Edward
Elgar
et la musique qui ralentit!
2. Une lenteur qui s’impose
3. Il
n’y a pas que le tempo
4. Elgar
n’est pas un cas unique
5. Pas
que la musique classique!
6. Pour
quelles raisons?
7. J’ai
enfin entendu Elgar!
Cela peut sembler contraire à l’intuition. Nous vivons dans une époque où l’on dit que «tout s’accélère», que le rythme de vie est «effréné»; une époque où la vitesse et l’efficacité sont valorisées. Pourtant, la musique dit exactement le contraire : elle ralenti! Elle a sensiblement ralenti tout au long du XXe siècle et cette tendance ne s’est pas inversée depuis le début du XXIe siècle.
Si
vous trouvez la musique classique «ennuyante», méfiez-vous : certains
chefs la rendent ennuyante en la déformant de lenteur. Mais elle n’est pas la
seule musique à subir cette évolution.
Une petite introduction en musique: le Salut d'amour d'Edward Elgar. C'est une pièce tendre dont Elgar avait vendu la partition à un éditeur de musique pour une somme dérisoire. Il s'en est mordu les doigts puisqu'elle est devenue un immense succès!
Je
n’avais jamais entendu Elgar!
J’avais
signalé cette tendance dans mon essai Pulsations (Varia, 2017).
http://antoine-ouellette.blogspot.com/p/blog-page.html
Depuis, j’ai collecté d’autres indices témoignant de la même évolution favorisant le ralentissement de la musique. Le dernier indice que j’ai glané fut l’audition des neuf disques du coffret The Elgar Edition : The Complete Electrical Recordings of Sir Edward Elgar. Ce coffret regroupe tous les enregistrements qu’Elgar a dirigés de sa musique entre 1926 et 1933. Il s’agit d’un coffret passionnant que je me suis procuré en 2020 sur une sorte d'intuition.
http://antoine-ouellette.blogspot.com/p/blog-page.html
Depuis, j’ai collecté d’autres indices témoignant de la même évolution favorisant le ralentissement de la musique. Le dernier indice que j’ai glané fut l’audition des neuf disques du coffret The Elgar Edition : The Complete Electrical Recordings of Sir Edward Elgar. Ce coffret regroupe tous les enregistrements qu’Elgar a dirigés de sa musique entre 1926 et 1933. Il s’agit d’un coffret passionnant que je me suis procuré en 2020 sur une sorte d'intuition.
La réédition des enregistrements électriques dirigés par Elgar lui-même. Un essentiel et toute une leçon de musique! |
Mais au milieu
des années 1920, on inventa le microphone électrique : ce procédé
électrique améliora considérablement la fidélité des enregistrements. Aussitôt
qu’est arrivé l’enregistrement électrique, Elgar a réenregistré ses œuvres - ce compositeur considéré comme «traditionaliste» a embarqué sans aucune hésitation dans ces technologies sonores révolutionnaires.
Le résultat constitue un témoignage exceptionnel. Après la Deuxième Guerre mondiale, ces
disques ont disparu du marché. Mais dans les années 1970, la maison EMI les
a réédités en les transférant sur des disques vinyles 33 tours «longue durée».
Au début des années 1990, la même maison les publiera en CD, après avoir fait
un travail extraordinaire de restauration sonore grâce aux technologies
numériques. Cela reste des enregistrements mono, donc d’avant la stéréophonie
arrivée dans les années 1950, mais la qualité sonore est franchement étonnante, même pour moi qui ne suis pas fou des enregistrements mono (sauf pour le vieux Jazz). Les
techniciens sont parvenus à enlever presque complètement les bruits de surface
des disques 78 tours d’origine! Cette opération a visiblement été faite avec amour, voire avec dévotion. Magnifique.
Les enregistrements acoustiques d'Elgar sont aussi réédités: intérêt documentaire... |
Lorsque
les enregistrements électriques d’Elgar ont été remis sur le marché dans les années
1970, la réaction fut forte : les tempos d’Elgar étaient nettement plus
rapides que ceux qu’avaient adoptés les chefs depuis son décès! La musique
avait ralenti. Du coup, j’ai trouvé réponse à ma question. Au fil du temps,
j’avais eu l’occasion d’écouter quelques œuvres d’Elgar en concert : ses
concertos pour violon et pour violoncelle, les Variations Enigma, Falstaff, etc.
J’avoue que j’étais resté sur ma faim et j’avais conclu que j’aimais plus ou
moins ce compositeur. Mais justement, l’avais-je vraiment entendu? En écoutant
les enregistrements d’Elgar lui-même, j’ai eu un choc : là, cette musique
vit et vibre! Ces vieux enregistrements étaient paradoxalement une véritable
cure de jouvence! Donc, ces enregistrements originaux d’Elgar ont causé la surprise
dans les années 1970. Et pourtant, on n’avait encore rien vu! Car les
interprètes allaient ralentir davantage sa musique.
Une
lenteur qui s’impose
Prenons
les Variations Enigma, l’une des œuvres les plus célèbres d’Elgar. Le
compositeur les dirige en 27 minutes 15 secondes. Vous pouvez écouter son enregistrement de 1926 ici:
Pour un texte sur cette oeuvre: https://fr.wikipedia.org/wiki/Variations_Enigma
Je compare avec d'autres versions en avançant dans le temps vers notre époque:
Arturo
Toscanini, 1949: 26’39
Thomas
Beecham, 1953: 28’55
Herbert von Karajan, 1958:
29’25
Adrian Boult, 1970: 30’01
Leopold Stokowski, 1972: 31’42
Georg Solti, 1975: 28’48
André Previn, 1978: 31’06
Leonard Bernstein, 1984: 37’32
Giuseppe Sinopoli, 1987: 34’16
Simon Rattle, 1993: 32’39
Mark Elder, 2003: 31’25
Colin Davis, 2007: 33’01
Martyn Brabbins, 2016: 33’06
Andrew
Litton, 2019: 32’27
Le jeune Elgar: déjà son look aristocratique et dandy. |
Ces
versions sont représentatives du phénomène. Ce n’est pas que chaque nouvelle
version soit un peu plus longue que la précédente; c’est que la tendance dans
le temps va vers le ralentissement. Dans le cas de ces Variations Enigma, les
versions sous les 31 minutes sont rares depuis 1970; celles sous 30 minutes se
comptent sur les doigts d’une main. Pour cette œuvre, les années 1980 ont été
particulièrement pénibles, avec des versions frôlant les 35 minutes, et même davantage
pour quelques cas extrêmes! Par rapport à Elgar, la version Bernstein est 38%
plus lente, ce qui est injustifiable. Le thème est un Andante; là il devient un
Lento molto moribond… Après avoir ralenti progressivement, le tempo «standard»
se stabilise quelque peu : il vient un moment où il est impossible d’aller
plus lentement!
Un
autre exemple. Elgar dirige sa Symphonie #1 en 46 minutes 34 secondes. Je fais la même comparaison:
Adrian Boult, 1968: 48’33
Georg Solti, 1976: 48’31
Vernon Handley, 1979: 52’06
Bryden Thomson, 1985: 57’09
Giuseppe
Sinopoli, 1991: 54’58
Colin
Davis, 2001: 55’06
Andrew
Davis, 2010: 52’49
Leon
Botstein, 2010 : 54’02
Sakari
Oramo, 2014 : 52’33
Daniel
Baremboïm, 2016: 51’23
Antonio
Pappano, 2016 : 54’31
De rares versions des Symphonies approchent les tempos d'Elgar, dont celle de Georg Solti. À nouveau: un essentiel. |
Est-on en train d'agoniser?!
Les
vétérans Solti et Boult des années 1970 sont parmi les plus rapides, mais ils
prennent tout de même deux minutes de plus qu’Elgar. À partir de 1980, les
versions faisant moins de 50 minutes sont rares : elles sont souvent
signées par des chefs expérimentés en interprétation «baroque», comme
Norrington et Mackerras – les «baroqueux» privilégient des tempos rapides, ce
qui constitue un cas d’exception dans un paysage où la tendance générale va au
ralentissement. Dans les années 2010, presque toutes les versions dépassent 52
minutes, et certaines fracassent 54 minutes : c’est huit minutes de plus
qu’Elgar, soit 18% plus lent. C’est significatif et cela transforme l’œuvre,
son rythme, sa respiration, son atmosphère. Le génial thème qui ouvre la
Symphonie #1 est un contrepoint sur plus d’une minute superposant des notes régulières
staccato des cordes graves et une mélodie planante aux violons. La partition
indique (en italien) : Avec noblesse et simplicité – et Andante, allant,
pas Adagio. Dans nombre de versions récentes, cela ressemble plutôt à une
marche funèbre! Je me permets de souligner que ce n’est pas ce qu’Elgar désirait.
Sans donner autant de détails, le cas est encore pire avec la Symphonie #2! Un chef se permet de l'étirer jusqu'à un monstrueux 65 minutes, contre les 47 minutes 56 d'Elgar: 17 minutes de plus, 35% plus lent! Au secours!!!
Elgar dirige le premier mouvement de la Symphonie #1 (enregistré en 1930):
Avec défilement de la partition, Georg Solti dirige la Symphonie #2:
Yehudi Menuhin, 1937 |
Avec les bons tempos, ceux d'Elgar lui-même, sa musique est transfigurée et, là, j'adore. Mon immersion Elgar de 2020 m'a en fait révélé ce compositeur.
J'écoute ses propres versions des deux Symphonies, j'écoute aussi celles de Georg Solti et je suis stupéfait. Ces deux Symphonies m'apparaissent maintenant comme les deux plus grandes Symphonies post-romantiques du répertoire - Mahler et Richard Strauss inclus (j'exclus Sibelius que je ne considère pas comme post-romantique mais plutôt comme «nordiste»). Elgar passe pour un compositeur «sentimental», mais ses deux Symphonies sont furieusement stimulantes aussi sur le plan intellectuel! Quelle orchestration, riche et limpide à la fois! Quel magnifique tissage des thèmes d'un mouvement à l'autre! Des traits de cuivres renversants! C'est carrément visionnaire!
Comment avais-je pu vivre sans les connaître?! Et en même temps, la joie d'avoir toujours à découvrir!
Dans ses deux chefs-d’œuvre, il n'y a aucun «programme» descriptif, contrairement à Mahler ou Richard Strauss. Elgar disait plutôt: «La symphonie sans programme est la plus haute réalisation artistique qui soit. Il n'y a aucun programme qui vaille la vaste expérience d'une vie humaine faite de charité, d'amour et d'un immense espoir dans le futur». Wow!
Il
n’y a pas que le tempo
Le disque 78 tours |
On
y entend aussi que la technique de jeu des cordes s’est transformée. Contrairement
à ce qu’affirmait le chef Roger Norrington, le vibrato constant était déjà
standard pour les cordes – je crois que monsieur Norrington n’aime tout
simplement le vibrato, ce qui est parfaitement son droit (et j’avoue être assez
d’accord avec lui).
Sylvester Weaver en 1923 |
À l’époque, violonistes, altistes, violoncellistes et
contrebassistes utilisaient naturellement le portamento, sorte de glissé d’une
note à l’autre sur une même corde; cette manière a progressivement disparue après 1950, sauf pour
des effets expressifs particuliers, et ce type de son est souvent jugé «sale» voire
«vulgaire». Mais, les enregistrements d’Elgar abondent en portamentos. Elgar
était un bon violoniste : il savait donc que certains intervalles, dont
les larges intervalles sur une même corde, allaient être rendus par les
musiciens avec un portamento. Justement, des thèmes qu’il confie aux cordes de
l’orchestre utilisent de tels larges intervalles. C’est le cas du thème des Variations
Enigma, ou encore celui qui, avec son rythme déhanché, parcourt la Symphonie
#2. Dans le Finale de cette Symphonie, ces glissés sont hallucinants qui vont
jusqu’à s’entrecroiser les uns les autres! Je suis certain qu’Elgar recherchait
volontairement ces sons glissés et qu’ils ne sont en rien des «accidents» dus à
une technique «défaillante» : il les exploite sciemment. En gommant ce
type de jeu instrumental pour faire «propre», on a privé la musique d’un
ingrédient de saveur. Dans les années 1920, les guitaristes de blues, eux, inventent
la technique «slide» qui produit d’extraordinaires portamentos. Le premier à utiliser cette technique semble avoir été Sylvester Weaver.
Elgar n’est pas un cas unique :
Bruckner, Sibelius, Debussy, Beethoven…
Jean Sibelius, autre victime! |
Le
ralentissement imposé à la musique d’Elgar n’est en rien un cas isolé. Dans mon
essai sur le rythme Pulsations (Varia, 2017), j’avais signalé cette même
évolution pour Brahms: les plus anciens enregistrements de sa musique révèlent
que le tempo était à la fois plus rapide et plus fluctuant. Je montrais qu’il
en est allé de même pour Bruckner. Sa musique n’a pas été enregistrée au début
de l’histoire du disque, mais les témoignages anciens indiquent que les tempos
étaient vifs et l’interprétation plus dramatique, moins «mystique» que le
modèle qui s’imposera peu à peu. Ces dernières années, c’est comme s’il y ait
une sorte de compétition entre chefs pour savoir qui va faire durer le plus
longtemps possible le premier mouvement de la Symphonie #7, pourtant marqué
Allegro moderato; moderato oui, mais allegro tout de même. Le record mondial
semble appartenir à Yannick Nézet-Séguin qui est parvenu à atteindre 21 minutes
58. Qui donc osera franchir les 22 minutes?! Pour comparaison, dans les années
1940, Wilhelm Furtwängler, pourtant adepte de lenteur en son temps, le
dirigeait en 20 minutes. Du vivant de Bruckner, il se peut fort bien que ce
mouvement durait autour de 18 minutes.
Chez
Bruckner comme chez Mahler, des records de lenteurs ont été établis au cours
des dernières décennies.
J’ajoute
un autre cas : celui de Jean Sibelius. Quasiment contemporain d’Elgar,
Sibelius a très peu enregistré de sa musique, bien qu’il l’ait souvent dirigée.
Ainsi, le compositeur a dirigé lui-même la création de sa Symphonie #2 en 1902,
et il la redirigera en plusieurs occasions. Selon des témoignages, il l’aimait
«rapide». Mais, des chefs
qui étaient aussi ses amis ont, eux, endisqué cette œuvre, comme...:
1930,
Robert Kajanus : 39 minutes. Le premier mouvement est presque
méconnaissable tant les chefs le ralentiront par la suite!
1952,
Thomas Beecham : 40 minutes
Chez
d’autres, Koussevitzky est seul à oser 41 minutes dans les années 1930, mais
Toscanini, en 1939, dirige en 39’52.
Dans
les années 1950, d’autres chefs franchissent la barre de 41 minutes, comme
Georg Szell en 1957. Par la suite, le ralentissement s’est imposé peu à peu
jusqu’au record établi à Vienne en 1986 par Leonard Bernstein avec un effrayant
51’28! Était-il possible de faire «mieux»?! Certains chefs ont tenté l’exploit
sans y parvenir, comme Dimitri Kitayenko avec 50’03 en 2018, ou Yutaka Sado
avec 47’12 en 2019.
Pal Szinyei Merse: Un faune. |
Beethoven
avait inscrit des indications métronomiques dans ses partitions. Ces
indications posent un problème. L’enregistrement donne la durée réelle :
on ne peut nier que les tempos d’Elgar soient bien les siens puisque les
enregistrements qu’il dirige en témoignent. De son côté, le métronome donne des
indications de tempo que le compositeur inscrit dans sa partition dans son
atelier, avant que la pièce soit jouée en concert. On estime qu’il peut y avoir
une différence allant jusqu’à 10% entre l’audition intérieure d’une musique et
le tempo qu’elle aura en pratique lors d’un concert. Dans les années 1980, des
«Baroqueux» (les tenants de l’«authenticité» et des instruments d’époque) se
sont attaqués à Beethoven en interprétant ses Symphonies en respectant à la
lettre ses indications métronomiques. Ce fut un choc tant les tempos obtenus
différaient de ceux imposés par la «tradition». Quelque fois, Beethoven
désirait plus lentement, mais plus souvent il voulait plus rapidement.
Le
mouvement lent de la 9e Symphonie devint presque méconnaissable.
Nous avions pris l’habitude de le «sentir» en 16 ou 17 minutes – certains
chefs, comme Furtwängler, l’étalaient jusqu’à 19 minutes 49 secondes. Or, selon
les indications du compositeur, il devrait durer à peine 12 minutes! Comme
plusieurs Baroqueux ont enregistré les symphonies de Beethoven avec les
véritables tempos du compositeur, d’autres chefs ont adopté ces tempos dans ce
sillage – il faut quand même du culot pour contredire Beethoven! Mais certains
n’abdiquent pas pour autant, comme Daniel Barenboïm qui osait 18 minutes encore
en 2000.
La
même chose s’est passée pour la Sonate Hammerklavier du même Beethoven. Des
pianistes avaient distendu son mouvement lent jusqu’au record établi par Anton
Kuerti avec 21 minutes alors que, toujours selon Beethoven lui-même, il ne
devrait guère excéder 14 minutes!
Pas
que la musique classique!
Elgar dirigeant. |
À
cause de l’improvisation, il est impossible de faire le même exercice avec le
jazz, par exemple. Mais dans le jazz, un phénomène similaire existe néanmoins.
Un exemple. Lorsque Duke Ellington a repris en stéréophonie ses pièces composées
avant la Deuxième Guerre mondiale, les tempos et le caractère sont nettement
moins mordants. C’est plus léché…, mais assez fade comparé aux originaux.
Plus
souvent qu’autrement, les reprises d’anciennes chansons se font sous un tempo
plus lent. L’exemple-type est Ne me quittes pas, de Jacques Brel… que lui-même
ralentissait par rapport à la version sur disque, et qui sera davantage
ralentie par d’autres chanteurs et chanteuses.
La
musique Pop passe pour rapide, plus rapide que la «lente» musique classique.
Dans Pulsations, j’avais démontré, exemples à l’appui, que bien des pièces
classiques sont en fait plus rapides que même des chansons «rythmée» et
entraînantes. J’écrivais ceci : «(…) le disque culte des Beatles, Sgt.
Pepper's Lonely Hearts Club Band. Or dans les pièces qui s’y trouvent, bien peu
dépassent un tempo de 120 pulsations par minute. La pièce d’ouverture, qui
semble vive, ne fait qu’un petit 100 pulsations: c’est la lourde batterie et
les bruitages qui donnent une impression de grande animation. Quelques pièces
«rythmées» : Hymne à Québec de Loco Locass (Rap) marche tranquille à 94
pulsations; Billie Jean de Michael Jackson va à 120; Bagay Nef de Wyclef Jean
(Électro Pop) tourne à 140; Girl Gone Wild de Madonna à 144 Le géant Beaupré de
Beau Dommage fait 116, tout comme Attention Mesdames et Messieurs de Michel
Fugain, etc… Rien pour briser le mur du son».
Par
comparaison, je donnais quelques exemples en musique classique, dont
ceux-ci :
Début
de La Petite musique de nuit de Mozart (1787): 132 pulsations.
Hora
Staccato de Grigoras Dinicu (1906) : 140 pulsations.
Dernier
mouvement de L’Automne, des Quatre saisons de Vivaldi (1725): 152
pulsations.
Finale
du Quatrième Quatuor à cordes de Bartók (1928) : 152 pulsations.
Finale
de la Première Symphonie dite Classique de Prokofiev (1917) : 160
pulsations.
Finale
de la Symphonie italienne de Mendelssohn (1830) : 172 pulsations
Le vol du
bourdon, tiré de l’opéra Le conte du Tsar Saltan de Rimski-Korsakov
(1900) : 176 pulsations
Troisième
mouvement de la Douzième Symphonie de Chostakovitch (1961) : 192
pulsations, un tempo précisé dans la partition.
Bref,
il n’est pas du tout évident que la musique classique soit plus lente ou plus
tranquille!
J’ai
été invité pour une émission à Radio-Canada. Le technicien avait préparé un
montage superposant le début de la Petite musique de nuit de Mozart, œuvre
toute gentillette comme on le sait bien, avec Billie Jane de Michael Jackson,
une toune au rythme d’enfer, évidemment. Sauf que… Toute l’équipe de l’émission
a été choquée : Mozart était clairement plus rapide que Jackson!
La
Pop (et j’inclus ici toutes les musiques avec batterie, beat, amplification,
etc.) n’est pas aussi rapide qu’elle n’en donne l’impression. Et elle n’est pas
plus rapide que la musique classique. C’est qu’elle use de trucs dignes de
magiciens pour le faire croire. Le rythme binaire martelé, la forte
amplification sonore, les basses renforcées qui nous «entrent dans le corps»,
les jeux d’éclairage sur scène et autres pyrotechnies, l’agitation des artistes
sur scène, les clichés émotionnels auxquels nous sommes conditionnés dès
l’enfance, etc. Tout cela donne fait croire qu’il y a là beaucoup d’action.
Mais ce n’est qu’une illusion, un mirage : la Pop est en fait passablement
statique et très linéaire d’un point de vue musical.
Pour
quelles raisons?
Nous
pensons que notre monde va vite et qu’il s’accélère. Les inventions semblent se
succéder de plus en plus rapidement. C’est vrai et faux à la fois. Nos vies
sont plus agitées, mais pas plus rapides. Il y a beaucoup de piétinement,
beaucoup de lenteurs : les cherchent ont développé un vaccin
contre le covid à vitesse grand V mais, en même temps, nos sociétés tardent
longuement à commencer certains changements : la lutte contre les bouleversements
climatiques fait du sur-place depuis 40 ans, la protection de la biodiversité
est à peine esquissée alors même que cette biodiversité chute de manière
dramatique, etc. Des projets d’infrastructures mettent des années à se
concrétiser, si seulement ils se concrétisent : c’est le cas du tramway
dans la ville de Québec (un projet se voit sans cesse contesté, ce qui en
retarde la réalisation) ou à Montréal (où l’idée d’un tramway demeure
hypothétique depuis de nombreuses années).
Je
reviens au ralentissement évident que nous avons suivi dans la musique
classique. Pour quelles raisons cela ralentit ainsi? C’est difficile à dire, et
il y a plusieurs facteurs qui se combinent : culte du «beau son» et de la
«profondeur», recherche de faire une interprétation «différente», espèce
d’aseptisation artistique générale…
Interlude musical. Elgar: Introduction et Allegro pour quatuor à cordes et orchestre à cordes. Cette oeuvre est extraordinairement bien écrite pour les cordes: ses textures sont chaleureuses et sa forme ingénieuse.
J’ai
enfin entendu Elgar!
Degas (1865). Un bassoniste à l'avant-plan. |
«Elgar avant Elgar», mais une musique pleine de joie! |
Mais
ses œuvres «longues» sont autant de réussites.
Le Concerto pour violon est l’un des plus beaux
qui soit. Elgar nous y exempte de la conventionnelle cadence pour le soliste
seul; dans le troisième mouvement, il offre plutôt une longue cadence
subtilement accompagnée par l’orchestre, cadence qui est comme un paysage
onirique ou d’une autre planète. C'était sans précédent et inouï. Le Concerto pour violoncelle est bien
différent : plus concis et dépouillé sur le plan orchestral, avec une
forme innovante incluant un scherzo furtif.
J’ai
aussi découvert qui était Elgar. Sait-on qu’il est un compositeur autodidacte?
Merveille! Autre trait particulier : il était catholique dans ce pays
anglican. On a fait de lui un parangon de musique british, mais lui-même disait
qu’il n’était pas représentatif de la musique britannique! C’est son
originalité qui a été reprise. Cet autodidacte a revivifié la musique de son pays: il fut le premier compositeur britannique à entrer dans le répertoire mondial depuis Henry Purcell au XVIIe siècle - à l'exception de Handel qui, Allemand de naissance, avait demandé et obtenu la nationalité britannique. C'est curieux de dire d'Elgar qu'il fut un compositeur «traditionaliste» dans la mesure où il n'y avait plus de tradition en Angleterre... Et puis, à ce niveau d'inspiration et de qualité, le mot «traditionaliste» n'a plus de pertinence.
Edward et Alice |
En
mai 1889, Elgar épousa Alice Roberts, au grand dam de la famille de celle-ci qui
rechignait à ce que leur fille marie un «obscur musicien» et, pire que tout, un
Catholique, horreur! C’est Alice qui a poussé Edward à entreprendre des œuvres
de plus grande portée, dont les deux premières furent les Variations Enigma et
l’oratorio The Dream of Gerontius, deux parfaites réussites. The Dream of
Gerontius a été composé sur un poème du cardinal Newman (reconnu saint en
2010) : ce choix fit grincer des dents quelques bons Anglicans qui firent
interdire l’œuvre en quelques cathédrales… Alice sera un soutien constant et
une critique avisée de la musique de son mari. Son décès en 1920 sera un choc
terrible pour Elgar qui cessa alors presque entièrement de composer. Il
canalisa sa créativité en se lançant dans ce grand projet d’enregistrement de ses
œuvres pour le disque. Il se consacra aussi à des activités un peu étranges,
comme des expériences de chimie dans son laboratoire au fond du jardin, et se
passionna pour les courses de chevaux et le football. Il fit aussi un voyage
dans la jungle amazonienne! Vers 1932, à l’âge de 75 ans, Elgar reprend goût à
la composition. Il entreprend sa Symphonie #3, ainsi qu’un opéra sur une
comédie de Ben Johnson, The Spanish Lady. Ce fut trop tard : un cancer l’emporta.
Quelques danses purent être tirées des
esquisses pour The Spanish Lady.
Avec 130 pages de brouillons, la Symphonie était assez avancée pour qu’Anthony
Payne la termine en 1997, avec la permission de la famille – plusieurs
enregistrements en existent maintenant. Je salue ce travail extraordinaire de Payne. Les brouillons ressemblaient aux pièces non assemblées d'un casse-tête. Payne est parvenu à retracer tous les fils et à assembler les quatre splendides mouvements de la Symphonie. Mais sa tâche exigeait davantage encore, car Elgar n'avait rien laissé de la section de développement et de la conclusion du Finale. Que faire? Monsieur Payne s'est mis dans la peau d'Elgar et a littéralement composé ces sections. Avec un brio extraordinaire, vraiment. Comme en une réincarnation! C'est totalement convaincant et, mieux, enthousiasmant. Autrement plus accompli que les tentatives d'achèvement de la Symphonie #9 de Bruckner par exemple. Toute cette Symphonie sonne Elgar, même les apports de Payne. On y retrouve tout ce qui fait Elgar, de même que les éléments visionnaires qu'Elgar avait conçus pour cette oeuvre ultime.
Un disque magistral! |
Sources des illustrations: Wikipédia (PD US, domaine public) et sites commerciaux pour les disques mentionnés et livre suggéré.