Océane.
Pour cor anglais, saxophone soprano et contrebasse (opus 53; 2017, rév. 2020)
La
métamorphose d’Océane
1. L'art de parfaire
2. Le saxophone soprano: perspective et temps libre
3. Ouverture et Envoi
4. «Écoute, et prête l'oreille de ton coeur»
5. À l'écoute d'une musique qui n'existe pas encore
Supplément. Une autre révision de 2020: Comme un ciel d'automne (opus 20)
La partition et le matériel édités (Finale) sont disponibles au Centre de musique canadienne:
Contact: atelier@cmccanada.org ou / or quebec@cmccanada.orgVagues de Renoir |
J’avais
composé Océane au début de 2017, suite à un séjour à Lyon et sous la suggestion
du hautboïste Olivier Hue pour une pièce pour cor anglais (instrument de la
famille du hautbois) et contrebasse. La pièce a été jouée sous cette forme peu
après.
À ce moment,
je décrivais Océane comme un «pas de deux» en bord de mer. Il y avait là un
élément biographique. J’écrivais ceci : «Après mon séjour à Lyon, je
m’étais rendu chez mon amie Coralie à Narbonne, et nous sommes allés à
Gruissan-plage, un village pas très loin situé entre l’immense marais de
Bages-Sigean et la Mer méditerranée au bord de laquelle nous avons marché. Je
pense bien que ces images, ces sensations, ont provoqué la naissance d’Océane,
la rencontre entre la terre et la mer, la mer elle-même, la rencontre des deux,
à deux». Dans ma conception sonore, il y avait surtout comme un océan, une
distance, un vide, entre les deux instruments, cela correspondant à notre
éloignement géographique, Coralie et moi.
Mais…
Avec le temps, l’enregistrement d’Océane me rendait perplexe. Au fond, je
n’étais pas satisfait de mon travail et je trouvais que la pièce était trop
«schématique», trop chenue et sans grande résonance. Alors, je l’ai laissée de
côté afin qu’elle mûrisse.
Et
voilà, profitant du confinement du printemps 2020 pour cause de pandémie, le
moment était venu de revenir à Océane. La pièce est passée «sous le bistouris»
en avril 2020. Il n’était pas question de simples retouches : j’ai repensé
la pièce en entier. En fait, c’est la pièce elle-même qui m’a guidée dans
ce travail : elle m’a comme dicté ce qu’elle voulait être, ce à quoi elle
aspirait depuis le début. Océane s’est alors métamorphosée.
Je
dirais que le vide de la première version s’est comblé : il n’y a plus
cette distanciation entre les deux instruments. Quelque chose les unit
dorénavant. D’heureuse à l’origine, la pièce a gagné en profondeur. Car
entre-temps, une pandémie a bouleversé bien des vies, bien des projets. Ce bouleversement était par
contre nécessaire pour qu’Océane parvienne à maturité.
L’art de
parfaire
En partant,
je suis déjà un compositeur qui revient de temps en temps sur ses pièces, histoire
de les relire avec une certaine distance. Du coup, il m’arrive de corriger et
de réviser. Je suis un «perfectionniste réaliste». Je sais qu’il est irréaliste
d’exiger la perfection de soi et des autres. Par contre, pour mes compositions,
je tente de leur donner une forme aussi belle que possible jusque dans leurs
détails. Certaines
pièces naissent d’une manière telle qu’il sera inutile de les retoucher, alors
que d’autres arrivent au monde imparfaites. De ces dernières, il m’est arrivé
d’en détruire. Mais plus souvent qu’autrement, j’opte pour les réviser: corriger quelques mesures, quelques
traits, ajuster telle dynamique. D’autres fois, il s’agit de réécrire tel passage,
voire même de refondre une pièce. Toutes les pièces de mes opus 1 à 9 ont ainsi
été révisées à une plus ou moins grande échelle.
Soit dit en
passant, il serait bon de savoir qu’un nombre appréciable d’œuvres du
répertoire sont jouées dans des versions révisées par leur compositeur, et non
dans leur première version. Certains compositeurs ne retouchaient jamais leurs
pièces, alors que d’autres ont été des réviseurs presque compulsifs.
À la fin de
sa vie, Olivier Messiaen (1908-1992) a apporté quelques retouches à sa
Turangalîla-Symphonie mais, autrement, il avait affirmé ne pas réviser ses
œuvres préférant en composer de nouvelles où il «ferait mieux».
Anton Bruckner houspillé par les critiques! |
À l’opposé,
Gustav Mahler (1860-1911) a été un éternel retoucheur de ses œuvres. Encore
davantage son prédécesseur Anton
Bruckner (1824-1896). Le célèbre Concerto pour violon de Jean Sibelius et la non moins
célèbre Cinquième Symphonie du même compositeur sont connus dans leurs versions
révisées et, dans les deux cas, il s’agit de révisions majeures. Il en va de
même du poème symphonique Les Océanides de Sibelius.
Cela
illustre ce que j’écrivais plus haut : un nombre significatif d’œuvres du
répertoire avaient fait l’objet de révisions importantes de la part de leurs
auteurs avant de parvenir à maturité. En soi, il n’y a donc pas de mal à ce
qu’un artiste retouche ou réécrive une de ses œuvres. Cela peut faire partie
intégrante du processus créateur.
Le saxophone
soprano apporte perspective et temps libre
Toutefois, aucune
des pièces depuis au moins mon opus 40 n’avait fait l’objet d’un travail de
réécriture. Océane est donc un cas particulier lié, j’en suis certain, à la pandémie
de 2020 et à son impact humain.
Sidney Bechet au saxo soprano |
La nouvelle
version d’Océane (qui est sa version définitive… je pense) est un peu plus
longue : elle dure environ 12 minutes, soit une minute de plus que la
première version. En gros, j’ai passablement conservé le canevas de la première
version : la partie de cor anglais est quasiment identique, sauf que je
l’ai un petit peu allégée ici et là. Mais autrement, les modifications sont
majeures!
Le plus
important changement est l’introduction d’un troisième instrument : un
saxophone soprano (image ci-contre: le saxo soprano est droit et n'a donc pas la forme que l'on associe habituellement au saxophone). La pièce est donc devenue un trio pour cor anglais,
saxophone soprano et contrebasse. Je sais que cette combinaison est insolite,
mais je sais aussi que cet alliage de timbres est non seulement nouveau mais
très harmonieux. C’est justement le saxophone soprano qui est le liant entre
les deux autres instruments : il apporte la perspective et la profondeur.
Je demande à ce que les trois instruments soient disposés en triangle : le
cor anglais et la contrebasse jouent debout en avant-scène, et le saxophone se
place assis entre les deux mais un peu à distance.
Disposition spatiale des trois instruments pour Océane / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
La partie du
saxophone est cependant aussi élaborée que celles de ses deux compagnons. Le
saxophone dialogue, répond, commente, apporte des échos et des vagues. Il
comble la distance et, du coup, la pièce sonne pleine : nul besoin
d’autres instruments – ils auraient été superflus.
Absent de la première version d'Océane, le saxophone soprano apporte la perspective et le «liant» / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
La première
version était toute mesurée. Or, ma musique joue avec le temps et les «climats
rythmiques». Dans Danses, pour deux clarinettes (2020), la musique est
entièrement mesurée : mais c’était pertinent puisqu’il s’agit justement de
danses. Par contre dans Océane, l’absence de rythme libre était un manque. Sur
le canevas d’origine, le saxophone vient maintenant greffer des rythmes libres,
non mesurés et non synchrones avec les deux autres instruments. Ceci est
fortement marqué dans les mesures 1 à 26. Non seulement le saxophone apporte un
liant sonore, mais il apporte aussi un liant rythmique.
Début de la première version d'Océane / (C) 2017 Antoine Ouellette SOCAN |
Le même passage, cette fois avec saxophone, dans la version finale d'Océane / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Le deuxième
changement – mais le dernier apporté en chronologie. Dans la première version,
la distance pouvait être poétique. Mais la musique n’était pas à la hauteur et,
en définitive, en musique, la musique doit toujours primer sur les idées et les
concepts. La musique doit absorber le concept, lui donner chair et vie :
elle doit être reine absolue de son domaine. Les œuvres purement conceptuelles
ne valent pas grand-chose. Dans la première version d’Océane, il y avait un
moment où la distance était vraiment un vide, un trou. Cela m’agaçait
franchement! Cela concernait un passage où la contrebasse se voit confié un
solo, soit les mesures 36 à 48. Dans son premier état, ce solo était très
dépouillé; il était chenu et, pour tout dire, sans grande force expressive.
Le
deuxième grand changement de la nouvelle version d’Océane fut donc
l’enrichissement important de ce solo qui est joué pizzicato (cordes pincées).
Là, cela fonctionne, joie!
«Solo» de contrebasse, deuxième version d'Océane / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Ouverture et
Envoi
L’inclusion
du rythme libre mène au troisième grand changement. Océane s’ouvre désormais
avec une section en rythme libre faite de quatre phrases. Dans les trois
premières, le cor anglais et le saxophone soprano jouent la même chose, une
mélodie sereine et non mesurée qui comporte les principaux germes de l’œuvre.
Mais je demande à ce que le saxophone joue plus lentement que le cor anglais.
Cela crée un dédoublement de la mélodie comme en un écho. La contrebasse entre
à la deuxième phrase en jouant des arabesques de sons harmoniques, très douces
en arrière-plan, et non synchrones aussi. La quatrième phrase est confiée au
seul saxophone avec la contrebasse qui s’éclipse peu à peu. À sa fin, le
saxophone tient une note aiguë qui fait le pont avec le canevas mesuré de la
première version d’Océane.
Extrait de la section d'ouverture ajoutée dans Océane / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Le quatrième
changement apporté à Océane est du même ordre que le précédent, mais il
concerne cette fois la fin de la pièce. Là où se terminait la première version,
sur une tierce majeure tenue entre le cor anglais et la contrebasse, la
nouvelle version ajoute un Envoi au saxophone. Alors que s’estompe les deux
autres instruments, le saxophone joue une variante en rythme libre de la
«mélodie» principale. Il la prolonge, puis il lui fait changer de mode. Dans
cet Envoi, on entend ainsi deux nouveaux sons : si bémol et mi bémol.
Jusqu’alors, toute la pièce était écrite sur le mode pentatonique
mi-sol-la-si-ré-mi, avec des do et des fa occasionnels. L’Envoi apporte donc
une nouvelle couleur, une couleur inattendue, cela à la toute fin de la pièce.
De «fermée» qu’elle était à l’origine, la conclusion d’Océane devient du coup
ouverte. Ce changement s’est imposé à moi, irrésistible; rien de cérébral, mais
tout en intuition, en inspiration.
Envoi conclusif de la version finale d'Océane / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Je crois
qu’il y a eu là un élément émotionnel fort. Le saxophone apportait le lien, la
relation, et la perspective. À la fin, il reste seul. Les deux protagonistes du «pas de deux» se sont
comme retirés, et il ne reste que la
relation et la perspective.
«Écoute et
prête l’oreille de ton cœur»
L’ajout
d’une nouvelle première section au début d’Océane a eu une conséquence. Je la
signale pour vous montrer que la musique suit sa propre logique. Car il se passe bien des choses en nous
lorsque nous créons, et toutes ces choses s’imbriquent les unes les
autres : émotions, idées, forme, etc. Elles se fondent en une alchimie
mystérieuse. Mais comme je compose de la musique, cette alchimie est, au bout
du compte, musicale; son essence et sa nature sont musicales. Peu importe ce
qu’un compositeur «a voulu exprimer», au final c’est la musique qui s’exprime;
la musique née de lui, oui je veux bien, mais néanmoins la musique. En ce qui
me concerne, quand me nait une idée musicale (un fragment mélodique, un patron
rythmique, un accord…), je laisse cette idée me parler, et me parler dans sa
langue à elle, c’est-à-dire une langue musicale. Non pas des mots que les notes
de musique traduiraient, mais une langue qui est faite, non de mots, mais bien
de sons et de rythmes. Je ne suis pas du tout un musicien visuel : quand
je compose, je ne vois pas d’images, surtout pas d’images de paysages, de
situations de la vie, de visages ou autres du genre. Je ne vois pas, je ne
regarde pas : j’écoute! Je me mets à l’écoute, je deviens écoute. Je sais
que nous vivons dans une société très visuelle, où il faut même «voir la
musique». La musique est plus souvent qu’autrement donnée en concert avec
divers supports visuels : projections colorées, jeux de lumière, brume sur
scène, costumes, décors, etc.; et bien des musiciens en surajoutent en
déplaçant beaucoup d’air sur scène… Bref, on nous donne la musique comme
quelque chose qui doit être vu. Or, la musique, c’est essentiellement sons et
rythmes, donc rien qui ne se voit. La musique devrait être écoute. Peut-être
sommes-nous devenus trop sourds pour cela….
Quand je
compose, j’écoute. En premier lieu, j’écoute l’idée musicale qui m’est venue à
l’esprit. Si j’étais structuraliste, je dirai que «je questionne mon matériau».
C’est en écoutant le fragment musical qui m’est venu à l’esprit que je parviens
à saisir ce que désire ce fragment, comment il veut s’exprimer. C’est lui qui,
à travers son écoute, m’enseignera la forme qu’il contient. Lorsque j’ai bien
écouté, le travail de composition peut commencer, guidé qu’il sera par la
musique elle-même. La Règle de saint Benoit commence avec ce mot sublime :
«Écoute». Et pour paraphraser les quelques mots suivants de la Règle, la
musique me dit : «Écoute, ô mon fils, et prête l’oreille de ton cœur».
Tout est là.
À l’écoute
d’une musique qui n’existe pas encore
Concrètement
parlant, voici ce qui s’était passé pour Océane. L’idée qui m’était venue
consistait en un fragment de quatre notes : deux tons, l’un qui monte et
l’autre qui descend, séparés par une quarte :
Motif générateur d'Océane / (C) 2017 et 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
En écoutant
(en boucle!) ce fragment, celui-ci m’a dit qu’il désire évoluer dans un mode pentatonique
(à cinq sons) : sol, la, si, ré, mi.
Mode pentatonique d'Océane, avec la note Sol absente de l'harmonie fondamentale (voir ci-bas) / (C) 2017 et 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Est-ce un mode de Sol, une forme de
Sol majeur? Peut-être. Mais la pièce ne contient pas d’harmonies tonales, pas
d’accords définissant une véritable tonalité. Par ailleurs, l’armature d’Océane
repose sur une «harmonie» faite des notes Mi, Si, Ré, La.
Dans cette harmonie,
la note Sol est absente : Sol serait alors une «tonique aérienne», une
tonique sans le poids qu’elle aurait dans une musique tonale.
Une telle
«tonalité aérienne» se trouve dans ma musique depuis déjà mes toutes premières pièces,
comme dans Bonheurs par exemple, ou plus radicalement encore dans L’Esprit
envoûteur. À l’inverse, d’autres de mes pièces montrent une modalité diatonique
par laquelle une œuvre évolue dans les seules notes d’un mode («gamme») unique
avec, cette fois, nette présence d’une note forte («tonique»). Entre ces deux
pôles, d’autres pièces sont à la fois radicalement diatoniques (sans aucun
chromatisme ajouté et sans transpositions) ET sans tonique nettement affirmée.
C’est le cas d’Océane. Là, je parle de cela en des termes techniques qui
peuvent faire croire que tout cela est voulu et cérébral; mais ce n’est pas du
tout le cas quand je compose, car c’est alors l’intuition qui prime.
Aussi, le mode pentatonique d’Océane m’a dit que deux notes manquent pour faire une gamme
complète : fa et do.
Il m’a
précisé qu’il voulait que j’utilise aussi ces deux sons. Encore plus
précis : il voulait que ces deux sons varient l’idée initiale en
substituant des demi-tons aux tons d’origine. De cette façon :
Motif générateur d'Océane, avec substitution de demis-tons / (C) 2017 et 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Ces deux
sons faisant des demi-tons intervenaient pour la première fois à la mesure 32
d’Océane. Ils apportaient du coup une sonorité plus tendue et permettaient de
relancer la musique.
La nouvelle
version d’Océane reprend cela, note pour note. Sauf que… Dans la première
section que j’ai ajoutée en 2020, à la deuxième phrase, se trouve un do! Il ne
revient qu’une fois mais, lorsqu’il revient à la mesure 32, ce ne sera plus la
première fois qu’on l’entend, contrairement à la version d’origine d’Océane!
Par contre, en cette même mesure 32, le fa se fait effectivement entendre pour
la première fois, mais lui seul était le «son absent» jusqu’alors.
La tension
apportée à cet endroit par les demi-tons demeure bien marquée. Mais comme
maintenant seule la note fa est nouvelle, la musique m’a exigé de renforcer la
tension de demi-tons. J’ai donc aménagé quelques frottements de demi-tons, mais
j’ai surtout… enrichi le solo de contrebasse qui arrive lui aussi à ce point!
Et ce solo contient désormais plusieurs demi-tons mi-fa et si-do.
En écoutant
mieux, j’ai donc à la fois renforcé la tension de demi-tons ET enrichi la
partie de contrebasse. D’une part, j’ai rempli le vide d’une partie de
contrebasse trop schématique et, d’autre part et en conséquence directe, j’ai
renforcé la couleur des demi-tons. Mais cela s’est passé aussi parce que
j’avais ajouté une première section à la pièce, première section qui contenait
une fois la note do. Autrement dit, l’addition d’une seule note au début de la
pièce a eu des répercussions importantes!
Cela peut encore
sembler très cérébral, mais ce n'est pas le cas lorsque je suis dans l'acte de création. Il s’agit d’être à l’écoute, d’ouvrir tout grands les oreilles et
l’esprit. C’est étrange de le dire ainsi, mais il s’agit d’être bien à l’écoute
d’une musique qui n’existe pas encore! C’est étrange, mais c’est pourtant
exactement cela.
Évidemment,
j’ai retiré la première version d’Océane de mon catalogue, et je n’en permets
plus ni la diffusion ni l’exécution en concert. Océane existe désormais à part
entière dans sa version en trio, pour cor anglais, saxophone et contrebasse.
Sources des images:
Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US).