n'est pas «virtuose», les interprètes font trop souvent preuve d'une conception défaillante sinon négligée en abordant la musique de Haydn. Il arrive encore que les symphonies de Haydn soit données en concert en ayant à peine été répétées, et que ses Quatuors servent de pièces de réchauffement pour ouvrir un programme de concert. Je ne peux que déplorer cette attitude et ce manque d'engagement. Haydn mérite vraiment mieux.

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et sites commerciaux(pochettes de disques)