MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 février 2021

MUSICA AUTISTICA. Pour orchestre, opus 46.

Musica autistica.
Pour orchestre (opus 46)
 
Les deux pièces que j’ai composé en 2012 ont un point commun : toutes deux sont basées sur une mélodie soutenue entendue dès le départ – il n’y a pas d’introduction ici. Autrement, elles sont bien différentes.

La première fut Mer et monde que j'ai terminée le 6 juillet 
Un mois plus tard, j’avais terminé le brouillon complet d’une nouvelle œuvre, cette fois pour orchestre symphonique et d’une durée de 35 minutes. Officieusement, il s'agit de ma Symphonie #5. À en juger par l’aspect propre et très peu raturé du brouillon, le travail me fut vraiment facile, comme si la pièce était déjà toute prête quelque part en moi et ne demandait qu’à être mise au monde. Ce brouillon n’est pas une réduction pour piano que j’aurais ensuite orchestrée (ce n’est d’ailleurs pas souvent sur deux portées). La pièce est directement née pour orchestre, et le brouillon en est vraiment le résumé orchestral : les mentions d’instruments sont là, bien claires et précises. L’écriture de la partition d’orchestre au propre a été terminée en octobre mais, à cause d’un automne très riche, je n’ai pu terminer de mettre toutes les indications qu’en janvier 2013 (coups d’archet, phrasés, dynamiques, etc.).

Musica autistica : musique autiste, bien sûr : le titre de mon livre «latinisé». J’ai beaucoup hésité sur ce titre concurrencé par Symphonie tranquillité, que j’ai finalement mis en sous-titre. Je trouve que Musica autistica porte mieux l’aspect énigmatique de l’œuvre. En fait, j’ai inconsciemment transposé des choses que je connaissais alors de l’autisme en notes de musique, en forme musicale. La partition s’ouvre d’ailleurs sur ces mots en exergue qui reflètent certains aspects de l’esprit autistique :

Solitude et intériorité.
Échos et répétition.
Du point vers l’ensemble,
Comme les pièces d’un casse-tête…

Esquisse pour la fanfare entrecoupée par un passage «atomisé»
(c) Antoine Ouellette 2012

La psychologue Chantal Belhumeur me disait que les Aspergers ont comme des compartiments dans leur tête. Je ne sais pas trop! Mais Musica autistica se présente comme une suite de moments dont chacun semble clos sur lui-même. Si elle est jouée un jour, je ne doute pas qu’il se trouvera des gens pour dire que c’est une pièce vraiment très étrange et discontinue. Pourtant attention! Les pièces du casse-tête s’assemblent, elles forment ici et là des îlots laissant entrevoir l’image complète du casse-tête. Par exemple, il y a un passage où la longue mélodie soutenue du début est jouée deux fois de suite : la première fois, des silences remplacent environ la moitié des notes et, la deuxième fois, c’est vice-versa : les silences sont remplacés par leurs notes et les notes jouées la première fois deviennent des silences. Dans ce passage, pour renforcer l’aspect «pièces de casse-tête», chaque note est confiée à un instrument différent : on entendra des notes éparses et des timbres atomisés dans une dynamique très douce, et probablement que bien peu de gens se rendront compte qu’il s’était agi de la mélodie initiale. Ce passage pointilliste (mais aucunement atonal) est encadré par son contraire : une fanfare très sonore où vents et percussions ont la belle part; à plein son, avec une mélodie brève répétée et répétée encore (mais chacune de ces «répétitions» est en fait légèrement différente).


Peinture d'Édouard Manet.
Le piccolo a un long solo
dans Musica autistica.
En fait, je ne crois pas que Musica autistica soit difficile à suivre. Dès le départ, une mélodie facile à identifier nous prend par la main (bois et cors). Pour mettre en musique l’aspect de solitude, cette mélodie reviendra périodiquement comme un refrain mais jouée par un instrument soliste à nu. Il y aura ainsi en succession : 1) le piccolo (qui la transformera en chants d’oiseaux), 2) le cor (qui sera rejoint à l’unisson par les trois autres cors), 3) le contrebasson (auquel répond les bassons)… Le solo de piccolo ouvre une région dominée par les bois, sorte de musique nocturne très tranquille. Le solo de cor mène à l’épisode de fanfare déjà décrit. Le solo de contrebasson débouche sur un territoire chatoyant dominé par le piano et les cordes.

Tout cela est entrecoupé de «plages blanches» dominées par la percussion et en particulier par deux jeux de gongs et un gong grave : une petit gamelan qui marque le passage du temps comme une horloge féerique – c’était la première fois que j’employais ces instruments. 
Sur ces plages essentiellement rythmiques, mais de tempo modéré, répétitives et hypnotiques, se greffent des accords tenus de bois et cuivres basés sur l’harmonie fondamentale l’œuvre, à savoir cet «accord autiste» qui n’est ni majeur ni mineur et qui n’appartient en fait à aucune tonalité :
Harmonie fondamentale de Musica autistica. (c) 2012 Antoine Ouellette Socan
 
Aucune tonalité… Et pourtant oui, il y en a une, mais exactement la même tonalité mystérieuse qui était celle de L’Esprit envoûteur et aussi celle de Toute paisible (pour piano) : une tonalité qui jamais ne se dit ou s’impose, mais qui dirige le jeu en coulisse.

Gamelan du Musée de la musique de Céret. https://music-ceret.com/ Photo par Antoine Ouellette


L’orchestre de Musica autistica est relativement «standard» avec les bois par 3 (plus un piccolo et un contrebasson), 3 trompettes (la première en ré), 4 cors, 3 trombones (le premier est un alto), tuba, piano d’orchestre, 4 percussionnistes et les cordes. «Mais les gongs?!». Il est aujourd’hui relativement aisé pour un orchestre de louer ces instruments – certains orchestres en possèdent même en propre. De plus, sur le plan technique, c'est une pièce assez simple à monter pour un orchestre professionnel.

C’est curieux à dire mais à l'époque,  je n’ai pas composé Musica autistica pour qu’elle soit nécessairement jouée (bien que je ne serais pas du tout fâché qu’elle le soit). Après un livre, je désirais scellé ma condition d’Autiste en une œuvre musicale. Je l’ai aussi consciemment écrit comme «rite de passage». Une pièce orchestrale écrite peu auparavant, Carouge (opus 40) utilisait un orchestre comparable à celui des Symphonies londoniennes de Haydn, un orchestre moyen avec les bois par deux, sans trombones ni tuba : écrire cette pièce m’a beaucoup apporté en fait de clarté dans l’écriture orchestrale. Musica autistica participe de cette clarté des timbres mais avec un orchestre symphonique plus fourni.

Musica autistica. Esquisse du passage en soierie pour piano et cordes,
avec une trompette qui se joint à eux (c) Antoine Ouellette 2012

 Sources des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia pour Manet (Domaine public, PD-US)