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jeudi 1 décembre 2022

VIOLON SOLO: FLORALE (OPUS 62)

Violon solo : Florale (opus 62, 2022)

Tournesols de Vincent van Gogh, 1888

La partition de Florale est disponible au Centre de musique canadienne: atelier@cmccanada.org

J’ai achevé la Sonate locrienne le 4 mars 2022, ma quatrième Sonate pour violoncelle et piano. Je n’ai pas conservé toutes les idées qui bourgeonnaient lors du travail de composition. Il faut savoir faire des deuils! 

Certaines idées me semblaient belles, mais elles ne s’intégraient pas à l’ensemble : je les ai notées puis mises de côté. Elles me serviront peut-être un jour, peut-être pas non plus…

Inversement, une petite cellule mélodique du «refrain» de la Sonate désirait ardemment vivre sa vie au-delà du cadre de cette pièce. Il me tournait continuellement dans la tête en de multiples variations. Il n'avait donc pas tout raconté ce qu'il avait à raconter. Ce court motif se trouve au tout début de la Sonate (motif A). 

 

Les premières notes de la Sonate locrienne (pour violoncelle et piano, opus 61) sont devenues une bouture d'où naîtra Florale / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Elle est donc devenue une bouture qui donnera naissance à une autre pièce. Cette pièce sera Florale, pour violon solo, sur laquelle j’ai commencé à travailler dès l’achèvement de la Sonate locrienne. Florale dure environ 12 minutes et demie.

Mes Bégonias et leur ombre.

Comme je l’ai déjà écrit ailleurs, ma musique est davantage mélodique et rythmique qu’harmonique et contrapuntique (ma vision de l’harmonie est modale et par résonance plutôt que par accords). J’ai donc composé quelques pièces pour un instrument mélodique seul : ce sont mes «solitudes heureuses». Ce sont aussi des épures, des pièces qui poussent mes tendances jusqu’à leur dimension la plus épurée. La plupart sont pour un instrument à vent : flûte, saxophone alto, basson, trompette, hautbois, clarinette. J’ai donc une dette envers les instruments à cordes! Lorsque j’étudiais le violoncelle, j’avais composé quelques pièces pour cet instrument seul. Je n’en ai retenu que deux : Solitudes (opus 1#2) qui est l’une des pièces les plus anciennes de mon catalogue, et Psaume (opus 5), composé en 1982 puis «élargi» dans sa version finale de 1988. Ce fut tout pour les cordes solos jusqu’à Florale. Contrairement aux apparences, écrire pour un instrument mélodique seul n’est pas plus facile que d’écrire pour orchestre : tout est à nu et exposé, sans effets spectaculaires pour dissimuler d’éventuelles faiblesses; chaque note compte et chacune doit être bien à sa place. Pas simple.

Les stolons rouges d'une Potentille.

Donc, une bouture. Une bouture est une pousse coupée, plantée en terre pour former une nouvelle plante. Plutôt que de bouture, je devrais parler de stolon, car je n’ai pas voulu bouturer : c’est la musique elle-même qui a donné naissance à cela. Un stolon est un organe de multiplication végétative (non sexuée) chez certaines plantes : c’est une tige aérienne ou rampante qui donne naissance à une nouvelle plante au niveau de ses nœuds. Le Fraisier produit des stolons et, donc, des «bébés plants», tout comme la fameuse plante-araignée que plusieurs personnes possèdent dans leur maison.

Mais cette brève cellule mélodique issue de la Sonate ne constitue pas le thème de Florale. Y a-t-il d’ailleurs un thème dans Florale? Plutôt quelques cellules en plus de celle de la Sonate. La première ouvre la pièce et est formée par les quatre cordes à vide du violon (motif B). Pour Florale, je demande à ce que la corde grave, Sol, soit abaissée d’un ton sur Fa : c’est une scordatura. (Dans la notation pour violon, la corde aiguë est représentée par le chiffre romain I, la plus grave par IV; les cordes centrales sont II et III).

Il s’agit d’une demande rare mais pas si inhabituelle. Dans ses Sonates du Rosaire (1678), Heinrich Franz Biber exige des scordaturas extravagantes! Bref, voici ce motif qu’il est essentiel pour la sonorité de jouer sur les cordes à vide. Il est aussitôt suivi d’une arabesque mélodique en doubles-croches (motif C) :

Le début de Florale / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN
 

La note qui précède un groupe de quatre doubles-croches est jouée sur deux cordes à la fois, à nouveau pour une question de sonorité.

Voilà. Ce sont les trois minuscules semences de Florale! Tout au long de la pièce, ces cellules épousent la vie de végétaux, produisant constamment de nouvelles tiges et des fleurs. Il n’y a donc aucune répétition textuelle pendant les 12 ou 13 minutes de Florale, et pourtant tout se rapporte à ces petites cellules. L’œuvre est autant prévisible qu’imprévisible. 

Florale. Extrait en floraison sur les motifs initiaux / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN
 

Puisqu’elle est née comme un «stolon» de la Sonate locrienne, Florale est dans le même mode, le mode locrien, sans chromatisme ni modulation. Si certains disent de ce mode qu’il est «satanique», le voici qui porte plutôt un monde de fleurs! 

Échelle du mode locrien. Les couleurs d'un mode sont moins données par son échelle (sa «gamme») que par ses motifs mélodiques caractéristiques.

Ce monde est à la fois délicat et fort, comme la vie végétale. L’indication donnée au début de la partition le dit bien : Moderato con moto / Avec poésie et élan, librement. Oui, librement : il n’y a aucune mesure dans Florale. Les plantes ne connaissent pas notre temps pulsé et égal ni nos barres de mesure… qui ne sont souvent rien d’autre que des barreaux de prison!

Malgré la scordatura, Florale utilise peu de «violoneries» conventionnelles (très peu de doubles-cordes, notamment), mais pas davantage d’«effets spéciaux» ou de «sons-bruits». Par contre, l’écriture pour violon y est très idiomatique, à ma manière : j’y exploite les couleurs propres de chaque corde; les cordes à vide et leurs harmoniques y sont aussi très présents. Ainsi, la cellule du début sur les quatre cordes à vide finit par se déployer dans des jeux d’harmoniques sur ces cordes à vide (les petits o représentent les notes en harmoniques) :

Florale. Passage jouant sur les harmoniques des cordes du violon / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Mes Pieds d'Alouette (Delphinium)

Dans la Sonate locrienne, ce mode locrien était bien affirmé : la note Si y a beaucoup de poids, du moins dans plusieurs passages. Dans Florale, le locrien est plus aérien, la note Si plus légère, avec peu de pesanteur : la musique donne quelques fois l’impression d’être en Fa, ou en Ré, ou en La, ou encore en Mi… tiens : ce sont les notes données par les quatre cordes à vide! Il n’y a pas de fonctions harmoniques dans cette pièce modale et non tonale. Les résonances du mode à travers notes et cordes forment la dimension harmonique de la pièce : je recommande à cette fin de jouer mes œuvres de préférence dans des lieux pourvus d’un bon temps de réverbération. Florale est donc, tout comme la Sonate locrienne et bon nombre de mes compositions, une plongée en un seul mode. L’infini dans la fleur, l’univers dans un seul mode.

Je trouve que Florale est une pièce raffinée et subtile, en rien de la musique dramatique, de la musique qui «prend aux tripes»! Certaines oreilles pourraient même ressentir comme un «manque de direction» dans sa durée et sa forme globale. Pourtant, vers le milieu de la pièce, il y a un sommet amorcé par des cascades modales :

Cascades modales de Florale / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

 

Vers le dernier tiers s’entend un autre sommet avec pour une très rare fois des traits en fortissimo. 

Le passage le plus sonore (jusqu'à ff) de Florale / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

Ce «sommet fort» est suivi par le passage le plus doux, une musique diaphane toute en sons harmoniques. 

Passage diaphane, doux et sur des harmoniques, dans Florale / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN
 

La section suivante est celle où les couleurs locriennes sont peut-être les plus explicites. 

Couleurs locriennes plus affirmées vers la fin de Florale / (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN

La conclusion fait entendre les cellules entrecoupées de montées et de descentes en glissandos sur trémolos, peut-être le vent qui agite la plante :

Conclusion de Florale, avec des glissandos en trémolos - peut-être le vent qui agite une plante...          (c) 2022 Antoine Ouellette SOCAN
 

Je vous fais une confidence. Il m’arrive de quitter l’univers d’une pièce que je viens de terminer sans trop de nostalgie. Mais il m’arrive aussi de me sentir malheureux, très malheureux même. Ce fut le cas de Florale. J’étais content de lui avoir donné vie, mais elle a longtemps continué de vivre en moi, sans vouloir se détacher. Ou sans que je veuille m’en détacher. 

Mes chères Eupatoires adorées des insectes pollinisateurs!


Sources des illustrations: 

Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)