La Période rouge (1784-1795), deuxième partie.
Sept paroles pour une oeuvre singulière
Cet article est le huitième d’une série dans laquelle je vous initie
à l’art de Joseph Haydn. Il fait suite à celui paru en Janvier qui était
consacré à ce que je nomme la Période rouge (1784-1795), dont le point
culminant a été les deux séjours à Londres du compositeur. Pourquoi Haydn? Tout
simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous
styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a
aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a
pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que
j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que
j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les cinquième et sixième portaient sur sa troisième période
créatrice, que j’ai nommée Période rose (1773-1784) :
Le septième article présentait
la riche Période rouge
(1784-1795)
http://antoine-ouellette.blogspot.ca/2018/01/
1. Une oeuvre radicale et singulière
2. Cadix
3. Quatre versions pour sept paroles
4. Méditation, non illustration
5. Paroles de foi et silence désespéré
1. Une oeuvre radicale et singulière
2. Cadix
3. Quatre versions pour sept paroles
4. Méditation, non illustration
5. Paroles de foi et silence désespéré
Une œuvre radicale
et singulière
Une version âpre de la version orchestrale originale |
De retour à la période rouge de Haydn, voici une
œuvre franchement singulière. Son titre original est non pas en allemand mais
en italien : Musica instrumentale sopra le sette ultime parole del
nostro Redentore in croce. Ouf! En français, c’est Musique instrumentale sur les sept dernières paroles de notre Rédempteur sur la Croix, ou Les Sept Dernières
Paroles du Christ en croix. Pour simplifier, je parlerai des Sept Paroles. Une œuvre singulière,
c’est le moins que l’on puisse dire car, en fait, elle est unique et dans la
production de Haydn et dans la musique de son temps… et elle l’est demeurée
depuis! Déjà à un premier degré, il s’agit de l’œuvre purement orchestrale la
plus longue de Haydn : en faisant les reprises indiquées (et l’on devrait
les faire puisque le compositeur les a demandées), elle dure autour de 70
minutes! C’est la plus longue «symphonie» de tout le style classico-romantique,
à la seule exception de la Huitième Symphonie d’Anton Bruckner qui viendra un
siècle plus tard. Plus troublant est le fait qu’à l’exception du dernier, tous
ses mouvements sont lents, marqués Adagio, Largo, Grave, Lento, etc. Donc, 70
minutes de musique lente! Certains commentateurs réduisent souvent Haydn à un
musicien «qui a de l’humour», eh bien ce n’est pas ce Haydn-là qui se trouve
dans cette œuvre... C’est plutôt le compositeur dont les mouvements lents (de
symphonies, de quatuors…) étaient ceux qui frappaient le plus les auditeurs de
son temps, bien avant l’humour…
Je signale aussi, même si ce n’est qu’un
détail, que cette partition inouïe se termine sur le premier triple forte
(fff!) écrit de l’histoire de la musique.
Ces Paroles sont orchestrées pour deux flûtes, 2 hautbois, 2 bassons, 4
cors, 2 trompettes, timbales et cordes.
Pour écouter, voici l'intégralité de l'oeuvre, magnifiquement interprétée sur instruments d'époque par Le Concert des Nations, dirigé par Jordi Savall: https://www.youtube.com/watch?v=ecNmELbr9x4
Cadix
Cadix, par Alexandre de Laborde (1812) |
Pour écouter la version chorale des Sept Paroles (voir plus loin), dirigée par Nikolaus Harnoncourt: https://www.youtube.com/watch?v=-cPchmU-pB4&t=11s
Quatre versions pour sept paroles
Une version superbe de la version pour quatuor à cordes |
Haydn aurait
pu refuser cette commande, mais il a accepté. Et il a été visiblement très fier
du résultat de son travail. À peine les Sept
Paroles achevées en 1787 qu’il en fait une seconde version, cette fois
pour quatuor à cordes : voilà une œuvre pour quatuor à cordes, genre qui
déjà passe souvent pour «austère», toute faite de mouvements lents, sauf la
brève conclusion, et durant une bonne heure! C’est totalement unique, et une
expérience musicale troublante, déstabilisante, exigeant tant des musiciens que
du public un recueillement et une concentration extrêmes. Voilà une œuvre qui décape les
oreilles et purifie l’esprit. La même année, une autre version voit le
jour : cette fois pour piano seul – là encore, un cas unique dans le
répertoire de cet instrument. Il semble bien que cette version n’est pas de
Haydn lui-même. Il n’est pas impossible qu’il ait demandé à un collègue de la
réaliser pour lui. Mais il lui donnera son sceau d’approbation complet, et
l’apportera même avec lui à Londres quelques années plus tard.
Mais tout ne s’arrête pas là pour cette œuvre décidément hors normes! Après ses séjours en Angleterre, Haydn apprend qu’un musicien d’église a adapté son œuvre sous la forme d’un oratorio, donc en ajoutant des chœurs à l’orchestre. Haydn sera plus ou moins heureux lorsqu’il écoutera cette version, et il décidera d’en faire lui-même un oratorio, donc une quatrième version «officielle» en 1796. Haydn demandera les textes à son ami le baron Gottfried van Swieten – ce sera la première collaboration entre les deux hommes, puisque ce baron sera le librettiste (le parolier) des oratorios La Création et Les Saisons que Haydn composera plus tard, dans sa dernière période.
Mais tout ne s’arrête pas là pour cette œuvre décidément hors normes! Après ses séjours en Angleterre, Haydn apprend qu’un musicien d’église a adapté son œuvre sous la forme d’un oratorio, donc en ajoutant des chœurs à l’orchestre. Haydn sera plus ou moins heureux lorsqu’il écoutera cette version, et il décidera d’en faire lui-même un oratorio, donc une quatrième version «officielle» en 1796. Haydn demandera les textes à son ami le baron Gottfried van Swieten – ce sera la première collaboration entre les deux hommes, puisque ce baron sera le librettiste (le parolier) des oratorios La Création et Les Saisons que Haydn composera plus tard, dans sa dernière période.
Outre les
voix, cette dernière version apporte des modifications notables. Haydn a
éliminé les reprises demandées dans les versions précédentes. Chaque Parole est
maintenant précédée par une sorte de psalmodie chorale a cappella.
L’orchestration est renforcée : Haydn ajoute deux clarinettes, un
contrebasson et deux trombones; les parties de flûtes et de bassons sont
davantage élaborées; par contre, il réduit le nombre de cors à deux. Après la
Quatrième Parole, il ajoute un nouvel Interlude, uniquement pour les bois et
les cuivres et qui annonce plus d’un siècle et quart à l’avance les Symphonies d’instruments à vent d’Igor
Stravinski, y compris dans leur sonorité ascétique et âpre. Après le décès de
Haydn, les Sept Paroles ont été
connues essentiellement par les versions pour quatuor et en oratorio. Il faudra
attendre 1959 pour que soit publiée la version originale pour orchestre.
Pour écouter: la version pour quatuor à cordes, par le Quatuor Mosaïques, sur instruments d'époque, avec une image fixe. Les versions disponibles avec l'image des musiciens coupent les reprises...
https://www.youtube.com/watch?v=pcmF2z_Z3_c
Méditation, non illustration
Avec le naturel haydnien de ce pianiste |
Mais que
sont ces sept paroles? Ce sont sept paroles prononcées par Jésus sur la croix
de son supplice et qui sont rapportées par les Évangélistes. L’évangéliste
saint Jean était le seul apôtre de Jésus présent aux côtés de ce dernier à ce
moment, avec Marie, mère de Jésus. La première parole, «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce
qu’ils font», est prononcée dès sa mise en croix. Jésus demande ce pardon pour ceux qui
ont participé à sa condamnation et exécution. Jésus prononce la deuxième parole
à l’intention d’un des deux malfaiteurs crucifiés à ses côtés et qui a demandé
à Jésus de se souvenir de lui quand il viendra dans son Royaume; Jésus lui
répond : «En vérité, je te le
dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis». La troisième parole
est double : Jésus dit à sa mère : «Femme, voici ton fils» en parlant de Jean, et il ajoute à l’intention
de ce dernier : «Voici ta mère».
https://www.youtube.com/watch?v=-cPchmU-pB4&t=11s |
Franz Schubert, le véritable héritier de Haydn |
Haydn
illustre peu les mots dans sa musique qui n’en est donc pas une d’images. Seul
le tremblement de terre est «illustratif». Dans la cinquième parole, l’eau
demandée est d'abord évoquée par une musique qui semble couler comme un ruisseau, mais
des dissonances et des notes lourdes rappellent ensuite que c’est à du vinaigre que
Jésus a eu droit… La partition, et notamment les premières paroles, sont
hantées par des notes répétées, souvent lourdes, comme fatidiques, les pas d’une
marche tragique, car Jésus a dû marcher en portant sa croix jusqu’au lieu de
son exécution. Cette présence de la marche annonce ici le thème du voyageur que
Haydn exploitera dans des œuvres tardives, comme la chanson The Wanderer ou l’Hiver de l’oratorio Les
Saisons où un voyageur égaré dans une tempête cherche un refuge. Ce thème
sera l’un des préférés de Franz Schubert (1797-1828), compositeur autrichien du
début du Romantisme qui se révèle être le véritable héritier de Haydn – Haydn mène
à Schubert, pas à Beethoven.
Paroles de foi et silence désespéré
Les Sept Paroles de Haydn appartiennent au
style classique, style dont Haydn a été un des premiers inventeurs, sinon le premier. Il ne s’agit pas
d’une œuvre romantique, encore moins expressionniste. Même dans cette œuvre tragique
se trouve cette pudeur caractéristique à la fois de Haydn et du style
classique. Il s’en dégage ainsi une lumière étrange, sereine même par moments.
Chostakovitch en 1925 |
La similitude
entre l’œuvre de Haydn et celle de Chostakovitch révèle donc une sorte d’évolution
face à la mort sur deux siècles : de la mort scellée par l’Espérance et la
Foi, à la mort anéantissement sans espoir ni lumière. Ayant vécu sous un régime
politique qui imposait l’athéisme, y compris par l’assassinat de croyants, de
prêtres et de moines (quel courage Messieurs Bolchéviks...), Chostakovitch lui remet son change à la fin de sa vie :
une voie sans issue menant inéluctablement au vide – quinze ans après son
décès, le régime soviétique sombrait au cimetière de l’Histoire…
Un quatuor à cordes a-t-il déjà osé l’expérience extrême que serait un
concert présentant ces deux «œuvres extrêmes»?! Le tout serait de savoir
laquelle des deux œuvres serait en première partie de ce concert, suivie de l’autre…
Pour écouter le Quatuor à cordes #15 de Chostakovitch, interprété par le Quatuor Emerson avec défilement de la partition:
https://www.youtube.com/watch?v=V3ubwb7hbI0
Pour écouter le Quatuor à cordes #15 de Chostakovitch, interprété par le Quatuor Emerson avec défilement de la partition:
https://www.youtube.com/watch?v=V3ubwb7hbI0
Magnifique interprétation sur piano d'époque |
Sources des illustrations: collection personnelle, sites commerciaux pour les pochettes des disques, Wikipédia (Domaine public, PD-US)