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vendredi 1 mars 2024

TERRES ET CIELS. POUR PIANO (OPUS 64). Partie 2.

Terres et ciels 

Pèlerinage en huit doubles-pièces dans les huit modes grégoriens
Pour piano solo
Opus 64

Durée totale : c.60 minutes.

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne :
2150 rue Crescent, Montréal (Québec) H3G 2B8
Téléphone: 514-866-3477
Atelier pour les partitions:  atelier@cmccanada.org
 

Deuxième partie : 

Dans la partition.


Dans l'article précédent, je présentais les sources de mon œuvre pianistique Terres et ciels. Dans ce deuxième article, je plonge dans la partition elle-même.

Je commence avec un court résumé de l’article précédent :

Chaque double-pièce de Terres et ciel est une 
planète, une Terre, avec son ciel propre. 
Image: une exo-planète de type Terre.
Dessin de la Nasa (Domaine public)


Terres et ciels
est un cycle de huit doubles-pièces pour piano d’une durée de 60 minutes, la plus vaste œuvre instrumentale que j’ai composée à ce jour. Chaque double-pièce est entièrement composée dans un des huit modes du chant grégorien : les huit doubles-pièces exploitent donc tous les modes grégoriens. Du coup, Terres et ciels est radicalement modale et fondée sur les notes employées en grégorien à l’exception des autres, soit : La, Si bémol, Si naturel, Do, Ré, Mi, Fa et Sol. Aucun chromatisme, aucune modulation, mais des rythmes très variés avec une harmonie par résonance (via la pédale du piano). Dans l’esprit de pure mélodie qu’est la musique grégorienne, Terres et ciels renonce au contrepoint, du moins au contrepoint traditionnel.
Ainsi, chaque double-pièce est une Terre de par son mode unique, une Terre possédant son ciel de par son dôme harmonique unique.
 
Chacune des huit double-pièce se divise en deux parties enchaînées :
Prélude. Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du mode.
Chant. Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte d’«arrangement» - il s’agit de sertissage, de relecture poétique.

L'exoplanète HD188753 Ab.
Dessin de la Nasa (Domaine public)


Ces huit doubles-pièces sont organisées en deux «cercles» qui, tous deux, montent d’un mode de Ré vers un mode de Mi puis un mode de Fa pour se clore sur un mode de Sol. Les deux cercles offrent cependant des modes différents pour chaque note modale (Ré, Mi, Fa, Sol), soit le mode authente (dont les motifs-types tendent vers l’aigu) ou le mode plagal (dont les motifs-types sont plutôt centrés sur la note modale et exploitent un registre plus grave).
Il est possible de ne jouer qu’une seule double-pièce extraite du cycle. Il est aussi possible de ne jouer qu’un des deux cercles, mais l’œuvre dans son entier fait entendre une progression musicale, sonore et spirituelle, comme un pèlerinage. Ainsi, la pièce la plus dépouillée et la #5; les pièces #6 et #7 sont les plus flamboyantes et sonores – la pièce 7 est une amplification euphorique du «swing grégorien» fait d’alternances de groupes binaires et de groupes ternaires.
Au final, Terres et ciels est la synthèse poétique de mon expérience de longue date avec cette musique exceptionnelle qu’est le Grégorien.
 
Cela posé, voici une petite visite guidée de l’œuvre.
 

Premier Cercle [Durée : c. 31’40]
 
1. Persévérance. En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50

La persévérance des herbes
contre l'asphalte!

Dépouillé mais intense, le Prélude donne le ton d’emblée : écriture «psaltérion», harmonie par résonance (la pédale est tenue pour tout le Prélude et encore pour le Chant qui suivra), liberté rythmique (pas de barres de mesure, tempo flexible), sonorités modales. Qui m’aime me suive : Persévérance! Ce Prélude est atomisé, sans mélodie soutenue, mais avec des tierces mineures oscillantes qui peuvent sembler un peu oppressantes.
Le Chant est de forme A-B-A. La mélodie grégorienne, rythmée par mes soins, est ponctuée de notes éparses dans divers registres de l’instrument, pour en souligner l’intensité intériorisée. La section centrale est un peu plus rapide, sous la forme d’une psalmodie. À la reprise de la grande mélodie s’ajoutent des notes aigues «comme des étoiles», elles aussi éparses. Le piano résonne donc sur tout son ambitus. Si pour l’auditeur l’effet est méditatif, c’est un peu acrobatique pour le pianiste qui dont les mains s’enjambent très souvent : du pur plaisir à jouer! Le Chant se termine avec la quinte La-Mi : toutes les pièces dans les modes de Ré et dans les modes de Fa feront ainsi.


Terres et ciels
. Extrait de 1) Persévérance. Chant avec notes aigues «comme des étoiles»
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
2. Résilience. En Mi plagal (Mode IV). Durée : c. 5’

Et l'Arbre vit malgré ses blessures...
Gabriel Lory (1784-1846)


Les deux modes de Mi possèdent un élément très particulier lui conférant une couleur rare : la note Fa y est importante, Fa naturel. Le Prélude est paradoxal : il donne une impression d’instabilité, voire d’inquiétude alors que, pourtant, la note Mi est y souvent répétée – ces notes répétées sont caractéristiques de la musique des instruments de type psaltérion. Le tempo semble ne jamais pouvoir se fixer de manière définitive.
Le Chant est plus affirmé, comme une résolution : la résilience. Il exploite l’extraordinaire irrégularité rythmique des mélodies grégoriennes qui alternent les groupes binaires et ternaires. Il n’y a que deux doubles-pièces dans Terres et ciels pour lesquelles j’ai mesuré la musique, dont ce Chant, non pas parce que ces sections sont régulières mais, au contraire, parce qu’elles sont tellement irrégulières que, sans mesures, elles seraient trop difficiles à jouer. Les mesures changent constamment et sont plutôt inusitées. En passant, les choristes de mon chœur Grégoria ne le savent pas, mais ils chantent des rythmes semblables, et sans trop de difficulté! Ce Chant comporte quelques explosions sonores et, pour l’une des rares fois du cycle, il fait entendre quelques accords – en fait, toujours le même accord Ré-Fa-La-Do qui se résout sur la quinte Mi-Si.


Terres et ciels. Extrait de 2) Résilience: le Chant est l'un des rares moments de l'œuvre
à être mesuré, pour des raisons de commodité. Les chantres qui font du chant grégorien
ne le savent pas nécessairement, mais ils chantent souvent des rythmes aussi complexes! 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
3. Gratitude. En Fa authente (Mode V). Durée : c. 9’30

Cette double-pièce est vraiment une action de grâces! C’est la «pièce tendre» du Premier Cercle. Sur la note Do aigue qui tinte comme une cloche, la main gauche joue une mélodie qui me semble d’esprit celtique – après tout, une partie de ma famille est irlandaise. Suit une section plus volubile avec des arabesques monodiques. Un Si bémol signale le retour de la mélodie initiale, ornementée de mordants (petites notes). Malgré le tempo lent, je crois que ce Prélude pourrait très bien se danser!
Le Chant est d’une sérénité totale, très lent, très doux (dynamique piano maintenue du début à la fin). Il s'agit d'un «traitement paradoxal» puisque la mélodie grégorienne est ici celle d'un Gloria, prière que l'on met habituellement en musique de manière éclatante. Un cycle harmonique ponctue la mélodie et il revient sans cesse peu importe où en est cette mélodie, ce qui crée quelques jolies harmonies plus ou moins inattendues. Je signale que les deux modes de Fa (authente et plagal) sont les modes grégoriens qui semblent le plus proche de la musique tonale, mis à part la mobilité de la note Si (qui peut y être tantôt naturel et tantôt bémol). Cette proximité avec la musique tonale est assez marquée dans la célèbre Missa de Angelis grégorienne (la Messe des Anges) dont provient le présent Chant.


Terres et ciels. Extrait de 3) Gratitude. Du Prélude, une mélodie de type celtique (une partie
de ma famille est Irlandaise!) sous les Do de la main droite qui tintent comme une cloche.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
4. Confiance. En Sol plagal (Mode VIII). Durée : c. 9’20

Les deux modes de Sol (authente et plagal) utilisent peu la note Si, et mettent plutôt l’accent sur La et Do : contrairement aux modes de Fa, les modes de Sol ne sonnent pas proches d’une tonalité majeure. Le Prélude s’ouvre sur une courte mélodie joyeuse qui mène à des carillons semi-improvisés : la durée de ces carillons est donnée en secondes. Bien qu’il fasse entendre l’accord Ré-Fa-La-Do (comme dans le Chant de Résilience), ce Prélude est essentiellement fondé sur des harmonies de quintes redoublées comme, par exemple, Ré-La-Mi et Sol-Ré-La du deuxième système. Le Prélude se termine avec une version vive de la mélodie initiale et des carillons exubérants «un peu fous».
Le Chant se fonde sur une hymne (en Grégorien, hymne est un mot féminin). À l’origine, les hymnes sont des chants d’assemblée et non de monastères, d’où des mélodies plus simples et «accrocheuses». Cette mélodie est répétée sur des strophes de texte différent. J’ai utilisé six strophes d’une hymne pascale peu connue. J’ai regroupé ces strophes par paires. Entre les strophes 1-2 et 3-4, de même qu’entre les strophes 3-4 et 5-6, j’ai intercalé un «trope» (un «commentaire) qui développe en arabesques vives les harmonies de quintes redoublées du Prélude.


Terres et ciels. Extrait de 4) Confiance. Le début des carillons semi-improvisés du Prélude. 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
 
Deuxième Cercle [Durée : c. 28’10]
 
5. Repentir. En Ré plagal (Mode II). Durée : c. 6’20

La pénitente. Pietro Rotari, c. 1750

La pièce la plus dépouillée, la plus «austère» du cycle, la plus facile à jouer aussi – du moins, pour les notes (pour l’interprétation, c’est peut-être autre chose…). C’est aussi celle où Prélude et Chant sont les plus imbriqués l’un à l’autre, à tel point que le passage se remarque à peine.
Le Prélude fait entendre quatre phrases mélodiques dénudées : à la première et à la troisième répondent deux accords consolateurs; à la deuxième et à la quatrième, une musique atomisée où les notes éparses sont enveloppées de silence (et de résonance). Que les oreilles ne s’y trompent pas : il n’y aucune reprise textuelle dans ce Prélude minimaliste.
Le Chant fait entendre les trois strophes d’un Agnus Dei dans le registre grave soutenues par des notes plus profondes encore. La première et la troisième strophes se font répondre par trois accords consolateurs (ajout d’un accord par rapport au Prélude); la seconde strophe mène à la musique atomisée. Là encore et contrairement aux apparences, il n’y a aucune répétition textuelle : dans une musique aussi sobre, une légère variante peut prendre des proportions sonores déstabilisantes…
Le repentir n’est guère populaire aujourd’hui où l’on cherche plutôt à se justifier, à se déculpabiliser en culpabilisant autrui à outrance. Cette pièce peut donc être considérée comme un geste purificateur : le repentir est le vif regret d’une faute accompagnée d’un désir sincère de réparation.



Terres et ciels. Extrait de 5) Repentir. La plus dépouillée des doubles-pièces du cycle.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN



 6. Miséricorde. En Mi authente (Mode III). Durée : c. 8’45

Le père qui pardonne à son fils
prodigue. Par Rembrandt, 1668.

Après la sobriété cistercienne de Repentir suit les deux doubles-pièces les plus vives et flamboyantes du cycle. L’une est sombre, Miséricorde, et l’autre sera débordante de joie.
Le Prélude de Miséricorde reprend la répétition de la note Mi et les deux accords de Résilience (double-pièce #2, dans l’autre mode de Mi), mais sans ambiguïté maintenant :  le présent Prélude se déroule presque entièrement en forte et en fortissimo, avec des martèlements quasi obsessifs de la note Mi (que j’ai toujours associé à la tension et à l’angoisse, je ne sais pourquoi), un halètement qui ne cesse jamais et de vives cascades en triples-croches et même en quadruples-croches!
Le Chant utilise une hymne (comme la double-pièce #4). La première strophe est à nu : je la fais progressivement monter de registre, à chaque phrase. Les trois strophes suivantes ornent la mélodie hymnique avec des notes graves isolées, des «ornements fusées» en quintolets, trois accords (les mêmes que ceux de la double-pièce précédente)… Un rappel des cascades du Prélude mène à une quatrième strophe hymnique atomisée et suspendue. Une montée vive suivie d’accords débouche sur une sixième strophe à nu comme au début mais posée sur un seul registre : serait-ce la miséricorde obtenue après tant d’angoisse?


Terres et ciels. Extrait du Prélude de 6) Miséricorde. La double-pièce la plus agitée du cycle,
avec son martèlement de la note Mi. .
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN



Dans Miséricorde (double-pièce #6), les cascades vives en triples et quadruples-croches
du Prélude deviennent des groupes appogiatures (de quatre ou cinq notes) dans le Chant.
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN




 7. Allégresse. En Fa plagal (Mode VI). Durée : c. 4’40

Fête de graduation, US Navy (Domaine public)

La pièce la plus brève et la plus vive du cycle : une joie exubérante avec un Prélude carillonnant! Une amplification aussi du «swing» grégorien avec son alternance de binaire et de ternaire, ici dans un tempo rapide avec des accents qui rebondissent sans cesse. Les deux modes de Fa étant les plus voisins de la tonalité, j’ai repris ici le discret cycle harmonique du Chant de la pièce #3, mais en deux moments seulement.
La conclusion du Prélude abaisse le tempo pour faire transition vers le Chant. Celui-ci est plus intérieur, mais tout autant irrégulier de rythme – c’est la deuxième et dernière fois du cycle où j’ai mesuré la musique pour plus de commodité. Des cloches de quintes s’intercalent ici et là; vers la fin, ce sont des «fausses quintes» qui sonnent davantage comme de vraies cloches d’église. Dois-je confier aimer particulièrement la conclusion de ce chant qui récapitule les «fausses quintes» et se termine avec un Mi très aigu forte sur une quinte douce dans le registre moyen? (Cet effet s’était déjà glissé dans la double-pièce précédente…).


Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Une amplification du «swing grégorien»
avec ses alternances de groupes binaires et ternaires!
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN




Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Le Chant se termine avec une succession
de «fausses quintes» qui sonnent comme des cloches.
Les toutes dernières notes sont F à la main droite et MP à la main gauche. 
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


 
8. Espérance. En Sol authente (Mode VII). Durée : c. 8’25

Photo de Jon Sullivan. Domaine public.

Après les deux doubles-pièces les plus sonores, Espérance ramène la sérénité. Cette dernière double-pièce donne une belle part à la note La, importante en mode de Sol, comme si elle «caressait» le Sol. On y retrouve les quintes redoublées reprises de la double-pièce #4 en Sol plagal, et il s’y ajoute les notes de la série harmonique (Sol-Si-Ré-Fa-La)
Le Prélude joue sur ces éléments et fait entendre une mélodie qui reviendra plus tard.
Le Chant met en dialogue le rythme libre de la mélodie grégorienne avec de courtes sections en rythme mesuré, surtout ternaire (je devais les mesurer pour bien signaler ce ternaire, sinon cela aurait risqué d’être ambigu…). Une clausule plus volubile (et rappelant à nouveau la double-pièce #4) débouche sur des notes atomisées de la série harmonique.
Suit alors un Postlude, qui est à la fois la conclusion de cette double-pièce et du cycle. Ce Postlude fait entendre la voix : je demande à l’interprète de chanter, de fredonner une mélodie sans texte. Paradoxalement, il ne s’agit pas d’une mélodie grégorienne mais de celle, inventée, du Prélude, comme si le chant se transvasait depuis les mélodies grégoriennes vers de nouvelles mélodies. Ce geste s’est imposé de lui-même, comme une évidence musicale et spirituelle – une évidence que je ne pourrais toutefois pas «expliquer» en mots.


Terres et ciels. Extrait de 8) Espérance. La mélodie du Prélude semble s'ancrer sur la note La:
dans les deux modes de Sol du Grégorien, la note La est plus importante que Si, la tierce
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN
.

Je me rends compte qu’il y a des «notes magiques» ici et là dans cette œuvre et dans ma musique en général. Des notes qui suspendent, qui ouvrent. À la toute fin, un Sol grave est marié avec un La en clé de Sol. Théoriquement, cet intervalle ne devrait pas être conclusif et pourtant il l’est bel et bien ici.


Terres et ciels. Conclusion de 8) Espérance. Le pianiste chante la mélodie du Prélude,
et, après une montée calme, le cycle se conclut sur la superposition harmonieuse du Sol et du La. .
(c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN


Sources des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)