Première partie :
Dans mon atelier.
1. Le
monde est grand
Toile d'Henriette Ronner-Knip, 1897. |
Le
monde est grand!
Côté composition, l’année 2023 fut occupée en bonne partie par l’écriture d’un cycle pour piano solo : Terres et ciels. La partition manuscrite fait 32 pages de grand format. Si on faisait du manuscrit une murale, celle-ci ferait 56 X 88 pouces, ou 142 X 224 cm. Beaucoup de travail! Il s’agit de ma plus vaste œuvre instrumentale à ce jour : 60 minutes, contre 45 à 50 minutes pour Une Messe pour le Vent qui souffle (pour orgue). «Une pièce d’une heure! Tu exagères, Antoine!». Mais que représente une heure à l’échelle d’une vie? Le temps d’une respiration, à peine plus.
Une partition de 32 pages grand format, ce qui donnerait une murale de 56 X 88 pouces, ou 142 X 224 cm. J'ai souvent pensé vendre des pages de mes manuscrits encadrées comme des œuvres d'art visuel. |
Alors, voici donc 60 minutes de musique qui est une expérience d’élargissement, une cure de désintoxication!
Dans
cet article, je vous partage un peu des réflexions qui ont mené à la
composition de cette pièce; un autre article donnera un survol plus précis des
huit doubles-pièces.
Synthèse
poétique
Femme jouant du santur. Gravure d'Ahmad, 1830. |
Car j’aime bien le piano : c’est l’instrument qui possède la plus grande capacité de résonance, et il s’agit là d’un aspect important de ma musique. La pédale permet de créer des halos harmoniques incroyables qui font autant partie de la musique que les notes elles-mêmes. C’est du moins le cas pour ce que j’écris pour le piano. Dans l’ensemble, l’écriture pianistique de Terres et ciels n’appartient pas à l’esthétique du piano romantique, post-romantique ou moderne. D’ailleurs, en général, mon écriture pour piano est plutôt dépouillée et davantage «classique» que «romantique». Ici, elle est comme une transposition contemporaine des techniques de jeu du psaltérion, un instrument médiéval dont les cordes sont soit pincées par les doigts, soit frappées par de petits maillets tenus par l’instrumentiste. On retrouve cela pour le santur iranien ou le cymbalum d’Europe de l’Est, tous des instruments à cordes frappées comme l’est le piano malgré l’intermédiaire d’un clavier dans son cas. Le piano est donc ici un immense psaltérion.
L'idée de sertir les mélodies grégoriennes comme on sertit une pierre en joaillerie. |
C’est
de ce jeu qu’est née, il y a déjà quelques années, l’idée du présent cycle
pianistique. Au départ, mon idée constituait à sertir des mélodies grégoriennes
dans un environnement organique, à la manière d’un joaillier qui sertit une
pierre précieuse sur une bague et un peu à la manière de ce que le compositeur
hongrois Béla Bartók faisait avec des chansons traditionnelles. Mais très
rapidement est venue l’idée d’adjoindre un Prélude à chaque Chant, de même que
la conception d’ensemble en huit parties.
Terres et ciels constitue donc «traité poétique» de mon expérience avec cette
musique que j’admire.
Faux
départ et achèvement
J’ai
amorcé le travail en juin 2023, avec le Chant #1. Puis, j’ai écrit le Prélude
#1, le Prélude #2, et j’ai commencé le Chant #2… Et zut, je n’aimais pas! Trop
de figures arpégées, trop d’accords, trop trop trop. Savoir renoncer. Et
recommencer au besoin. De ce premier travail, je n’ai conservé que le Chant #1
et je récupérerai quelques fragments du reste. Puis, les choses ont débloqué. Une
fois sur le bon chemin, les vannes se sont ouvertes toutes grandes, à tel point
qu’à ma très grande surprise, la partition manuscrite était terminée au début
de septembre. Une heure de musique composée en peu de temps, un exploit pour
moi qui travaille posément.
Esquisse pour le Prélude #6, Terres et ciels (C) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Ce faux-départ m'a fait réfléchir à la manière avec laquelle les compositeurs traitent les mélodies grégoriennes.
Chacune
des huit doubles-pièces se divise donc en deux parties enchaînées :
A. Prélude.
Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du
mode.
B. Chant.
Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte
d’«arrangement» - comme dit précédemment, il s’agit de sertissage, de relecture
poétique.
Dans Terres et ciels, chacune des huit doubles-pièces est composée dans l’un des huit modes médiévaux utilisés dans le chant grégorien. Chacun des modes est une Terre. Dans cette œuvre, il y a donc huit Terres, huit planètes. Un exo système solaire!
Chaque mode possède une note principale
(«tonique») et une teneure («dominante» qui n’est pas nécessairement à la
quinte). Mais ils ne sont pas des «gammes» au sens moderne : ce sont des
ensembles de motifs caractéristiques, de tournures mélodiques, de couleurs
sonores. C’est une erreur que de réduire un mode grégorien à une gamme et de
lui plaquer de manière anachronique des concepts propres à la musique tonale.
Par exemple, la note Si n’a qu’une importance secondaire dans le mode de Sol
authente, alors que les notes La et Do y sont bien plus importantes.
Les
huit modes utilisent les mêmes huit sons dont un seul est mobile (bémol ou
bécarre) : La, Si bémol, Si naturel, Do, Ré, Mi, Fa, Sol. Il existe deux
modes de Ré, deux modes de Mi, deux modes de Fa et deux modes de Sol. Le
premier mode de Ré est dit «authente» parce que ses mélodies-types ont tendance
à se déployer davantage vers l’aigu que celles du deuxième mode de Ré dit
«plagal». De même pour les notes Mi, Fa et Sol – il n’y a pas de mode de La, de
Si ou de Do en Grégorien.
Terres et ciels utilise exclusivement les huit sons grégoriens (donc pas de Fa dièse, ni de La bémol!). Aucune transposition, aucune modulation, aucun chromatisme!
Si l'interprète désire mettre en valeur cette modalité, le piano peut être accordé selon un tempérament médiéval avec des demi-tons inégaux, plutôt que selon le tempérament égal moderne.
Chacune
des huit pièces-doubles est entièrement composée sur un seul mode. Elles sont
regroupées en deux Cercles :
Premier
Cercle
1. Persévérance.
En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50
2. Résilience.
En Mi plagal (Mode IV). Durée : c. 5’
3. Gratitude.
En Fa authente (Mode V). Durée : c. 9’30
4. Confiance.
En Sol plagal (Mode VIII). Durée : c. 9’20
[Durée du Premier Cercle :
c. 31’40]
Deuxième
Cercle :
5. Repentir.
En Ré plagal (Mode II). Durée : c. 6’20
6. Miséricorde.
En Mi authente (Mode III). Durée : c. 8’45
7. Allégresse.
En Fa plagal (Mode VI). Durée : c. 4’40
8. Espérance.
En Sol authente (Mode VII). Durée : c. 8’25
[Durée du Deuxième
Cercle : c. 28’10]
Il
y a certains liens musicaux entre les pièces basées sur la même note modale,
soit les pièces 1 et 5, 2 et 6, 3 et 7, 4 et 8. Ces liens créent la grande
forme de l’œuvre en deux cercles.
Début de Terres et ciels. Manuscrit final. Mon «style psaltérion» combiné avec la tendance à la monodie. (C) 2023 Antoine Ouellette SOCAN |
Par contre, Terres et ciels exploite l’harmonie par résonance: le dôme harmonique de chaque mode (de chaque Terre) en constitue son ciel.
Le chant grégorien a été créé pour des églises de pierres, soit des lieux à l’acoustique très réverbérante : cette réverbération prolongée accompagne et harmonise la mélodie, sans que l’ajout d’un instrument de musique ne soit nécessaire. Dans Terres et ciels, la pédale du piano tient lieu de la réverbération. Les indications de pédale sont inhabituelles (la pédale est souvent longuement tenue; quelques fois pour la durée d’une pièce entière) mais elles sont essentielles. Le relief de cette musique s’obtient par le toucher, les phrasés et les attaques. La sonorité de l’œuvre est immersive, et l’interprète doit composer avec cette harmonie par résonance. Il arrive qu’un passage doux succède à un passage fort alors que la pédale doit être conservée : le début du passage doux est alors noyé dans la résonance dont il émerge peu à peu. De tels fondus-enchaînés sont conçus et voulus ainsi : l’interprète ne doit pas craindre cela, bien au contraire!
Il m'a fallu du temps pour me fixer sur le titre de l'œuvre complète. Après que ma copiste ait terminé l'édition de la partition, je n'aimais plus le titre provisoire que je lui avais donné. Il ne me semblait pas communiquer grand-chose de l'œuvre. Alors, j'ai dû revoir la question et j'ai même demandé des suggestions à quelques amies! J'ai finalement arrêté mon choix sur Terres et ciels. Le «et» annonce des pièces-doubles, et le chiffre 2 a une importance structurelle: pièces en deux parties, deux cercles, chaque cercle comptant 2 X 2 pièces-doubles, etc. Et surtout, il y a des Terres et des ciels ici.
À SUIVRE LE MOIS PROCHAIN: «DANS LA PARTITION»
Sources des illustrations: