MA POÉTIQUE MUSICALE
Ou : Non, ma musique n’est pas éclectique!Ceci est le premier article sur ma poétique musicale. Le deuxième paraitra en mars.
Opéra Garnier, Paris: style éclectique |
Diversité n’est pas nécessairement éclectisme
Ma musique peut prendre divers habits! |
Autrement, non, je ne suis pas un compositeur éclectique. Je connais des compositeurs extraordinairement habiles : on leur demande un tango et ils en pondent un no problema; du hip-hop et en voici yo; du style simili-baroque et en voilà, etc. J’avoue en être incapable. En vérité, je ne compose qu’une seule musique, je ne peux composer qu’une seule musique : la mienne. Et contrairement aux apparences qu’elle peut donner, ma musique repose sur peu de traits fondamentaux.
Je préfère l'eau de source aux cocktails |
Dans ma vie quotidienne, je suis une personne très curieuse et c’est toujours pour moi un immense bonheur que de faire de belles découvertes. Mes antennes sont larges ouvertes. Mais lorsque je compose, ce qu’ont capté mes antennes dans la vie est dirigé de manière concentrée, comme un laser.
Donc, ma musique se base sur bien peu de traits fondamentaux que je présente tout de suite :
Tonalité aérienne et modalité diatonique
D’une part :
La «tonalité aérienne» agit en coulisse... |
Je ne sais pas du tout d’où a pu me venir cette «tonalité aérienne» : elle s’est imposée d’elle-même dès mes premières pièces. Elle doit donc correspondre à mon esprit, à mon âme, à ma personne.
D’autre part :
Ma musique privilégie le camaïeu |
Par analogie avec les arts visuels, je compose en camaïeu : «Un camaïeu est une peinture ou un décor dont le dessin principal est d'une seule couleur choisie par contraste sur une couleur de fond opposée (blanc sur bleu, blanc sur rouge, etc.)» (Wikipédia).
Ainsi, le mode de Joie des Grives est celui-ci (la gamme dite «naturelle»), et toute la pièce n’est écrite qu’avec ces seules notes :
Mode de Joie des Grives (opus 32): la gamme dite naturelle |
Il m’arrive d’utiliser deux «couleurs», donc deux modes, dans une même pièce, comme Salvador Dali a réalisé de grandes toiles avec seulement deux ou trois couleurs (voir : https://en.wikipedia.org/wiki/Galacidalacidesoxyribonucleicacid). Par exemple, Roseraie (opus 26) alterne des sections composées dans le mode suivant (gamme majeure, mais sans les fonctions usuelles) :
Premier mode de Roseraie. C'est comme La bémol majeur, mais la pièce n'est pas tonale! |
… avec des sections écrites sur le mode suivant (ré dorien) :
Deuxième mode de Roseraie. |
Pour moi, c’est ce que le mot «diatonisme» signifie. Dans Mer et monde (opus 45), j’ai utilisé un mode qui contient les douze sons de la gamme chromatique et dans lequel seule se répète la première note (Ré) qui est aussi la dernière note de ce mode, un mode non-octaviant :
Mode de Mer et monde. Non octaviant, avec les 12 sons / (C) 2021 Antoine Ouellette Socan |
Mais cela demeure parfaitement diatonique : ce mode n’est jamais transposé (sinon d’octave) et la musique ne contient aucune modulation. Ici, au contraire de la tonalité aérienne, la note modale principale est fermement affirmée.
La Suite celtique, pour harpe (opus 6), fut ma première pièce à épouser ce diatonisme radical, toute composée sur le mode phrygien sur Ré :
Mode de la Suite celtique, pour harpe. |
Quelques années plus tard, j’ai combiné tonalité aérienne et modalité diatonique dans Paysage (opus 10). Avec la présence récurrente de la quinte La-Mi, Paysage donne l’impression d’être en La, avec ce mode :
Mode de Paysage. Les notes do et fa ont une importance secondaire. |
Mais dans la coda, au bout de quelques 30 minutes de musique, une «note magique» se fait entendre pour la première fois, un Fa dièse, alors que la note Ré s’impose.
Paysage. Harmonie complète, à la fin de l'oeuvre / (C) 1986 Antoine Ouellette SOCAN |
Plus rarement, il m’arrive d’introduire une note étrangère à tel moment d’une pièce, afin de créer une surprise ou une rupture. Je cultive mes principes mais je ne suis pas à cheval sur eux!
Vers 1980 alors que j’amorçais des études de musicologie à l’université, j’ai découvert avec stupeur la musique médiévale, dont le chant grégorien. Ce fut un choc. Une illumination et non une influence. La musique médiévale m’a révélé des éléments que je cherchais à tâtons en moi sans y parvenir. Sur le plan spirituel, ma modalité diatonique est de la même essence que celle du chant grégorien (et d’autres musiques sacrées chrétiennes anciennes). J’ai retrouvé cette même modalité diatonique dans d’autres musiques comme, par exemple, les Ragas de la musique classique de l’Inde.
L'illumination du Grégorien |
Mais à ce moment, j’aurais pu opter pour l’éclectisme, ainsi que l’on fait et le feront d’innombrables compositeurs : composer une musique «polystylistique», combiner librement un peu de tout, faire des amalgames de tonalité, de modalité, d’atonalité, de bruitisme, de néoclassicisme et autres; donner dans la «diversité» - une diversité toute extérieure et superficielle…
Accords et harmonie par résonance
Ma musique est davantage mélodique et rythmique qu’harmonique et contrapuntique. Mon harmonie privilégie quelques accords (voir l’article : https://antoine-ouellette.blogspot.com/2021/09/harmonies-dans-ma-musique.html), mais elle est d’abord et avant tout une «harmonie par résonance». La présence d’accords a d’ailleurs passablement diminuée depuis mon opus 40, Carouge, pour petit orchestre. De manière intuitive (parce que non délibérée), le début de la Sonate liturgique pour violoncelle et piano (opus 42) marque ce passage. La première page contient des accords : c’est comme un portique qui ouvre vers une autre pièce de la maison. Une fois passé ce portique, la musique se déleste presque entièrement de la présence d’accords, et l’harmonie devient une harmonie par résonance.
En fait, l’harmonie par résonance est présente depuis mes toutes premières pièces. Au sujet du début d’Auberivière, pour flûte seule (opus 44; 2011), une musicienne me demandait quel accord allait sous telles notes. Je lui répondu : «Aucun accord». Une pièce pour un instrument mélodique seul n’a aucunement besoin d’accords : si elle avait besoin d’accords, j’en aurais mis!
Auberivière ne contient pas d'accords, pas même implicitement: c'est une pièce purement monodique avec harmonie par résonance / (C) 2011 Antoine Ouellette Socan |
L’harmonie par résonance n’est pas une harmonie où les accords seraient implicites. L’harmonie par résonance est une harmonie formée par la mélodie qui s’accompagne par elle-même : la résonance des notes successives qui forment cette mélodie donne l’harmonie. Mon art est de trouver des manières de prolonger ces résonances. Au piano, c’est tout simple : je demande que la pédale forte demeure enfoncée pendant de longs moments. Ainsi, les cordes de l’instrument peuvent vibrer pleinement et longuement, ce qui fait s’unir les résonances des notes jouées au clavier, y compris les notes d’une mélodie pure sans accompagnement. C’est ce que je nomme de l’«écriture dulcimer», en référence à ce cousin du piano dont les cordes vibrent sans interruption.
Dans d’autres pièces, j’utilise à cette fin de prolongement de résonance un instrument capable de le faire comme, par exemple, le vibraphone, les cloches tubulaires ou le piano électrique. Ailleurs, la résonance est prolongée par un instrument de percussion sans hauteur déterminée comme, par exemple, une cymbale suspendue ou un tam-tam («gong»). Autrement, j’aime que mes pièces soient jouées dans un lieu possédant une bonne réverbération : cette réverbération prolonge les notes et contribue du coup à l’harmonie.
La résonance d'un gong... |
Bon, je vis en une autre époque, une époque où la pensée en accords demeure très présente (c’est le moins que l’on puisse dire!), alors j’ai intégré un peu d’accords dans mes pièces. Mais plus souvent qu’autrement en ce qui me concerne, un accord sera comme une résonance. C’est pourquoi j’utilise les accords d’une manière peu fonctionnelle par rapport à la logique tonale. Avec le temps, j’ai bien vu que je n’avais finalement pas tant besoin d’accords.
L'art «immersif» est à la mode ces temps-ci - nostalgie utérine? Depuis longtemps, l'importance de la résonance dans mes pièces représente ma version de l'immersion sonore. L'harmonie globale y forme comme un halo de résonance, un dôme harmonique, et ce dôme prédomine sur les accords. Le diatonisme modal combiné à la résonance fait entrer l'auditeur dans le monde du ou des modes à l’œuvre dans une pièce. Mais je me garde une petite distance, car l'immersion peut aussi être une manière de manipuler: à ce jour, je n'ai pas encore utilisé la spatialisation du son via des hauts-parleurs qui ceintureraient le public. Mais pour Paysage, j'ai suggéré dans la partition la possibilité que les quatre pianos puissent se trouver aux quatre coins d'une salle et le public au milieu de cette disposition.
Ornements et appoggiatures
Mes mélodies sont souvent ornées de «vocalises» et d'appoggiatures. Ces «ornements» ne sont pas de la décoration! Ils donnent à la résonance de se prolonger à travers eux. C'est un autre aspect de l'harmonie par résonance. Mais ce type d'écriture permet aussi d'assouplir le temps, de l'arrondir: je reviendrai sur l'aspect rythmique dans le deuxième article de cette série.
Échos
C’est à
nouveau spontané et intuitif : ma musique fait entendre des «échos». Des
gens m’avaient signalé la chose et certains trouvaient même qu’il s’agit là
d’un trait caractéristique. Je dois reconnaître que c’est vrai. J'observe dans mes partitions avoir souvent écrit des indications du genre: «Comme un écho qui se dissipe». De telles indications étaient déjà présentes dans certaines des pièces les plus anciennes que j'ai conservées à mon catalogue, et je les retrouve dans l’œuvre sur laquelle je travaille au moment d'écrire ces lignes (février 2022).
Je ne sais pas s'il s'agit là d'une sorte de mise en musique du «langage en écho» que l'on trouve chez plusieurs personnes autistes (palilalie et écholalie). En fait, l’écho est une variante de l’harmonie par résonance. Faire entendre une mélodie superposée à elle-même mais avec un décalage fait apparaître l’harmonie par résonance.
Pour des mélodies complètes, il m’arrive d’écrire des canons – le canon étant une forme d’écho. Mais souvent, ce sera plutôt un court motif (par exemple un fragment d’une mélodie) qui sera répété en écho, et habituellement répété plusieurs fois sans pulsation fixe.
Il m’arrive de déconstruire une mélodie complète en petits motifs que je sème librement aux différents instruments, là encore hors d’un tempo fixe : du «contrepoint fractal». Cette atomisation d’une mélodie produit à nouveau l’harmonie par résonance : les notes issues de la mélodie s’accompagnent les unes les autres.
À SUIVRE EN MARS
Source des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)