Terres et ciels
Pèlerinage en huit doubles-pièces dans les huit modes grégoriens
Pour piano solo
Opus 64
Durée totale : c.60 minutes.La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne :
2150 rue Crescent, Montréal (Québec) H3G 2B8
Téléphone: 514-866-3477
Courriel: quebec@centremusique.ca
Atelier pour les partitions: atelier@cmccanada.org
Deuxième partie :
Dans la partition.
Dans l'article précédent, je présentais les sources de mon œuvre pianistique Terres et ciels. Dans ce deuxième article, je plonge dans la partition elle-même.
Je
commence avec un court résumé de l’article précédent :
Chaque double-pièce de Terres et ciel est une planète, une Terre, avec son ciel propre. Image: une exo-planète de type Terre. Dessin de la Nasa (Domaine public) |
Ainsi, chaque double-pièce est une Terre de par son mode unique, une Terre possédant son ciel de par son dôme harmonique unique.
Prélude. Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du mode.
Chant. Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte d’«arrangement» - il s’agit de sertissage, de relecture poétique.
L'exoplanète HD188753 Ab. Dessin de la Nasa (Domaine public) |
Il est possible de ne jouer qu’une seule double-pièce extraite du cycle. Il est aussi possible de ne jouer qu’un des deux cercles, mais l’œuvre dans son entier fait entendre une progression musicale, sonore et spirituelle, comme un pèlerinage. Ainsi, la pièce la plus dépouillée et la #5; les pièces #6 et #7 sont les plus flamboyantes et sonores – la pièce 7 est une amplification euphorique du «swing grégorien» fait d’alternances de groupes binaires et de groupes ternaires.
Au final, Terres et ciels est la synthèse poétique de mon expérience de longue date avec cette musique exceptionnelle qu’est le Grégorien.
Premier
Cercle [Durée : c. 31’40]
1. Persévérance.
En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50
La persévérance des herbes contre l'asphalte! |
Le Chant est de forme A-B-A. La mélodie grégorienne, rythmée par mes soins, est ponctuée de notes éparses dans divers registres de l’instrument, pour en souligner l’intensité intériorisée. La section centrale est un peu plus rapide, sous la forme d’une psalmodie. À la reprise de la grande mélodie s’ajoutent des notes aigues «comme des étoiles», elles aussi éparses. Le piano résonne donc sur tout son ambitus. Si pour l’auditeur l’effet est méditatif, c’est un peu acrobatique pour le pianiste qui dont les mains s’enjambent très souvent : du pur plaisir à jouer! Le Chant se termine avec la quinte La-Mi : toutes les pièces dans les modes de Ré et dans les modes de Fa feront ainsi.
Terres et ciels. Extrait de 1) Persévérance. Chant avec notes aigues «comme des étoiles» (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Et l'Arbre vit malgré ses blessures... Gabriel Lory (1784-1846) |
Le Chant est plus affirmé, comme une résolution : la résilience. Il exploite l’extraordinaire irrégularité rythmique des mélodies grégoriennes qui alternent les groupes binaires et ternaires. Il n’y a que deux doubles-pièces dans Terres et ciels pour lesquelles j’ai mesuré la musique, dont ce Chant, non pas parce que ces sections sont régulières mais, au contraire, parce qu’elles sont tellement irrégulières que, sans mesures, elles seraient trop difficiles à jouer. Les mesures changent constamment et sont plutôt inusitées. En passant, les choristes de mon chœur Grégoria ne le savent pas, mais ils chantent des rythmes semblables, et sans trop de difficulté! Ce Chant comporte quelques explosions sonores et, pour l’une des rares fois du cycle, il fait entendre quelques accords – en fait, toujours le même accord Ré-Fa-La-Do qui se résout sur la quinte Mi-Si.
Cette
double-pièce est vraiment une action de grâces! C’est la «pièce tendre» du
Premier Cercle. Sur la note Do aigue qui tinte comme une cloche, la main gauche
joue une mélodie qui me semble d’esprit celtique – après tout, une partie de ma
famille est irlandaise. Suit une section plus volubile avec des arabesques
monodiques. Un Si bémol signale le retour de la mélodie initiale, ornementée de
mordants (petites notes). Malgré le tempo lent, je crois que ce Prélude
pourrait très bien se danser!
Le Chant est d’une sérénité totale, très lent, très doux (dynamique piano maintenue du début à la fin). Il s'agit d'un «traitement paradoxal» puisque la mélodie grégorienne est ici celle d'un Gloria, prière que l'on met habituellement en musique de manière éclatante. Un cycle harmonique ponctue la mélodie et il revient sans cesse peu importe où en est cette mélodie, ce qui crée quelques jolies harmonies plus ou moins inattendues. Je signale que les deux modes de Fa (authente et plagal) sont les modes grégoriens qui semblent le plus proche de la musique tonale, mis à part la mobilité de la note Si (qui peut y être tantôt naturel et tantôt bémol). Cette proximité avec la musique tonale est assez marquée dans la célèbre Missa de Angelis grégorienne (la Messe des Anges) dont provient le présent Chant.
Le Chant est d’une sérénité totale, très lent, très doux (dynamique piano maintenue du début à la fin). Il s'agit d'un «traitement paradoxal» puisque la mélodie grégorienne est ici celle d'un Gloria, prière que l'on met habituellement en musique de manière éclatante. Un cycle harmonique ponctue la mélodie et il revient sans cesse peu importe où en est cette mélodie, ce qui crée quelques jolies harmonies plus ou moins inattendues. Je signale que les deux modes de Fa (authente et plagal) sont les modes grégoriens qui semblent le plus proche de la musique tonale, mis à part la mobilité de la note Si (qui peut y être tantôt naturel et tantôt bémol). Cette proximité avec la musique tonale est assez marquée dans la célèbre Missa de Angelis grégorienne (la Messe des Anges) dont provient le présent Chant.
Les
deux modes de Sol (authente et plagal) utilisent peu la note Si, et mettent
plutôt l’accent sur La et Do : contrairement aux modes de Fa, les modes de
Sol ne sonnent pas proches d’une tonalité majeure. Le Prélude s’ouvre sur une
courte mélodie joyeuse qui mène à des carillons semi-improvisés : la durée
de ces carillons est donnée en secondes. Bien qu’il fasse entendre l’accord
Ré-Fa-La-Do (comme dans le Chant de Résilience), ce Prélude est essentiellement
fondé sur des harmonies de quintes redoublées comme, par exemple, Ré-La-Mi et
Sol-Ré-La du deuxième système. Le Prélude se termine avec une version vive de
la mélodie initiale et des carillons exubérants «un peu fous».
Le Chant se fonde sur une hymne (en Grégorien, hymne est un mot féminin). À l’origine, les hymnes sont des chants d’assemblée et non de monastères, d’où des mélodies plus simples et «accrocheuses». Cette mélodie est répétée sur des strophes de texte différent. J’ai utilisé six strophes d’une hymne pascale peu connue. J’ai regroupé ces strophes par paires. Entre les strophes 1-2 et 3-4, de même qu’entre les strophes 3-4 et 5-6, j’ai intercalé un «trope» (un «commentaire) qui développe en arabesques vives les harmonies de quintes redoublées du Prélude.
Le Chant se fonde sur une hymne (en Grégorien, hymne est un mot féminin). À l’origine, les hymnes sont des chants d’assemblée et non de monastères, d’où des mélodies plus simples et «accrocheuses». Cette mélodie est répétée sur des strophes de texte différent. J’ai utilisé six strophes d’une hymne pascale peu connue. J’ai regroupé ces strophes par paires. Entre les strophes 1-2 et 3-4, de même qu’entre les strophes 3-4 et 5-6, j’ai intercalé un «trope» (un «commentaire) qui développe en arabesques vives les harmonies de quintes redoublées du Prélude.
Terres et ciels. Extrait de 4) Confiance. Le début des carillons semi-improvisés du Prélude. (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
La pénitente. Pietro Rotari, c. 1750 |
Le Prélude fait entendre quatre phrases mélodiques dénudées : à la première et à la troisième répondent deux accords consolateurs; à la deuxième et à la quatrième, une musique atomisée où les notes éparses sont enveloppées de silence (et de résonance). Que les oreilles ne s’y trompent pas : il n’y aucune reprise textuelle dans ce Prélude minimaliste.
Le Chant fait entendre les trois strophes d’un Agnus Dei dans le registre grave soutenues par des notes plus profondes encore. La première et la troisième strophes se font répondre par trois accords consolateurs (ajout d’un accord par rapport au Prélude); la seconde strophe mène à la musique atomisée. Là encore et contrairement aux apparences, il n’y a aucune répétition textuelle : dans une musique aussi sobre, une légère variante peut prendre des proportions sonores déstabilisantes…
Le repentir n’est guère populaire aujourd’hui où l’on cherche plutôt à se justifier, à se déculpabiliser en culpabilisant autrui à outrance. Cette pièce peut donc être considérée comme un geste purificateur : le repentir est le vif regret d’une faute accompagnée d’un désir sincère de réparation.
Terres et ciels. Extrait de 5) Repentir. La plus dépouillée des doubles-pièces du cycle. (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Le père qui pardonne à son fils prodigue. Par Rembrandt, 1668. |
Le Prélude de Miséricorde reprend la répétition de la note Mi et les deux accords de Résilience (double-pièce #2, dans l’autre mode de Mi), mais sans ambiguïté maintenant : le présent Prélude se déroule presque entièrement en forte et en fortissimo, avec des martèlements quasi obsessifs de la note Mi (que j’ai toujours associé à la tension et à l’angoisse, je ne sais pourquoi), un halètement qui ne cesse jamais et de vives cascades en triples-croches et même en quadruples-croches!
Le Chant utilise une hymne (comme la double-pièce #4). La première strophe est à nu : je la fais progressivement monter de registre, à chaque phrase. Les trois strophes suivantes ornent la mélodie hymnique avec des notes graves isolées, des «ornements fusées» en quintolets, trois accords (les mêmes que ceux de la double-pièce précédente)… Un rappel des cascades du Prélude mène à une quatrième strophe hymnique atomisée et suspendue. Une montée vive suivie d’accords débouche sur une sixième strophe à nu comme au début mais posée sur un seul registre : serait-ce la miséricorde obtenue après tant d’angoisse?
Terres et ciels. Extrait du Prélude de 6) Miséricorde. La double-pièce la plus agitée du cycle, avec son martèlement de la note Mi. . (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Fête de graduation, US Navy (Domaine public) |
La conclusion du Prélude abaisse le tempo pour faire transition vers le Chant. Celui-ci est plus intérieur, mais tout autant irrégulier de rythme – c’est la deuxième et dernière fois du cycle où j’ai mesuré la musique pour plus de commodité. Des cloches de quintes s’intercalent ici et là; vers la fin, ce sont des «fausses quintes» qui sonnent davantage comme de vraies cloches d’église. Dois-je confier aimer particulièrement la conclusion de ce chant qui récapitule les «fausses quintes» et se termine avec un Mi très aigu forte sur une quinte douce dans le registre moyen? (Cet effet s’était déjà glissé dans la double-pièce précédente…).
Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Une amplification du «swing grégorien» avec ses alternances de groupes binaires et ternaires! (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Terres et ciels. Extrait de 7) Allégresse. Le Chant se termine avec une succession de «fausses quintes» qui sonnent comme des cloches. Les toutes dernières notes sont F à la main droite et MP à la main gauche. (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Photo de Jon Sullivan. Domaine public. |
Le Prélude joue sur ces éléments et fait entendre une mélodie qui reviendra plus tard.
Le Chant met en dialogue le rythme libre de la mélodie grégorienne avec de courtes sections en rythme mesuré, surtout ternaire (je devais les mesurer pour bien signaler ce ternaire, sinon cela aurait risqué d’être ambigu…). Une clausule plus volubile (et rappelant à nouveau la double-pièce #4) débouche sur des notes atomisées de la série harmonique.
Suit alors un Postlude, qui est à la fois la conclusion de cette double-pièce et du cycle. Ce Postlude fait entendre la voix : je demande à l’interprète de chanter, de fredonner une mélodie sans texte. Paradoxalement, il ne s’agit pas d’une mélodie grégorienne mais de celle, inventée, du Prélude, comme si le chant se transvasait depuis les mélodies grégoriennes vers de nouvelles mélodies. Ce geste s’est imposé de lui-même, comme une évidence musicale et spirituelle – une évidence que je ne pourrais toutefois pas «expliquer» en mots.
Terres et ciels. Extrait de 8) Espérance. La mélodie du Prélude semble s'ancrer sur la note La: dans les deux modes de Sol du Grégorien, la note La est plus importante que Si, la tierce (c) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Sources des illustrations: Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)