MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 février 2021

NIKOLAÏ MIASKOVSKY. VINGT-SEPT SYMPHONIES CHEZ LES SOVIETS (PREMIÈRE PARTIE)

Nikolaï Miaskovsky

Vingt-sept Symphonies chez les Soviets

Première partie 

1. Être artiste en contexte totalitaire
2. Romantisme moderne
3. Groupe 1 : Noirceur assumée! / La vie secrète
4. Groupe 2 : Blocs solitaires / Le cavalier de bronze
5. Groupe 3 : Une manière de prolongement / Associations rivales

Cet article fait suite à l’article précédent sur la musique soviétique :
http://antoine-ouellette.blogspot.com/2020/06/musique-sovietique-staline-jdanov-et.html

Miaskovsky, étudiant en génie militaire, en 1900
J’avais raconté que lors du congrès du Parti communiste sur la musique tenu en 1948, six compositeurs avaient été nommément accusés de donner dans un «formalisme antipopulaire». Ces compositeurs avaient été sommés de faire un discours dans lequel ils reconnaissaient leurs «erreurs», s’engageaient à se reprendre, à faire mieux, et remerciaient le Parti de bien les guider… Cinq de ces six compositeurs, dont Dimitri Chostakovitch et Serge Prokofiev, sont allés à la tribune pour se «confesser» publiquement. Mais un, et un seul, a refusé, même lorsqu’un agent du Parti est allé le relancer chez lui pour le sommer de se plier. Ce noble musicien fut Nikolaï Miaskovsky. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Miaskovsky n’a subi aucune mesure de rétorsion. Mais il se peut que sa santé en ait été affectée (ou peut-être ne s’agit-il que d’une coïncidence) : il devait décéder d’un cancer deux ans et demi plus tard, le 8 août 1950.

Cette série de deux articles vous fera découvrir ce compositeur trop peu connu et, à travers lui, une époque incroyable. Les passages concernant la musique elle-même seront dans une couleur différente (vert) des passages racontant sa vie. Si vous ne connaissez pas la technique musicale, vous pourrez sauter les passages plus analytiques.
 
Être artiste en contexte totalitaire
Miaskovsky était né le 20 avril 1881, à Modlin, près de Varsovie, aujourd’hui en Pologne mais dans l’Empire russe à l’époque. Il a vécu une époque extrêmement tumultueuse : Miaskovsky a connu successivement les dernières décennies des Tsars, la Première guerre mondiale (où il servira dans l’armée russe sur le front), la Révolution bolchévique (qui triomphe en octobre 1917), les années fiévreuses sous Lénine, la tyrannie extrême de Staline, la Deuxième guerre mondiale, et les années de la «Staline mania» d’après-guerre. Ouf! Une vie sous les canons et la terreur! Sa musique porte les échos de toute cette agitation de l’Histoire.

Lénine, par Isaac Brodsky (1919)
 
Pour comprendre la musique de cette époque et, donc, celle de Miaskovsky, il faut aussi comprendre que les compositeurs ont vécu sous le joug d’un système totalitaire n’hésitant pas à recourir aux crimes contre l’humanité pour assurer l’exclusivité de son pouvoir. Par définition, totalitaire implique le tout : le système communiste contrôle tout, tous les aspects de la vie. Y compris l’art et la musique. Après que Lénine ait pris le pouvoir en 1917 (et fait assassiner le Tsar et sa famille : «On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs»), il s’est lancé dans un vaste chantier de réingénierie du pays : on rase tout et on repart «à neuf»! L’idée de base est simple : toute propriété privée est interdite; tout est nationalisé, étatisé et collectivisé, sous la direction du Parti communiste, parti unique prétendant représenter le «peuple». Aucune opposition n’est tolérée, car s’opposer au Parti est s’opposer au peuple et donc être «ennemi du peuple», crime passible de mort. 

Destruction d'une église à Moscou sous Staline
Lénine dirigea le pays jusqu’à son décès en 1924. Staline prend le relais, en éliminant systématiquement toute personne qu’il considérait comme un rival réel ou imaginaire. Il semble que Lénine ne voulait pas que Staline lui succède, car il le trouvait trop dur – c’est tout dire! Certains prétendent que Staline a détourné et dénaturé l’œuvre de Lénine : c’est faux. Il n’a fait que continuer dans la même voie, mais en poussant sa logique jusqu’au bout. Staline n’a fait que renforcer une tyrannie déjà bien implantée, en multipliant purges, emprisonnements, déportations forcées de populations, exécutions massives, famines orchestrées, etc. Des dizaines de millions de morts au total. Aucun contre-pouvoir ne pouvait subsister. Ainsi, les religions furent persécutées sans pitié, et tout fut fait pour décapiter l’Église orthodoxe : de 1917 à 1940, 75 000 lieux de culte ont été détruits; 600 évêques, 40 000 prêtres et 120 000 moines ont été envoyés dans des camps où bon nombre trouveront la mort dans des conditions atroces. La religion est l’opium du peuple, mais le communisme en sera sa cocaïne!

Le pouvoir demande (exige) la «collaboration» des artistes à l’édification de la «société parfaite». La doctrine du «réalisme socialiste» est inaugurée dès les années 1920 : les artistes doivent se mettre «au service du peuple» en faisant la louange du Nouvel Homme et d’une vie radieuse sous la direction sans faille du Parti.

Pour les artistes, quelle attitude adopter alors? Certains adhéraient vraiment à ce système et mettaient leur art à son service et à celui du «peuple» en se conformant aux diktats du régime. D’autres manifestaient une opposition ouverte : cette option avait souvent de fâcheuses incidences sur la carrière du musicien, voire même sur son espérance de vie! Mais pas toujours : la pianiste Maria Youdina critiquait ouvertement son ami Staline, «Camarade Joseph», lui écrivait des lettres lui disant qu’elle priait «pour que Dieu te pardonne tes nombreux péchés». Pourtant, Staline la respectait; mieux, il lui donnait de l’argent de sa poche pour aider sa carrière, argent que Maria lui disait verser pour la restauration d’églises! Molotov et Beria, les deux pires sbires de Staline, auraient bien voulu à tout le moins l’envoyer dans un camp, mais Staline les a sommé de la laisser tranquille. Une autre option, radicale, était de fuir le pays. Plusieurs compositeurs ont fait ce choix au début des années 1920, dont le plus connu est Serge Rachmaninov. Ces artistes n’avaient aucune illusion sur ce qui était en train de se passer, et ils ont décidé de quitter rapidement avant que les frontières du pays ne soient hermétiquement fermées. Quant à Igor Stravinsky, il était déjà en France et en Suisse lorsque la Révolution triompha : pour lui, il n’était absolument pas question de retourner en Russie, car l’idéologie communiste lui puait carrément au nez. Serge Prokofiev quitta aussi pour entreprendre une carrière internationale. Mais en 1933, il fit le pari naïf de retourner en URSS : il croyait y être accueilli en héros, mais il se fit plutôt saisir dans un étau impitoyable. La dernière option était d’adopter un «profil bas» en donnant de temps à l’autre quelques gages de «bonne volonté» au régime, tout en tentant de préserver une part plus ou moins grande de liberté créative.

Rachmaninov, par K. Somov. Il choisira l'exil.
Cette dernière option, celle d’un «exil intérieur», fut celle de Miaskovsky. Il a effectivement composé quelques pièces de «propagande», notamment des marches militaires et des chants pour l’aviation soviétique. Il a dédié à Staline son Ouverture de bienvenue (opus 48), mais sans que le nom du dictateur ne figure dans le titre. D’un autre côté, il n’a pas inclus ces pièces dans ses œuvres officielles, celles portant un numéro d’opus (sauf l’Ouverture de bienvenue). Miaskovsky a reçu cinq Prix Staline au cours de sa carrière, dont le dernier à titre posthume. Mais tous ces prix furent non pas pour des pièces célébrant le régime, mais pour des œuvres de musique pure, donc sans aucun contenu politique : Symphonie #21 (en 1941), Quatuor à cordes #9 et Concerto pour violoncelle (en 1946), Deuxième Sonate pour violoncelle et piano (en 1950), et le prix posthume en 1951 pour la Symphonie #27 et le Quatuor #13, deux œuvres créées après le décès du compositeur. Dans son œuvre avec opus, seules les Symphonies #12, 16 et 22 sont liées à la vie soviétique et, de celles-ci, seule la Symphonie #12 peut être considérée comme une «compromission» avec le régime. Bref, nous sommes très loin d’un «compositeur officiel» du régime communiste. Dans des circonstances d’un totalitarisme, Miaskovsky a, au contraire, très bien protégé son intégrité artistique.

Son ami Serge Prokofiev s’est bien davantage compromis en écrivant, notamment, deux opéras de propagande (Semyon Kotko, L’histoire d’un homme authentique), un oratorio de la même eau (La garde de la paix), un Hymne à Staline – toutes des pièces incluses dans ses opus officiels. Son comportement fut pour le moins disgracieux envers sa première épouse qui sera enfermée dans un camp en Sibérie…
Chostakovitch: vraiment un «opposant»?
Dimitri Chostakovitch est aujourd’hui statufié comme un opposant au régime. C’est vrai qu’il en a subi les foudres en trois occasions, c’est aussi vrai qu’il était terrifié par Staline; mais il est aussi vrai qu’il a composé sa part d’œuvres louant le régime, et qu’il a écrit de nombreuses musiques pour des films de propagande. Plus troublant pour un supposé opposant, Chostakovitch est devenu formellement membre du Parti communiste en 1960 (à ma connaissance, Miaskovsky n’en a pas été), puis député au Soviet suprême. 
En 1970, il a composé un cycle de huit ballades pour chœur d’hommes, Fidélité (opus 136), sur des poèmes louangeant le marxisme-léninisme dus au très officiel Yevgueny Dolmatovsky – il m’est impossible de ne pas voir dans le titre même de Fidélité un aveu de fidélité au régime. Si ce genre d’œuvres pouvait se comprendre de la part d’un opposant désireux de temporiser à l’époque de Staline, il devient pour le moins gênant en 1970, alors que l’URSS est sous le joug de l’incompétent néo-stalinien Léonid Brejnev! Dans ses Mémoires, Chostakovitch a d’ailleurs eu des mots très durs contre des dissidents, dont Maria Youdina et l’écrivain Soljenitsyne. Et jamais il n’y mentionne Miaskovsky!

Ces quelques exemples illustrent la complexité de la situation des compositeurs à l’époque. Ils font aussi ressortir l’exemplarité de Miaskovsky.


Romantisme moderne
Prokofiev et Miaskovsky
Serge Prokofiev et Nikolaï Miaskovsky ont lié une amitié à vie lorsqu’ils se sont connus au Conservatoire de Moscou. Miaskovsky était alors un «élève âgé» et il avait dix ans de plus que son ami. Une amitié durable et un peu surprenante : Prokofiev n’était jamais à court de mots sardoniques pour critiquer la musique de ses confrères, et celle de Miaskovsky était très différente de la sienne. Des contraires / confrères complémentaires, peut-être. Prokofiev a bien résumé le style de Miaskovsky : «Miaskovsky est davantage un philosophe. Sa musique est pleine de sagesse, passionnée, sombre et profondément introspective (…). Le public est le dernier de ses soucis. Sa musique atteint des sommets d’expression et de beauté (…). Tout ce qu’a écrit Miaskovsky est profondément personnel et d’une intuition psychologique admirable. Mais cette musique n’est pas de celles qui deviennent rapidement populaires».

 
Je trace un portrait plus détaillé de cette musique.

Elle est russe. On y trouve ces mélodies expansives typiques de l’école russe. Elle se situe davantage dans l’optique «occidentaliste» de Tchaïkovski (1840-1893) que dans celle, nationaliste, du Groupe des Cinq, quoique Miaskovsky ait édité les œuvres de jeunesse de Glinka (1804-1857), pionnier de ce courant nationaliste. Sans en être absent, l’élément populaire, folklorique, n’occupe pas une grande place dans les Symphonies de Miaskovsky. Mais ces mélodies expansives russes prennent souvent des sonorités plus âpres, hiératique : ce n’est pas la musique la plus confortable et flatteuse qui soit!

Il n’y a pas d’ironie ou de sarcasme dans la musique de Miaskovsky, ce qui la distingue nettement de celle de Prokofiev et de Chostakovitch.

Son caractère introspectif est souligné par une prédilection pour les registres médium et grave de l’orchestre. Plusieurs symphonies s’ouvrent dans le grave. Violoncelles, contrebasses, clarinette basse, cor anglais, bassons, contrebassons, cors, trombones, tuba ont la belle part! Paradoxalement, cette musique est transparente : on y entend tout, même dans les sommets les plus sonores et les passages contrapuntiques les plus touffus. Jamais un plan sonore n’en enterre un autre. Mais il y a aussi des passages aériens dans ces Symphonies et le registre aigu n’en est pas absent! Miaskovsky est relativement économe avec la percussion : les timbales demeurent le premier instrument de cette section de l’orchestre; il utilise peu de percussions «exotiques». Mais il semble préférer les cymbales suspendues à la paire de cymbales frappées l’une contre l’autre.

Ce caractère introspectif donne la primauté aux tempos modérés et lents. Plusieurs Symphonies commencent avec une introduction lente. Le mouvement lent d’une Symphonie en est presque toujours le cœur émotionnel sinon même formel. Du coup, il n’est pas indiqué que les chefs d’orchestre en rajoutent : j’ai entendu quelques interprétations d’une lenteur épouvantable qui défigure cette musique.

Avec ses longues et puissantes gradations, cette musique n’est pas sans rappeler celle de Bruckner, dans un style plus moderne. Avec celle de Bruckner, de Sibelius et de quelques autres, elle est l’une des rares, à mon avis, à pouvoir atteindre un grandiose sans grandiloquence, en donnant lieu à des moments extraordinaires où, pour reprendre les mots de Sibelius, «le Ciel s’ouvre».

Cette musique est tonale, mais les accords parfaits, majeurs ou mineurs, n’y triomphent pas souvent. Ils sont comme contestés par des sauts brusques de tonalités, des agrégats harmoniques complexes (évoquant Scriabine), un chromatisme occasionnellement proche de l’atonalité. Miaskovsky a un certain goût pour les tonalités plus rares : les tonalités avec 4 dièses à l’armure (une Symphonie en do dièse mineur, et une en mi majeur), 4 dièse (Sol dièse mineur, tonalité extrêmement rare à l’orchestre!), 4 bémols (deux Symphonies en fa mineur), 5 bémols (deux en si bémol mineur, une en ré bémol majeur) et 6 bémols (une en mi bémol mineur). Mais n’exagérons pas car trois Symphonies sont en do majeur!

Cette musique est peut-être celle qui, chez les Russes, fait le plus usage du contrepoint. On y trouve nombre d’imitations, de canons, de fugatos. Outre une inclination personnelle, ce trait rare pourrait aussi venir de l’influence du compositeur Sergueï Taneïev qui dirigea le Conservatoire de Moscou jusqu’en 1905 (il est décédé en 1915) et qui, expert en contrepoint, avait écrit des livres sur le sujet.

Voilà donc en gros cette musique. Mais je vous invite à entrer un peu plus en cet univers que j’ai divisé en six groupes de Symphonies (pour la commodité, mais pas arbitrairement). L’exploration de chaque groupe nous permettra d’aborder des aspects de la vie et de la musique en URSS en l’une des périodes les plus agitées et cruelles de l’histoire humaine.

Presque toutes les Symphonies de Miaskovsky peuvent être écoutées sur YouTube. Mais je ne suis pas certain de la légalité de tous ces téléchargements. Certaines interprétations me semblent très et trop lentes. Je vous recommande donc en premier les interprétations d’Evgueni Svetlanov, d’Alexander Titov et du Britannique Edward Downes, spécialiste de la musique soviétique. Je suggère ces quatre belles interprétations :

Symphonie #21 – l’une des plus accessibles et courtes. En concert, dirigée par Dimitri Vasiliev :

Symphonie #9, dirigée par Sir Edward Downes:

Symphonie #24, en concert, dirigée par Vladimir Jurowsky :

Symphonie #25, en concert, dirigée par Evgueni Svetlanov :


Groupe 1. Noirceur assumée! / 
La vie secrète

Symphonie #1, en do mineur (opus 3; 1908). En trois mouvements. 1. Lento ma non troppo - Allegro / 2. Larghetto / 3. Allegro assai e molto risoluto / 4.  Durée approximative : 41 minutes.

Symphonie #2, en do dièse mineur  (opus 11; 1910-11). En trois mouvements. 1. Allegro / 2. Molto sostenuto – Adagio serioso ma espressivo; attaca : / 3. Allegro con fuoco. Durée approximative : 47 minutes.

Symphonie #3, en la mineur (opus 15; 1914). En deux mouvements. 1. Non troppo vivo, vigoroso / 2. Deciso e sdegnoso. Durée approximative : 46 minutes.

Symphonie #4, en mi mineur  (opus 17; 1917-18). En trois mouvements. 1. Andante, mesto e con sentimento – Allegro appassionato ma non troppo vivo / 2. Largo, freddo e senza espressione / 3. Allegro energico e marcato. Durée approximative: 41 minutes.

Symphonie #5, en ré majeur (opus 18; 1918-19). En quatre mouvements. 1. Allegro amabile / 2. Lento / 3. Allegro burlando / 4. Allegro risoluto e con brio. Durée approximative: 44 minutes.

Symphonie #6, en mi bémol mineur  (opus 23; 1921-23). En quatre mouvements. 1. Poco largamente – Allegro feroce / 2. Presto tenebroso / 3. Andante appassionato / 4. Molto vivace Durée approximative : 65 minutes. Le Finale existe en deux versions, l’une avec chœur et l’autre sans chœur.

Miaskovsky reconnaissait que ses premières œuvres étaient «très pessimistes». Dans sa jeunesse, il était un vrai romantique, un vrai artiste tourmenté! Il est difficile de préciser la nature de ses tourments, car Miaskovsky était un homme secret et discret auquel on ne connait aucun amour partagé et qui a détruit presque tous les carnets de son journal personnel.

L'autre grande série de Miaskovsky: les Quatuors.
La Symphonie #1 date des années de sa formation au Conservatoire de Moscou. Miaskovsky dira : «La composition de ma Première Symphonie a déterminé mon existence. Je compris que cette forme musicale serait celle où je chercherais toujours à m’exprimer. Le théâtre ne m’a jamais attiré, pas plus que l’opéra ou le ballet». Souvent, la Symphonie passe pour un genre «grand public», contrairement au Quatuor à cordes qui est vu comme le refuge des inspirations les plus personnelles d’un compositeur. Cette différence ne vaut pas pour Miaskovsky qui, paradoxalement, confie l’entièreté de son âme à l’orchestre. En général, ses Quatuors sont intimistes, lyriques et d’un accès plus immédiat que ses Symphonies.

Cette Symphonie #1 inaugure en do mineur le cycle des Symphonies qui se terminera aussi en do mineur avec la 27: Se sachant atteint d’un cancer incurable, il bouclera la boucle, et il posera le même geste dans ses 13 Quatuors à cordes : le dernier sera en la mineur comme le premier. La Symphonie #1 débute de manière déjà typique avec les seuls violoncelles et contrebasses à l’unisson, des sonorités graves en tempo lent. Les autres cordes s’ajoutent peu à peu dans un fugato, autre aspect typique de sa musique (le contrepoint). Signature encore : ce début est un très long crescendo de trois minutes, qui mène à Allegro. Le mouvement le plus réussi de cette œuvre me semble toutefois le dernier, avec son thème piquant qui s’accroche dans l’oreille! Un Finale qui fait grand usage du contrepoint, à nouveau.

La Symphonie #2 est plus mature : tout Miaskovsky y est déjà, mais comme «en négatif». Elle commence directement sur un Allegro, mais quelques secondes sont à peine écoulées que des forces introspectives viennent freiner l’élan initial, et longuement. Toute l’œuvre semble ainsi faite : des élans constamment rompus. Pour cette raison, c’est peut-être la moins accessible de ses Symphonies, ni l’une des meilleures, à mon avis.

À ces deux œuvres, on peut préférer deux autres pages orchestrales de la même époque : le poème symphonique Silence (opus 9; 1909-10), d’une noirceur absolue mais d’une forme parfaite : les amateurs de musiques angoissées seront ravis -, et la jolie Sinfonietta en la majeur (opus 10; 1910-11), eh oui, une pièce heureuse et légère du jeune Miaskovsky!

En dépit de quelques inégalités, la Symphonie #3 est une grande réussite. Le second de ses deux vastes mouvements contient des pages dignes d’une anthologie : le premier thème, abrupt unisson de tout l’orchestre, haché et brisé de courts silences, est impressionnant. Après des développements tumultueux, les dernières minutes forment une immense marche funèbre qui s’amplifie sans cesse, avant de plonger dans les abysses les plus sombres. En comparaison, le Metal est de la musiquette d’ascenseur!

Nicolas II, dernier Tsar, par Koustodiev.
Miaskovsky avait vécu des deuils précoces : il a perdu sa mère à 9 ans, puis son frère aîné est décédé de tuberculose à l’adolescence. Son père, Yakov, était général de l’armée russe et le jeune Nikolaï a reçu une éducation assez stricte. Son père tenait à ce qu’il joigne l’armée et Miaskovsky devint en effet ingénieur militaire. Par contre, il a pu mener de front des études musicales avec ses études militaires. De 1906 à 1911, il s’est consacré exclusivement à ses études au Conservatoire de Moscou. Mais la Première Guerre mondiale éclate en 1914 et Miaskovsky est rappelé par l’armée. Il ira sur le front, en Autriche, donc il sera aux premières loges de l’horreur… et du danger. Il est victime d’une sévère commotion cérébrale suite à l’explosion d’un obus. Rétabli, Miaskovsky est envoyé à Tallinn en Estonie pour travailler sur des fortifications maritimes. En 1917, l’armée russe change d’allégeance avec la chute du dernier Tsar et la victoire de la Révolution bolchévique. Miaskovsky se retrouve alors dans l’Armée rouge. En 1918, il assiste à l’assassinat de son père, sur le quai d’une gare, tué par un fanatique communiste. Démobilisé de l’armée en 1921, il est nommé professeur de composition au Conservatoire de Moscou, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de sa vie. Il a été apprécié au point qu’on disait de lui qu’il représentait la «conscience musicale de Moscou». En cette ville, il partagera un logement avec sa sœur Valentina (dont le mari s’était suicidé à cause de difficultés financières) et la fille de cette dernière.

Les Symphonies #4 et #5 ont été écrites en parallèle au cours des années dramatiques 1917-19.

La Symphonie #3 se terminait par une mise au tombeau; la Symphonie #4 commence par un retour progressif à la vie. Une flûte complètement seule joue de courts motifs de deux notes ascendantes entourés de silence. Les clarinettes viennent discrètement harmoniser. Cette extraordinaire musique, solennelle et dépouillée, dure quelques 70 secondes avant que ne s’ajoutent les cordes. En une immense progression sonore, la vie revient. Mais ce retour arrive dans les combats avec un puissant Allegro, l’un des mouvements les plus forts de Miaskovsky. Cette lutte se poursuit dans les deux mouvements suivants, aussi inspirés : le mouvement lent fait se collisionner des blocs harmoniques massifs comme des montagnes; une mélodie aérienne à la flûte, sur des trémolos légers des cordes, allège le climat. La lutte reprend mais ce mouvement central se terminera sur une note apaisée… juste avant un Finale belliqueux! Dans les derniers instants, le mode majeur parvient à s’imposer : une première dans une Symphonie de Miaskovsky! Celui-ci considérait que la Quatrième était l’une de ses meilleures Symphonies et il en était particulièrement fier, avec raison.

Le mode majeur conquis, la Symphonie #5 est en ré majeur. Elle commence par de doux balancements des cordes, sur lesquels la clarinette joue un thème d’allure un peu orientale. Ce premier mouvement apporte des moments lumineux, presque dansants, mais son autre thème est imposant et hiératique, comme une statue monumentale. C’est bien beau le mode majeur, mais on ne renonce pas pour autant à l’introspection! Le mouvement lent qui suit se déroule en un climat fantasmagorique, avec des passages rappelant des moments de la Symphonie #4. Une mélodie éplorée du hautbois donnera lieu à ces puissantes gradations sonores progressives typiques de Miaskovsky. Les deux mouvements qui suivent durent ensemble autant que le seul premier mouvement ou que le seul second mouvement. Le brillant Allegro burlando est le premier mouvement de type «scherzo» dans une Symphonie de Miaskovsky. Le Finale s’ouvre avec un thème vif et chaleureux, un peu à la manière de Borodine; un second thème est plus martial. Dans la conclusion, le «thème statue» du premier mouvement revient, immense et intimidant.

Avec ses 65 minutes, la Symphonie #6 est la plus longue de Miaskovsky. Mais en même temps, elle est spectaculaire : c’est l’une des plus immédiates et accessibles. Elle s’écoute comme se lit un bon gros et grand roman russe! Son énergie est soutenue : cette fois, le «scherzo» vient en deuxième place, ce qui prolonge l’élan du premier mouvement. Le Finale existe en deux versions : avec chœurs (et alors cette Symphonie est la seule des 27 à intégrer les voix humaines avec un très grand orchestre – option de Neeme Jarvi pour son disque) ou sans chœur (option retenue par Svetlanov). Ce Finale est un kaléidoscope de chansons révolutionnaires (notamment de la Révolution française); mais la mélodie médiévale du Dies Irae assombrit le climat – Dies Irae : Jour de colère, cette séquence du XIIe siècle s’ouvre sur l’évocation théâtrale du Jugement dernier de la fin des temps, mais elle évolue ensuite vers le repos éternel. Après des affrontements, une nouvelle mélodie émerge, plus posée : c’est une mélodie liturgique traditionnelle utilisée dans la liturgie orthodoxe des défunts. C’est elle qui va dominer tout le reste du mouvement, en faisant basculer une musique colorée et animée dans un grand recueillement. Vers la fin, les premiers violons grimpent dans l’extrême-aigu pour doubler la ligne mélodique : l’effet est saisissant, de toute beauté. Il ne faut pas être devin pour comprendre qu’il s’agit d’une prière de Miaskovsky à la mémoire de son père assassiné par un révolutionnaire. Peut-être aussi un adieu à la grande Russie balayée par le délire communiste… Je signale aussi la poétique section centrale du deuxième mouvement, comme un paysage hivernal paisible, avec les accords cristallins du célesta.

Cette Symphonie n’était pas la plus longue à avoir été composée en Russie. En 1909-11, Reinhold Glière avait écrit son extraordinaire Symphonie #3 : en 80 minutes (!), elle narre les exploits du héros mythique Ilya Mouromets. Cette œuvre s’est fait connaître en Occident dans la version écourtée du chef Leopold Stokowski mais, depuis, des chefs ont rétabli l’original dans toute sa démesure, avec mille fois raison.

Groupe 2. Blocs solitaires / 

Le cavalier de bronze

Symphonie #7, en si mineur (opus 24 ; 1922). En deux mouvements enchaînés. 1. Andante sostenuto calmo – Allegro minaccioso, poco stravagante / 2. Andante – Allegro scherzando e tenebroso. Durée approximative : 24 minutes.

Symphonie #10, en fa mineur (opus 30 ; 1926-27). En un seul mouvement : Un poco sostenuto – Allegro tumultuoso. Durée approximative : 17 minutes.

Symphonie #13, en si bémol mineur (opus 36; 1933). En un seul mouvement : Andante moderato – Agitato molto e tenebroso – Andante nostalgico.  Durée approximative : 20 minutes.

Symphonie #21, en fa dièse mineur (opus 51; 1940). En un seul mouvement : Andante sostenuto – Allegro non troppo ma con impeto - Andante.  Durée approximative : 18 minutes.

Que faire après la grandiose Symphonie #6? Miaskovsky a aussitôt trouvé une première piste de renouvellement : composer des Symphonies brèves en un seul mouvement de forme libre. Il en composera quatre, à intervalle irrégulier, qui constituent toutes de parfaites réussites. Des Symphonies courtes mais denses : les trois premières de ce groupe (#7, 10 et 13) sont des «noix dures à craquer», proches d’un idiome atonal, et je ne les conseillerais pas comme première approche à l’art de Miaskovsky…, à moins que l’on apprécie les musiques tourmentées!

Le Cavalier de bronze
Techniquement parlant, la Symphonie #7 est en deux mouvements, mais ils sont enchaînés l’un à l’autre sans interruption, et le deuxième mouvement commence comme avait commencé le premier, par une harmonie tenue profonde semblant venir du bout du monde. Au début, des bribes mélodiques de vents s’y superposent – flûte, trombone… Tout au long de l’œuvre, les tempos sont fluctuants, les atmosphères diversifiées, mais il y a ici un constant raffinement des timbres et des textures – chose rare, car Miaskovsky ne mise habituellement pas sur les recherches de sonorités. La harpe joue un rôle important qui semble rejoindre la musique impressionniste – mais cet «impressionnisme» est ici très tourmenté! La seconde partie de l’œuvre est plus apaisée, avec un contrepoint riche et une conclusion surprenante.

La Symphonie #10 est la plus courte des 27, la plus rébarbative aussi! Elle a été inspirée par une gravure représentant le Cavalier de bronze. Il s’agit d’une sculpture monumentale représentant le Tsar Pierre le Grand à cheval sur un rocher. Située à Saint-Pétersbourg, elle est l’œuvre du sculpteur français Falconet qui y a travaillé pendant deuze ans. Son inauguration eut lieu en 1782. En 1833, cette sculpture avait inspiré un grand poème à Alexandre Pouchkine, poème dans lequel un homme est frappé de stupeur par les inondations causées par le débordement de la Neva dont les eaux colériques ont englouti sa fiancée. L’homme se retrouve près de la grande sculpture et, dans une hallucination, il voit le Tsar prendre vie et le poursuivre fiévreusement à travers les rues de la ville. C’est ce délire que Miaskovsky a mis en musique dans sa Symphonie : musique féroce, haletante, dense comme du bronze, complexe au possible (avec une triple fugue), avec de rares et courts moments de répit.

La Symphonie #13 est, elle, la plus austère des 27 – j’avoue que c’est l’une de mes préférées : cette musique décape et purifie l’âme! Quelques notes isolées des timbales introduisent des harmonies âpres des bois. Une mélodie fantomatique progresse jusqu’à un sommet sonore sur des blocs harmoniques semblant porter le poids des malheurs du monde. La section centrale est rapide, mais en demi-teintes et plus inquiétante qu’entraînante. La musique du début revient, variée, et mène à une conclusion sublime et énigmatique : cette œuvre est comme une grande question sans réponse. Autre énigme : en 1970, Chostakovitch compose son 13e Quatuor à cordes. Même chiffre 13, même tonalité de si bémol mineur, même durée, même forme en un seul mouvement lent avec section centrale rapide, même atmosphère déconcertante. C’est trop pour n’être qu’une coïncidence…

La Symphonie #21 est complètement différente : c’est l’une des plus lyriques et les plus accessibles du compositeur! Elle constitue une excellente porte d’entrée, sans douleur, à son univers, et certains la considèrent comme sa plus belle. Un tempo lent domine, posé au départ par la clarinette toute seule, mais trois sections rapides sont y intercalées au cours de l’œuvre.

Groupe 3. Une manière de prolongement / Associations rivales

Joseph Staline en 1902
Après la Symphonie #6 et à côté des Symphonies en un mouvement, Miaskovsky a exploré une piste mitoyenne : poursuivre dans la voie des premières Symphonies, mais en allégeant (un peu) sonorités et atmosphères. Certains affirment que la doctrine du «réalisme socialiste» a influencé Miaskovsky dans cette recherche d’allègement et qu’elle se manifeste à partir de la Symphonie #11. Je ne sais pas. Je pense plutôt qu’il s’agissait d’une évolution personnelle dictée par un souci intérieur de renouvellement. En fait, cet allègement se trouve déjà dans la Symphonie #8, composée en 1924-25. Allègement, cela peut sembler simple, mais une difficulté s’est posée : celle du mouvement final. Ce défi se posait aussi à Chostakovitch, de son aveu même.

Sous-groupe 3A

Symphonie #8, en la majeur (opus 26; 1924-25). En quatre mouvements. 1. Andante - Allegro / 2. Allegro risoluto e con spirito / 3. Adagio / 4. Allegro deciso. Durée approximative : 52 minutes.

Symphonie #9, en mi mineur (opus 28; 1926-27). En quatre mouvements. 1. Andante sostenuto / 2. Presto / 3. Lento molto / 4. Allegro con grazia. Durée approximative : 42  minutes.

Symphonie #11, en si bémol mineur (opus 34; 1931-32). En trois mouvements. 1. Lento – Allegro agitato / 2. Andante – Adagio ma non troppo / 3. Precipitato : Allegro. Durée approximative : 35 minutes.

La Symphonie #8 s’ouvre sur un Andante aux bois; des fanfares distordues (et assez géniales) introduisent ensuite l’Allegro, plus brillant que celui de la précédente Symphonie en mode majeur (la Cinquième) : vif et varié, majestueux et dansant. Suit un Scherzo fantasque sur un thème piquant et comme déhanché rythmiquement. Le mouvement lent commence par une oscillation des cordes et de la harpe, sur laquelle le cor anglais joue une magnifique mélodie pastorale et ornementée. La suite fait alterner passion et sérénité. Trois mouvements remarquables…, mais le Finale semble lourd et manquer d’élan pour être au même niveau.

La Symphonie #11 se termine avec un mouvement de forme fantaisie, suite de variations libres sur quelques thèmes. Mais il a beau être marqué Precipitato, son manque d’élan convainc difficilement. Mais il y a une merveille dans cette Symphonie : dans son mouvement central, lent, les flûtes jouent une mélodie délicieusement étrange, qui tourne sur elle-même, sur un ostinato rythmique des cordes.

La Symphonie #9 revient à la tonalité de mi mineur de la Quatrième. Mais son ton est nettement moins belliqueux. Cette Symphonie baigne dans un climat onirique, mi-rêve mi-cauchemar, porté par un motif saccadé, avec silences et échos, qui apparait dans le premier mouvement et revient dans les troisième et quatrième, plus inquiétant et dramatique. La Symphonie débute par un magnifique Andante dont le thème initial est fait de chutes mélodiques. Le Presto est aérien, kaléidoscope de sonorités toujours renouvelées, et maintient son tempo vif d’un bout à l’autre. Une section forte avec glockenspiel sonne comme un carillon. Le Lento débute comme le mouvement lent de la Huitième avec une oscillation, mais celle-ci est plus inquiète; une clarinette s’y joint avec une mélodie sublime; un choral de cuivre instaure une atmosphère spirituelle, presque liturgique. Et le Finale?! Miaskovsky a pris un risque énorme : son premier thème, «con grazia» (avec grâce), est tellement désinvolte qu’il en est dandy! Jamais notre compositeur n’avait osé mettre un tel thème dans l’une de ses Symphonies! Mais cette fois, le pari est tenu : Miaskovsky tire des développements variés de ce thème, et le mouvement est parcouru de sections dramatiques. Une des plus belles Symphonies du compositeur : une œuvre séduisante et un peu surréaliste en fait.

Nikolaï Roslavets, adepte du futurisme
À la fin des années 1920 et durant les années 1930, Miaskovsky a cherché à arbitrer les querelles entre compositeurs. En 1923, deux associations de musiciens sont fondées qui deviendront aussitôt des rivales. D’un côté, l’Association russe des musiciens prolétaires prône une musique directement accessible aux masses du peuple, une musique surtout vocale qui puise dans les folklores et autres musiques populaires. De l’autre côté, l’Association pour la musique contemporaine, animée par Nikolaï Roslavets et Alexandre Mossolov. Cette association prônait une musique résolument avant-gardiste et en lien avec les musiques avant-gardistes d’Europe de l’Ouest. Plus modéré, Miaskovsky sera membre de cette dernière. Mais adepte du futurisme, Roslavets est un prophète enflammé qui écrit des articles contre l’association rivale et qui en critique fermement l’orientation populiste. Lassé par ces querelles, Miaskovsky et d’autres signent un article suggérant la fusion des associations en une seule ouverte à toutes les tendances. En avril 1932, Staline fait adopter une résolution entérinant cette fusion et en créant l’Union des compositeurs soviétiques. Mais qui dit Staline dit mainmise de fer : l’Union devra rapidement se plier au «réalisme socialiste»! Car les années 1930 sont celles des purges de Staline et aucun domaine de la société n’échappe à la «chasse aux ennemis du peuple», pas même la musique. 
Reinhold Glière
Néanmoins, Miaskovsky et Reinhold Glière animent cet organisme. J’ai ici un texte qui affirme que Roslavets fut alors «réduit au silence» par l’Union, mais c’est faux. Dès la fin des années 1920, Roslavets fut accusé par les autorités d’être un «saboteur» et un «trotskiste» - accusations passibles de mort. Malgré une «confession publique de ses erreurs», il a dû s’exiler en Asie centrale. Il reviendra à Moscou quelques années plus tard, mais toutes les portes lui étaient dorénavant fermées. Le pauvre homme végéta jusqu’à son décès en 1944. Quant à Mossolov, il fut effectivement exclu de l’Union en 1936, mais il était en fait tombé en disgrâce depuis quelques années : en 1932, il avait écrit à Staline pour plaider sa cause, sans succès. Miaskovsky tenta d’intercéder en faveur de Mossolov en 1936 et en 1937, plaidant pour son «talent exceptionnel» et ne trouvant aucun élément «antisoviétique» dans sa musique, mais en vain aussi. Mossolov reçu une peine de quelques années d’exil. Il continua néanmoins à composer jusqu’à son décès en 1973. 
En novembre 1937, le compositeur et musicologue Nikolaï Zhilyaev est arrêté. Miaskovsky écrit alors à l’État une lettre prenant sa défense, bien qu’il n’aimait guère sa musique. C’était un geste très dangereux en ce temps, car Zhilyaev sera emprisonné sous l’accusation d’avoir créé «une organisation terroriste dans le but de tuer le camarade Staline»! En prenant sa défense, Miaskovsky encourrait le risque d’être arrêté à son tour pour avoir sympathisé avec un «terroriste». Sa lettre demeura sans réponse, mais Zhilyaev fut exécuté l’année suivante. Miaskovsky démissionna alors (ou «fut démissionné») de l’Union des compositeurs pour s’impliquer autrement, notamment comme membre du comité de rédaction de la revue Musique soviétique. Cette revue savante atteindra un tirage de plus de 20 000 copies et sera renommée Études musicales après la chute du communisme.

Une «vie idéale» pas évidente du tout sous le communisme!

Sous-groupe 3B

Symphonie #15, en ré mineur (opus 38; 1935). En quatre mouvements. 1. Andante – Allegro appassionato / 2. Moderato assai / 3. Allegro molto ma con garbo / 4. Poco pesante – Allegro ma non troppo. Durée approximative : 36 minutes.

Symphonie #17, en sol dièse mineur (opus 41; 1936-37). En quatre mouvements. 1. Lento – Allegro molto agitato / 2. Lento assai – Andantino, ma non troppo / 3. Allegro poco vivace / 4. Andante – Allegro molto animato. Durée approximative : 48 minutes.

La Symphonie #15 inverse le défi du Finale. Ici, le Finale est le mouvement le plus riche, et chacun des trois mouvements précédents représente une montée vers lui. Après une introduction Andante, l’Allegro du premier mouvement s’ouvre avec un thème bien caractérisé. Malgré l’indication Appassionato, ce mouvement semble un peu placide et il faut attendre ses derniers moments pour que la passion s’installe. Le second thème est cependant magnifique. Le second mouvement est davantage modéré que vraiment lent. Il commence par une mélodie étrange aux bassons, accompagnés de cordes pincées. Le hautbois chante un thème lyrique, et les cuivres entonnent une fanfare lointaine et mystérieuse. Cette sonnerie se fait extatique, puis elle prendra des dimensions cosmiques plus loin. Le troisième mouvement s’amorce à la manière d’un Intermezzo de Brahms, avec une superbe mélodie au rythme irrégulier. La musique évolue ensuite en des tourbillons d’une valse inquiète et surréaliste, vers une conclusion apaisée : une pièce remarquable. Le Finale est basé sur un thème-frère de celui du premier mouvement. Mais l’énergie est plus élevée et le contrepoint beaucoup plus affirmé. La coda est rayonnante qui clôt une Symphonie bien séduisante.

La Symphonie #17 renoue avec le dramatisme de la Symphonie #4, et elle commence avec le premier mouvement le plus intense et grandiose depuis cette dernière. Avant la conclusion, la musique parvient à un immense sommet sonore au pic duquel les cors bouchés lancent un cri étouffé qui glace le sang, cri suivi d’une rafale de timbales avec une note grave soutenue et forte. Mais aussitôt la lutte reprend pour conclure le mouvement. Son second thème est d’une grande noblesse. Je soupçonne qu’il soit un hommage rendu par Miaskovsky au compositeur britannique Edward Elgar décédé en 1934. La musique d’Elgar s’était frayé un chemin jusque dans la Russie bolchévique.
Edward Elgar
Elgar fut peut-être le premier compositeur «classique» à avoir compris à quel point le disque allait révolutionner la musique. Dès les années 1910, il dirige de ses œuvres pour le disque – des enregistrements acoustiques, donc d’une qualité sonore limitée (mais qui représentait à l’époque une révolution technologique). Après le décès de son épouse en 1920, Elgar avait cessé de composer. Mais il n’était pas demeuré inactif : au contraire, profitant de l’arrivé des microphones électriques, il s’était lancé à fond dans la direction et l’enregistrement de sa musique sur disques avec, cette fois, une fidélité sonore largement supérieure. À noter que les enregistrements acoustiques et électriques d’Elgar ont été numérisés et réédités. Facilement accessibles, ce sont des témoignages exceptionnels – certaines versions d’Elgar n’ont jamais été surpassées depuis! Bref, le disque a contribué à une diffusion sans précédent de la musique, et il est donc fort possible que Miaskovsky ait écouté les œuvres d’Elgar sur disques, dirigées par lui-même. Le mouvement lent est l’un des plus longs et des plus beaux de Miaskovsky. Il débute d’une manière dépouillée, sorte de musique des forêts boréales et d’étendues enneigées. Après deux minutes et demi, les cordes entrent avec un thème chaleureux et recueilli, sur quelques harmonies «glissantes» troublantes. Il est aussitôt repris ponctué de notes de la harpe, puis la clarinette s’en empare – moment de toute beauté! Le troisième mouvement est nerveux, parsemé de «mélodies de timbres», avec une section centrale irradiée par le célesta et la harpe. Le Finale s’ouvre sur son thème principal, mais en version «ralentie» aux cordes graves. Son tempo trouvé, il s’élève, svelte et souple, aux bois, sur un accompagnement aérien. Le second thème est d’allure martiale et tranchante. Ces deux éléments s’affrontent ensuite, mais le premier thème émerge de la mêlée en chaque occasion. Cette lutte mène à une immense gradation qui reprend celle d’avant le cri étouffé du premier mouvement, avec les trombones à plein son. La section conclusive fait danser ensemble les deux thèmes, un tourbillon frénétique dans lequel le xylophone se fait entendre pour la première fois dans une Symphonie de Miaskovsky!

À SUIVRE EN MAI.

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux pour les livres, disques et partitions suggérés.