MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 novembre 2021

EDWARD ELGAR ET LA MUSIQUE QUI RALENTIT!

Edward Elgar 
et la musique qui ralentit!

US Navy. Domaine public.
1. Je n’avais jamais entendu Elgar!
2. Une lenteur qui s’impose
3. Il n’y a pas que le tempo
4. Elgar n’est pas un cas unique 
5. Pas que la musique classique!
6. Pour quelles raisons?
7. J’ai enfin entendu Elgar!

Cela peut sembler contraire à l’intuition. Nous vivons dans une époque où l’on dit que «tout s’accélère», que le rythme de vie est «effréné»; une époque où la vitesse et l’efficacité sont valorisées. Pourtant, la musique dit exactement le contraire : elle ralenti! Elle a sensiblement ralenti tout au long du XXe siècle et cette tendance ne s’est pas inversée depuis le début du XXIe siècle.

Si vous trouvez la musique classique «ennuyante», méfiez-vous : certains chefs la rendent ennuyante en la déformant de lenteur. Mais elle n’est pas la seule musique à subir cette évolution. 
 
Une petite introduction en musique: le Salut d'amour d'Edward Elgar. C'est une pièce tendre dont Elgar avait vendu la partition à un éditeur de musique pour une somme dérisoire. Il s'en est mordu les doigts puisqu'elle est devenue un immense succès!


Je n’avais jamais entendu Elgar!

J’avais signalé cette tendance dans mon essai Pulsations (Varia, 2017). 
http://antoine-ouellette.blogspot.com/p/blog-page.html
Depuis, j’ai collecté d’autres indices témoignant de la même évolution favorisant le ralentissement de la musique. Le dernier indice que j’ai glané fut l’audition des neuf disques du coffret The Elgar Edition : The Complete Electrical Recordings of Sir Edward Elgar. Ce coffret regroupe tous les enregistrements qu’Elgar a dirigés de sa musique entre 1926 et 1933. Il s’agit d’un coffret passionnant que je me suis procuré en 2020 sur une sorte d'intuition.

La réédition des enregistrements électriques
dirigés par Elgar lui-même. Un essentiel et toute
une leçon de musique!

Edward Elgar (1857-1934) a été le premier compositeur à avoir saisi l’importance capitale de l’enregistrement sonore. Dès 1914, il se met à enregistrer sa musique pour le disque, 78 tours à l’époque. De 1914 à 1925, il s’agissait d’enregistrements acoustiques : on enregistrait avec un grand cornet placé à proximité des musiciens, et on gravait directement un disque qui servira de matrice pour en tirer des copies. C’était une révolution : la technologie permettait de fixer le son sur un support, et de pouvoir réécouter à volonté ce qui avait été enregistré. Pour nous, c’est banal, mais ce ne l’était pas du tout au début du XXe siècle! Il fallait bien commencer quelque part: la qualité sonore des enregistrements acoustiques était fort limitée, surtout lorsqu’il s’agissait d’un orchestre. Ces disques ont été réédités mais, en plus d'un son médiocre, les oeuvres sont affectées de nombreuses coupures - donc, l'intérêt est essentiellement documentaire.
Mais au milieu des années 1920, on inventa le microphone électrique : ce procédé électrique améliora considérablement la fidélité des enregistrements. Aussitôt qu’est arrivé l’enregistrement électrique, Elgar a réenregistré ses œuvres - ce compositeur considéré comme «traditionaliste» a embarqué sans aucune hésitation dans ces technologies sonores révolutionnaires. 
Le résultat constitue un témoignage exceptionnel. Après la Deuxième Guerre mondiale, ces disques ont disparu du marché. Mais dans les années 1970, la maison EMI les a réédités en les transférant sur des disques vinyles 33 tours «longue durée». Au début des années 1990, la même maison les publiera en CD, après avoir fait un travail extraordinaire de restauration sonore grâce aux technologies numériques. Cela reste des enregistrements mono, donc d’avant la stéréophonie arrivée dans les années 1950, mais la qualité sonore est franchement étonnante, même pour moi qui ne suis pas fou des enregistrements mono (sauf pour le vieux Jazz). Les techniciens sont parvenus à enlever presque complètement les bruits de surface des disques 78 tours d’origine! Cette opération a visiblement été faite avec amour, voire avec dévotion. Magnifique.

Les enregistrements acoustiques d'Elgar
sont aussi réédités: intérêt documentaire...


Lorsque les enregistrements électriques d’Elgar ont été remis sur le marché dans les années 1970, la réaction fut forte : les tempos d’Elgar étaient nettement plus rapides que ceux qu’avaient adoptés les chefs depuis son décès! La musique avait ralenti. Du coup, j’ai trouvé réponse à ma question. Au fil du temps, j’avais eu l’occasion d’écouter quelques œuvres d’Elgar en concert : ses concertos pour violon et pour violoncelle, les Variations Enigma, Falstaff, etc. J’avoue que j’étais resté sur ma faim et j’avais conclu que j’aimais plus ou moins ce compositeur. Mais justement, l’avais-je vraiment entendu? En écoutant les enregistrements d’Elgar lui-même, j’ai eu un choc : là, cette musique vit et vibre! Ces vieux enregistrements étaient paradoxalement une véritable cure de jouvence! Donc, ces enregistrements originaux d’Elgar ont causé la surprise dans les années 1970. Et pourtant, on n’avait encore rien vu! Car les interprètes allaient ralentir davantage sa musique.


Une lenteur qui s’impose

Prenons les Variations Enigma, l’une des œuvres les plus célèbres d’Elgar. Le compositeur les dirige en 27 minutes 15 secondes. Vous pouvez écouter son enregistrement de 1926 ici:
Pour un texte sur cette oeuvre:  https://fr.wikipedia.org/wiki/Variations_Enigma
Je compare avec d'autres versions en avançant dans le temps vers notre époque:

Arturo Toscanini, 1949: 26’39

Thomas Beecham, 1953: 28’55

Herbert von Karajan, 1958: 29’25

Adrian Boult, 1970: 30’01

Leopold Stokowski, 1972: 31’42

Georg Solti, 1975: 28’48

André Previn, 1978: 31’06

Leonard Bernstein, 1984: 37’32

Giuseppe Sinopoli, 1987: 34’16

Simon Rattle, 1993: 32’39

Mark Elder, 2003: 31’25

Colin Davis, 2007: 33’01

Martyn Brabbins, 2016: 33’06

Andrew Litton, 2019: 32’27

Le jeune Elgar:
déjà son look aristocratique et dandy.
Ces versions sont représentatives du phénomène. Ce n’est pas que chaque nouvelle version soit un peu plus longue que la précédente; c’est que la tendance dans le temps va vers le ralentissement. Dans le cas de ces Variations Enigma, les versions sous les 31 minutes sont rares depuis 1970; celles sous 30 minutes se comptent sur les doigts d’une main. Pour cette œuvre, les années 1980 ont été particulièrement pénibles, avec des versions frôlant les 35 minutes, et même davantage pour quelques cas extrêmes! Par rapport à Elgar, la version Bernstein est 38% plus lente, ce qui est injustifiable. Le thème est un Andante; là il devient un Lento molto moribond… Après avoir ralenti progressivement, le tempo «standard» se stabilise quelque peu : il vient un moment où il est impossible d’aller plus lentement!

Un autre exemple. Elgar dirige sa Symphonie #1 en 46 minutes 34 secondes. Je fais la même comparaison:

Adrian Boult, 1968: 48’33

Georg Solti, 1976: 48’31

Vernon Handley, 1979: 52’06

Bryden Thomson, 1985: 57’09

Giuseppe Sinopoli, 1991: 54’58

Colin Davis, 2001: 55’06

Andrew Davis, 2010: 52’49

Leon Botstein, 2010 : 54’02

Sakari Oramo, 2014 : 52’33

Daniel Baremboïm, 2016: 51’23

Antonio Pappano, 2016 : 54’31

De rares versions des Symphonies approchent
les tempos d'Elgar, dont celle de Georg Solti.
À nouveau: un essentiel.

Est-on en train d'agoniser?! 
Les vétérans Solti et Boult des années 1970 sont parmi les plus rapides, mais ils prennent tout de même deux minutes de plus qu’Elgar. À partir de 1980, les versions faisant moins de 50 minutes sont rares : elles sont souvent signées par des chefs expérimentés en interprétation «baroque», comme Norrington et Mackerras – les «baroqueux» privilégient des tempos rapides, ce qui constitue un cas d’exception dans un paysage où la tendance générale va au ralentissement. Dans les années 2010, presque toutes les versions dépassent 52 minutes, et certaines fracassent 54 minutes : c’est huit minutes de plus qu’Elgar, soit 18% plus lent. C’est significatif et cela transforme l’œuvre, son rythme, sa respiration, son atmosphère. Le génial thème qui ouvre la Symphonie #1 est un contrepoint sur plus d’une minute superposant des notes régulières staccato des cordes graves et une mélodie planante aux violons. La partition indique (en italien) : Avec noblesse et simplicité – et Andante, allant, pas Adagio. Dans nombre de versions récentes, cela ressemble plutôt à une marche funèbre! Je me permets de souligner que ce n’est pas ce qu’Elgar désirait. 
Sans donner autant de détails, le cas est encore pire avec la Symphonie #2! Un chef se permet de l'étirer jusqu'à un monstrueux 65 minutes, contre les 47 minutes 56 d'Elgar: 17 minutes de plus, 35% plus lent! Au secours!!!
 
Elgar dirige le premier mouvement de la Symphonie #1 (enregistré en 1930):
Avec défilement de la partition, Georg Solti dirige la Symphonie #2:
 
Yehudi Menuhin, 1937

Je pourrais donner l’exemple d’autres œuvres, c’est presque toujours le même constat. Pourtant, à l’époque d’Elgar, d’autres chefs dirigeaient sa musique encore plus rapidement! Ainsi, l’enregistrement de 1929 du Concerto pour violon par Albert Sammons, sous la direction d’Henry Wood, fait 43 minutes 30 secondes, alors que celui de Yehudi Menuhin (alors âgé de 16 ans!) dirigé par Elgar en 1932 fera 49 minutes 49 secondes – peut-être qu’Elgar a envoyé un message : «Pas trop vite non plus!». Ce Concerto est d’ailleurs l’une des rares exceptions : des interprétations «modernes» durent moins que celle d’Elgar…, mais d’autres durent davantage, jusqu’à plus de 55 minutes avec Nigel Kennedy.
Avec les bons tempos, ceux d'Elgar lui-même, sa musique est transfigurée et, là, j'adore. Mon immersion Elgar de 2020 m'a en fait révélé ce compositeur.  
J'écoute ses propres versions des deux Symphonies, j'écoute aussi celles de Georg Solti et je suis stupéfait. Ces deux Symphonies m'apparaissent maintenant comme les deux plus grandes Symphonies post-romantiques du répertoire - Mahler et Richard Strauss inclus (j'exclus Sibelius que je ne considère pas comme post-romantique mais plutôt comme «nordiste»). Elgar passe pour un compositeur «sentimental», mais ses deux Symphonies sont furieusement stimulantes aussi sur le plan intellectuel! Quelle orchestration, riche et limpide à la fois! Quel magnifique tissage des thèmes d'un mouvement à l'autre! Des traits de cuivres renversants! C'est carrément visionnaire! 
Comment avais-je pu vivre sans les connaître?! Et en même temps, la joie d'avoir toujours à découvrir! 
Dans ses deux chefs-d’œuvre, il n'y a aucun «programme» descriptif, contrairement à Mahler ou Richard Strauss. Elgar disait plutôt: «La symphonie sans programme est la plus haute réalisation artistique qui soit. Il n'y a aucun programme qui vaille la vaste expérience d'une vie humaine faite de charité, d'amour et d'un immense espoir dans le futur». Wow! 


Il n’y a pas que le tempo
 
Le disque 78 tours

En réécoutant ces enregistrements du compositeur, certains ont été surpris au point de se demander si Elgar n’avait pas adopté des tempos rapides pour mieux «faire entrer» sa musique dans le format 78 tours – ces disques ne contenaient que 4 à 5 minutes par face : une œuvre comme la Symphonie #1 venait en coffret de quelques disques. Donc, des tempos plus rapides pour éviter qu’un disque n’ait qu’une seule face de gravée. Or, non seulement des versions d’Elgar viennent avec des faces non gravées, mais Yehudi Menuhin a formellement affirmé que jamais au grand jamais il n’avait été question de presser les tempos en fonction du disque : les tempos d’Elgar sont bel et bien ses tempos!

On y entend aussi que la technique de jeu des cordes s’est transformée. Contrairement à ce qu’affirmait le chef Roger Norrington, le vibrato constant était déjà standard pour les cordes – je crois que monsieur Norrington n’aime tout simplement le vibrato, ce qui est parfaitement son droit (et j’avoue être assez d’accord avec lui). 
Sylvester Weaver en 1923

À l’époque, violonistes, altistes, violoncellistes et contrebassistes utilisaient naturellement le portamento, sorte de glissé d’une note à l’autre sur une même corde; cette manière a progressivement disparue après 1950, sauf pour des effets expressifs particuliers, et ce type de son est souvent jugé «sale» voire «vulgaire». Mais, les enregistrements d’Elgar abondent en portamentos. Elgar était un bon violoniste : il savait donc que certains intervalles, dont les larges intervalles sur une même corde, allaient être rendus par les musiciens avec un portamento. Justement, des thèmes qu’il confie aux cordes de l’orchestre utilisent de tels larges intervalles. C’est le cas du thème des Variations Enigma, ou encore celui qui, avec son rythme déhanché, parcourt la Symphonie #2. Dans le Finale de cette Symphonie, ces glissés sont hallucinants qui vont jusqu’à s’entrecroiser les uns les autres! Je suis certain qu’Elgar recherchait volontairement ces sons glissés et qu’ils ne sont en rien des «accidents» dus à une technique «défaillante» : il les exploite sciemment. En gommant ce type de jeu instrumental pour faire «propre», on a privé la musique d’un ingrédient de saveur. Dans les années 1920, les guitaristes de blues, eux, inventent la technique «slide» qui produit d’extraordinaires portamentos. Le premier à utiliser cette technique semble avoir été Sylvester Weaver.

Elgar n’est pas un cas unique :

Bruckner, Sibelius, Debussy, Beethoven…

Jean Sibelius, autre victime!
Le ralentissement imposé à la musique d’Elgar n’est en rien un cas isolé. Dans mon essai sur le rythme Pulsations (Varia, 2017), j’avais signalé cette même évolution pour Brahms: les plus anciens enregistrements de sa musique révèlent que le tempo était à la fois plus rapide et plus fluctuant. Je montrais qu’il en est allé de même pour Bruckner. Sa musique n’a pas été enregistrée au début de l’histoire du disque, mais les témoignages anciens indiquent que les tempos étaient vifs et l’interprétation plus dramatique, moins «mystique» que le modèle qui s’imposera peu à peu. Ces dernières années, c’est comme s’il y ait une sorte de compétition entre chefs pour savoir qui va faire durer le plus longtemps possible le premier mouvement de la Symphonie #7, pourtant marqué Allegro moderato; moderato oui, mais allegro tout de même. Le record mondial semble appartenir à Yannick Nézet-Séguin qui est parvenu à atteindre 21 minutes 58. Qui donc osera franchir les 22 minutes?! Pour comparaison, dans les années 1940, Wilhelm Furtwängler, pourtant adepte de lenteur en son temps, le dirigeait en 20 minutes. Du vivant de Bruckner, il se peut fort bien que ce mouvement durait autour de 18 minutes.

Chez Bruckner comme chez Mahler, des records de lenteurs ont été établis au cours des dernières décennies.

J’ajoute un autre cas : celui de Jean Sibelius. Quasiment contemporain d’Elgar, Sibelius a très peu enregistré de sa musique, bien qu’il l’ait souvent dirigée. Ainsi, le compositeur a dirigé lui-même la création de sa Symphonie #2 en 1902, et il la redirigera en plusieurs occasions. Selon des témoignages, il l’aimait «rapide». Mais, des chefs qui étaient aussi ses amis ont, eux, endisqué cette œuvre, comme...:

1930, Robert Kajanus : 39 minutes. Le premier mouvement est presque méconnaissable tant les chefs le ralentiront par la suite!

1952, Thomas Beecham : 40 minutes

Chez d’autres, Koussevitzky est seul à oser 41 minutes dans les années 1930, mais Toscanini, en 1939, dirige en 39’52.

Dans les années 1950, d’autres chefs franchissent la barre de 41 minutes, comme Georg Szell en 1957. Par la suite, le ralentissement s’est imposé peu à peu jusqu’au record établi à Vienne en 1986 par Leonard Bernstein avec un effrayant 51’28! Était-il possible de faire «mieux»?! Certains chefs ont tenté l’exploit sans y parvenir, comme Dimitri Kitayenko avec 50’03 en 2018, ou Yutaka Sado avec 47’12 en 2019.

Pal Szinyei Merse: Un faune.

Je pourrais multiplier les exemples, mais le pire (ou le «meilleur» selon les goûts) me semble être le Prélude à l’après-midi d'un faune de Claude Debussy, une pièce terminée en 1894. Selon les indications de Debussy lui-même, la durée du Prélude devrait tourner autour de 7 à 8 minutes. Camille Chevillard à la tête de l’Orchestre des Concerts Colonne, prend 7’14'' dans un (mauvais) enregistrement réalisé en 1922. Dans les décennies suivantes, la comparaison des enregistrements démontre qu’il y a nette tendance au ralentissement des tempos. Dans les années 1960, la plupart des interprétations se situent déjà dans les 9 minutes. À la fin des années 1970, la durée moyenne d’exécution de l’œuvre dépasse les dix minutes, soit une différence de + 50% ! Enregistrée en 1976, la version de Bernard Haitink, considérée comme une référence, fait 11’10. Depuis, la barre des 11 minutes a souvent été franchie. Une version en concert de Sergiu Celibidache datant de 1994 dure 13’25!!! C’est 70% de plus que ce que demande le tempo de Debussy! Ce chef désireux de «faire entendre la musique qui est entre les notes» est un cas extravagant, mais est-ce encore du Debussy? Il y a tout lieu d’en douter… Revenir au tempo voulu par Debussy provoquerait un vrai scandale, tant nous nous sommes habitués à concevoir cette pièce beaucoup plus lente qu’elle ne devrait l’être. Mais Debussy, lui, en serait ravi : il avait d’ailleurs mauvais caractère et aurait pu se fâcher fort de trop de lenteur…  

Beethoven avait inscrit des indications métronomiques dans ses partitions. Ces indications posent un problème. L’enregistrement donne la durée réelle : on ne peut nier que les tempos d’Elgar soient bien les siens puisque les enregistrements qu’il dirige en témoignent. De son côté, le métronome donne des indications de tempo que le compositeur inscrit dans sa partition dans son atelier, avant que la pièce soit jouée en concert. On estime qu’il peut y avoir une différence allant jusqu’à 10% entre l’audition intérieure d’une musique et le tempo qu’elle aura en pratique lors d’un concert. Dans les années 1980, des «Baroqueux» (les tenants de l’«authenticité» et des instruments d’époque) se sont attaqués à Beethoven en interprétant ses Symphonies en respectant à la lettre ses indications métronomiques. Ce fut un choc tant les tempos obtenus différaient de ceux imposés par la «tradition». Quelque fois, Beethoven désirait plus lentement, mais plus souvent il voulait plus rapidement. 
Le mouvement lent de la 9e Symphonie devint presque méconnaissable. Nous avions pris l’habitude de le «sentir» en 16 ou 17 minutes – certains chefs, comme Furtwängler, l’étalaient jusqu’à 19 minutes 49 secondes. Or, selon les indications du compositeur, il devrait durer à peine 12 minutes! Comme plusieurs Baroqueux ont enregistré les symphonies de Beethoven avec les véritables tempos du compositeur, d’autres chefs ont adopté ces tempos dans ce sillage – il faut quand même du culot pour contredire Beethoven! Mais certains n’abdiquent pas pour autant, comme Daniel Barenboïm qui osait 18 minutes encore en 2000.
La même chose s’est passée pour la Sonate Hammerklavier du même Beethoven. Des pianistes avaient distendu son mouvement lent jusqu’au record établi par Anton Kuerti avec 21 minutes alors que, toujours selon Beethoven lui-même, il ne devrait guère excéder 14 minutes!


Pas que la musique classique!

Elgar dirigeant.

L’intérêt de la musique classique pour cerner cette tendance est majeur : cette musique est écrite et ne fait pas place à l’improvisation. Le «texte» musical demeure le même : une version de 2000 d’une œuvre d’Elgar utilise exactement la même partition qu’Elgar lui-même avait utilisée pour ses enregistrements. Ce paramètre étant stable, nous pouvons suivre l’évolution du tempo des interprétations dans le temps.

À cause de l’improvisation, il est impossible de faire le même exercice avec le jazz, par exemple. Mais dans le jazz, un phénomène similaire existe néanmoins. Un exemple. Lorsque Duke Ellington a repris en stéréophonie ses pièces composées avant la Deuxième Guerre mondiale, les tempos et le caractère sont nettement moins mordants. C’est plus léché…, mais assez fade comparé aux originaux.

Plus souvent qu’autrement, les reprises d’anciennes chansons se font sous un tempo plus lent. L’exemple-type est  Ne me quittes pas, de Jacques Brel… que lui-même ralentissait par rapport à la version sur disque, et qui sera davantage ralentie par d’autres chanteurs et chanteuses.

La musique Pop passe pour rapide, plus rapide que la «lente» musique classique. Dans Pulsations, j’avais démontré, exemples à l’appui, que bien des pièces classiques sont en fait plus rapides que même des chansons «rythmée» et entraînantes. J’écrivais ceci : «(…) le disque culte des Beatles, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band. Or dans les pièces qui s’y trouvent, bien peu dépassent un tempo de 120 pulsations par minute. La pièce d’ouverture, qui semble vive, ne fait qu’un petit 100 pulsations: c’est la lourde batterie et les bruitages qui donnent une impression de grande animation. Quelques pièces «rythmées» : Hymne à Québec de Loco Locass (Rap) marche tranquille à 94 pulsations; Billie Jean de Michael Jackson va à 120; Bagay Nef de Wyclef Jean (Électro Pop) tourne à 140; Girl Gone Wild de Madonna à 144 Le géant Beaupré de Beau Dommage fait 116, tout comme Attention Mesdames et Messieurs de Michel Fugain, etc… Rien pour briser le mur du son».

Par comparaison, je donnais quelques exemples en musique classique, dont ceux-ci :

Début de La Petite musique de nuit de Mozart (1787): 132 pulsations.

Hora Staccato de Grigoras Dinicu (1906) : 140 pulsations.

Dernier mouvement de L’Automne, des Quatre saisons de Vivaldi (1725): 152 pulsations.

Finale du Quatrième Quatuor à cordes de Bartók (1928) : 152 pulsations.

Finale de la Première Symphonie dite Classique de Prokofiev (1917) : 160 pulsations.

Finale de la Symphonie italienne de Mendelssohn (1830) : 172 pulsations 
Le vol du bourdon, tiré de l’opéra Le conte du Tsar Saltan de Rimski-Korsakov (1900) : 176 pulsations

Troisième mouvement de la Douzième Symphonie de Chostakovitch (1961) : 192 pulsations, un tempo précisé dans la partition.

Bref, il n’est pas du tout évident que la musique classique soit plus lente ou plus tranquille!

J’ai été invité pour une émission à Radio-Canada. Le technicien avait préparé un montage superposant le début de la Petite musique de nuit de Mozart, œuvre toute gentillette comme on le sait bien, avec Billie Jane de Michael Jackson, une toune au rythme d’enfer, évidemment. Sauf que… Toute l’équipe de l’émission a été choquée : Mozart était clairement plus rapide que Jackson!

La Pop (et j’inclus ici toutes les musiques avec batterie, beat, amplification, etc.) n’est pas aussi rapide qu’elle n’en donne l’impression. Et elle n’est pas plus rapide que la musique classique. C’est qu’elle use de trucs dignes de magiciens pour le faire croire. Le rythme binaire martelé, la forte amplification sonore, les basses renforcées qui nous «entrent dans le corps», les jeux d’éclairage sur scène et autres pyrotechnies, l’agitation des artistes sur scène, les clichés émotionnels auxquels nous sommes conditionnés dès l’enfance, etc. Tout cela donne fait croire qu’il y a là beaucoup d’action. Mais ce n’est qu’une illusion, un mirage : la Pop est en fait passablement statique et très linéaire d’un point de vue musical.


Pour quelles raisons?

Nous pensons que notre monde va vite et qu’il s’accélère. Les inventions semblent se succéder de plus en plus rapidement. C’est vrai et faux à la fois. Nos vies sont plus agitées, mais pas plus rapides. Il y a beaucoup de piétinement, beaucoup de lenteurs : les cherchent ont développé un vaccin contre le covid à vitesse grand V mais, en même temps, nos sociétés tardent longuement à commencer certains changements : la lutte contre les bouleversements climatiques fait du sur-place depuis 40 ans, la protection de la biodiversité est à peine esquissée alors même que cette biodiversité chute de manière dramatique, etc. Des projets d’infrastructures mettent des années à se concrétiser, si seulement ils se concrétisent : c’est le cas du tramway dans la ville de Québec (un projet se voit sans cesse contesté, ce qui en retarde la réalisation) ou à Montréal (où l’idée d’un tramway demeure hypothétique depuis de nombreuses années).

Je reviens au ralentissement évident que nous avons suivi dans la musique classique. Pour quelles raisons cela ralentit ainsi? C’est difficile à dire, et il y a plusieurs facteurs qui se combinent : culte du «beau son» et de la «profondeur», recherche de faire une interprétation «différente», espèce d’aseptisation artistique générale… 
 
Interlude musical. Elgar: Introduction et Allegro pour quatuor à cordes et orchestre à cordes. Cette oeuvre est extraordinairement bien écrite pour les cordes: ses textures sont chaleureuses et sa forme ingénieuse.


J’ai enfin entendu Elgar!

Degas (1865).
Un bassoniste à l'avant-plan.

Mon été 2020 fut un été Elgar! Mon bonheur fut immense de (re)découvrir sa musique avec les tempos justes. Cette redécouverte a effacé le souvenir mitigé que j’avais conservé de ses œuvres à cause d’interprétations trop lentes. J’ai entendu alors des pièces de lui que je ne connaissais pas et qui, de fait, sont peu connues. Sait-on que dans sa jeunesse, Elgar jouait dans un quintette à vent avec son frère et des amis? Et qu’il a composé pour son groupe formé de deux flûtes, un hautbois, une clarinette et un basson (c’est lui qui jouait le basson)? Cette musique avait été enregistrée en 1976 par l’Ensemble Athena, disques réédités en CD en 2006 par la maison Chandos. Cette musique est pimpante, joyeuse, légère, dansante. Humoristique même : une pièce porte le nom d’un fameux sirop contre la toux! Elle est dans l’esprit de Haydn et de Mozart, mais sans aucun académisme. Comme l’a dit un critique, c’est «du Elgar avant Elgar». À partir d’autres pièces aussi légères de sa jeunesse, Elgar a créé deux suites orchestrales intitulée The Wand of Youth. La réputation de lourdeur qui s’est peu à peu accolée à Elgar est injuste : c’est ce qu’on a fait de sa musique qui est lourd. Lui-même admirait Léo Delibes, un compositeur «léger», et il le préférait à Wagner. En fait, si la noblesse de l’expression caractérise la musique de maturité d’Elgar, cette musique est claire et transparente, en dépit des moyens postromantiques qu’il utilisait. Elgar vient de la musique légère : ses œuvres de jeunesse en témoignent. Contrairement au mythe selon lequel sa musique serait pleine de «développements fastidieux», Elgar maitrisait parfaitement l’art de la concision. Ses œuvres longues sont souvent constituées de courtes sections ou de courts mouvements enchaînés les uns aux autres. De plus, Elgar a composé des pièces brèves tout au long de sa vie, tantôt sentimentales (Salut d’amour; Chanson de nuit et Chanson du matin), tantôt recueillies (Élégie, Sospiri), tantôt énergiques (les cinq Pomp and Circumstance Marches), éclatantes (Carillon), etc. Quelle lourdeur y a-t-il donc dans sa subtile Sérénade pour cordes? Une musique noble, oui, mais avec un côté dandy pince-sans-rire souvent là aussi.

«Elgar avant Elgar»,
mais une musique pleine de joie!

Mais ses œuvres «longues» sont autant de réussites. 
Le Concerto pour violon est l’un des plus beaux qui soit. Elgar nous y exempte de la conventionnelle cadence pour le soliste seul; dans le troisième mouvement, il offre plutôt une longue cadence subtilement accompagnée par l’orchestre, cadence qui est comme un paysage onirique ou d’une autre planète. C'était sans précédent et inouï. Le Concerto pour violoncelle est bien différent : plus concis et dépouillé sur le plan orchestral, avec une forme innovante incluant un scherzo furtif.

J’ai aussi découvert qui était Elgar. Sait-on qu’il est un compositeur autodidacte? Merveille! Autre trait particulier : il était catholique dans ce pays anglican. On a fait de lui un parangon de musique british, mais lui-même disait qu’il n’était pas représentatif de la musique britannique! C’est son originalité qui a été reprise. Cet autodidacte a revivifié la musique de son pays: il fut le premier compositeur britannique à entrer dans le répertoire mondial depuis Henry Purcell au XVIIe siècle - à l'exception de Handel qui, Allemand de naissance, avait demandé et obtenu la nationalité britannique. C'est curieux de dire d'Elgar qu'il fut un compositeur «traditionaliste» dans la mesure où il n'y avait plus de tradition en Angleterre... Et puis, à ce niveau d'inspiration et de qualité, le mot «traditionaliste» n'a plus de pertinence. 

Edward et Alice

En mai 1889, Elgar épousa Alice Roberts, au grand dam de la famille de celle-ci qui rechignait à ce que leur fille marie un «obscur musicien» et, pire que tout, un Catholique, horreur! C’est Alice qui a poussé Edward à entreprendre des œuvres de plus grande portée, dont les deux premières furent les Variations Enigma et l’oratorio The Dream of Gerontius, deux parfaites réussites. The Dream of Gerontius a été composé sur un poème du cardinal Newman (reconnu saint en 2010) : ce choix fit grincer des dents quelques bons Anglicans qui firent interdire l’œuvre en quelques cathédrales… Alice sera un soutien constant et une critique avisée de la musique de son mari. Son décès en 1920 sera un choc terrible pour Elgar qui cessa alors presque entièrement de composer. Il canalisa sa créativité en se lançant dans ce grand projet d’enregistrement de ses œuvres pour le disque. Il se consacra aussi à des activités un peu étranges, comme des expériences de chimie dans son laboratoire au fond du jardin, et se passionna pour les courses de chevaux et le football. Il fit aussi un voyage dans la jungle amazonienne! Vers 1932, à l’âge de 75 ans, Elgar reprend goût à la composition. Il entreprend sa Symphonie #3, ainsi qu’un opéra sur une comédie de Ben Johnson, The Spanish Lady. Ce fut trop tard : un cancer l’emporta. Quelques danses purent être tirées des esquisses pour The Spanish Lady.  
 
Avec 130 pages de brouillons, la Symphonie était assez avancée pour qu’Anthony Payne la termine en 1997, avec la permission de la famille – plusieurs enregistrements en existent maintenant. Je salue ce travail extraordinaire de Payne. Les brouillons ressemblaient aux pièces non assemblées d'un casse-tête. Payne est parvenu à retracer tous les fils et à assembler les quatre splendides mouvements de la Symphonie. Mais sa tâche exigeait davantage encore, car Elgar n'avait rien laissé de la section de développement et de la conclusion du Finale. Que faire? Monsieur Payne s'est mis dans la peau d'Elgar et a littéralement composé ces sections. Avec un brio extraordinaire, vraiment. Comme en une réincarnation! C'est totalement convaincant et, mieux, enthousiasmant. Autrement plus accompli que les tentatives d'achèvement de la Symphonie #9 de Bruckner par exemple. Toute cette Symphonie sonne Elgar, même les apports de Payne. On y retrouve tout ce qui fait Elgar, de même que les éléments visionnaires qu'Elgar avait conçus pour cette oeuvre ultime.

Un disque magistral!


Sources des illustrations: Wikipédia (PD US, domaine public) et sites commerciaux pour les disques mentionnés et livre suggéré.