MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



jeudi 1 février 2024

TERRES ET CIELS. POUR PIANO (Opus 64). Partie 1

Terres et ciels 
[pour mes amis anglophones, le titre anglais serait Earths and skies, plutôt que celui proposé par Google Traduction]
Pèlerinage en huit doubles-pièces dans les huit modes grégoriens
Pour piano solo
Opus 64

Durée totale : c.60 minutes.

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne :
2150 rue Crescent, Montréal (Québec) H3G 2B8
Téléphone: 514-866-3477
Atelier pour les partitions:  atelier@cmccanada.org
 

Première partie : 

Dans mon atelier.

1. Le monde est grand

2. Synthèse poétique
3. Faux départ et achèvement
4. Terres: les modes
5. Ciels: les dômes harmoniques

 

Toile d'Henriette Ronner-Knip, 1897.

Le monde est grand!

Côté composition, l’année 2023 fut occupée en bonne partie par l’écriture d’un cycle pour piano solo : Terres et cielsLa partition manuscrite fait 32 pages de grand format. Si on faisait du manuscrit une murale, celle-ci ferait 56 X 88 pouces, ou 142 X 224 cm. Beaucoup de travail! Il s’agit de ma plus vaste œuvre instrumentale à ce jour : 60 minutes, contre 45 à 50 minutes pour Une Messe pour le Vent qui souffle (pour orgue). «Une pièce d’une heure! Tu exagères, Antoine!». Mais que représente une heure à l’échelle d’une vie? Le temps d’une respiration, à peine plus.

Cependant, ce cycle pianistique est en huit «doubles-pièces» (Prélude et Chant) : il est possible d’en jouer une ou deux. La plus longue de ces doubles-pièces dure 9 minutes 30 (quand même raisonnable, non?), la plus courte fait 4 minutes 40 (très raisonnable, là!). Si l'on sépare les deux parties des pièces-doubles, Terres et ciels est constitué de 16 morceaux: le premier Prélude fait 2 minutes 10, le septième Chant dure 2 minutes. Autrement dit, Terres et ciels se présente comme une mosaïque: une forme longue constituée de courts moments. Il y avait longtemps que je n'avais pas fait ainsi. 

Une partition de 32 pages grand format,
ce qui donnerait une murale de 56 X 88 pouces, ou 142 X 224 cm.
J'ai souvent pensé vendre des pages de mes manuscrits 
encadrées comme des œuvres d'art visuel.


Ma musique se situe dans un autre temps. Mes premières compositions déjà alors que je peinais à leur mettre des barres de mesure – c’était avant que je découvre qu’on peut souvent se passer de ces barres. Du coup, ma musique propose une expérience dans un temps autre… Ce n’est pas que ma musique manque de rythme – ses rythmes sont variés : c’est que notre notion du rythme s’est ratatinée au «beat» et à la pulsation binaire. Et notre capacité de concentration s’est volatilisée tant nous sommes devenus impatients de ne pas avoir immédiatement tout ce que nous désirons… Comme me l’a dit un technicien informatique : «À l’ordinateur, si j’attends une seconde, j’ai l’impression de perdre tout mon temps!». Ah oui, nous sommes des humains un peu ratatinés.

Alors, voici donc 60 minutes de musique qui est une expérience d’élargissement, une cure de désintoxication!

Dans cet article, je vous partage un peu des réflexions qui ont mené à la composition de cette pièce; un autre article donnera un survol plus précis des huit doubles-pièces.

 

Synthèse poétique

Femme jouant du santur.
Gravure d'Ahmad, 1830.


Je n’avais pas composé pour piano solo depuis… euh… depuis vingt ans. Il est vrai que ce n’est pas mon instrument, mais je sentais lui devoir une nouvelle œuvre, et même lui payer la traite.

Car j’aime bien le piano : c’est l’instrument qui possède la plus grande capacité de résonance, et il s’agit là d’un aspect important de ma musique. La pédale permet de créer des halos harmoniques incroyables qui font autant partie de la musique que les notes elles-mêmes. C’est du moins le cas pour ce que j’écris pour le piano. Dans l’ensemble, l’écriture pianistique de Terres et ciels n’appartient pas à l’esthétique du piano romantique, post-romantique ou moderne. D’ailleurs, en général, mon écriture pour piano est plutôt dépouillée et davantage «classique» que «romantique». Ici, elle est comme une transposition contemporaine des techniques de jeu du psaltérion, un instrument médiéval dont les cordes sont soit pincées par les doigts, soit frappées par de petits maillets tenus par l’instrumentiste. On retrouve cela pour le santur iranien ou le cymbalum d’Europe de l’Est, tous des instruments à cordes frappées comme l’est le piano malgré l’intermédiaire d’un clavier dans son cas. Le piano est donc ici un immense psaltérion. 

L'idée de sertir les mélodies grégoriennes
comme on sertit une pierre en joaillerie.


Il y avait aussi longtemps que je désirais faire la synthèse de mes connaissances à propos du chant grégorien que je dirige depuis plusieurs années. Écrire un livre me semblait sec – vous trouverez par contre quelques articles sur mon site au sujet du chant grégorien. Alors, j’ai opté pour une «synthèse poétique», au sens grec du terme : une synthèse par la création. Depuis des années, quand je prépare une répétition pour mon chœur, je joue une mélodie grégorienne au piano, en tenant la pédale afin de faire vivre la résonance; je m’amuse des fois à accompagner la mélodie de notes graves comme dans le chant byzantin, de notes aigues comme des étoiles, de quelques accords rares…

C’est de ce jeu qu’est née, il y a déjà quelques années, l’idée du présent cycle pianistique. Au départ, mon idée constituait à sertir des mélodies grégoriennes dans un environnement organique, à la manière d’un joaillier qui sertit une pierre précieuse sur une bague et un peu à la manière de ce que le compositeur hongrois Béla Bartók faisait avec des chansons traditionnelles. Mais très rapidement est venue l’idée d’adjoindre un Prélude à chaque Chant, de même que la conception d’ensemble en huit parties.

Terres et ciels constitue donc «traité poétique» de mon expérience avec cette musique que j’admire.

 

Faux départ et achèvement


J’ai amorcé le travail en juin 2023, avec le
Chant #1. Puis, j’ai écrit le Prélude #1, le Prélude #2, et j’ai commencé le Chant #2… Et zut, je n’aimais pas! Trop de figures arpégées, trop d’accords, trop trop trop. Savoir renoncer. Et recommencer au besoin. De ce premier travail, je n’ai conservé que le Chant #1 et je récupérerai quelques fragments du reste. Puis, les choses ont débloqué. Une fois sur le bon chemin, les vannes se sont ouvertes toutes grandes, à tel point qu’à ma très grande surprise, la partition manuscrite était terminée au début de septembre. Une heure de musique composée en peu de temps, un exploit pour moi qui travaille posément.



Esquisse pour le Prélude #6, Terres et ciels
(C) 2023 Antoine Ouellette SOCAN

Ce faux-départ m'a fait réfléchir à la manière avec laquelle les compositeurs traitent les mélodies grégoriennes. 
Le rythme grégorien est léger, souple, alternant binaire et ternaire hors de mesures. Mais souvent, on l'égalise, l'alourdi et l'oblige à respecter des mesures régulières. 
Le chant grégorien est pure mélodie, c'est-à-dire de la monodie. Mais souvent, on lui colle du contrepoint, des canons, des fugues. Il parait que cela fait plus «musique sacrée», mais le Grégorien exprime génialement le sacré sans aucun contrepoint! 
Le chant grégorien est conçu pour être chanté sans accompagnement dans des lieux dotés d'une longue réverbération. Mais souvent, on le dote d'accompagnements d'orgue. J'ai même entendu des versions avec accompagnement de synthétiseurs et de batterie!  
Le chant grégorien est modal. Mais souvent, on lui impose la tonalité avec des accords venus de la musique tonale. 

Dès le départ, il m'était clair que Terres et ciels partirait du chant grégorien lui-même, de ses caractéristiques propres - qui comme par un heureux adonc trouvent écho dans ma musique depuis avant même que je n'aie fait connaissance avec le Grégorien. 
Du coup, Terres et ciels...
- Utilisera un rythme souple, non mesuré (sauf rares exceptions pour des raisons pratiques);
- Tendra vers la monodie et donnera peu de place au contrepoint, du moins au contrepoint traditionnel;
- Emploiera la résonance du piano, avec sa pédale forte, afin de recréer l'environnement acoustique naturel du Grégorien;
- Sera modale et non tonale, et les accords y seront utilisés avec parcimonie. 

Telles sont les «règles du jeu» que je me suis fixé en cette œuvre.

 Terres: les modes

Chacune des huit doubles-pièces se divise donc en deux parties enchaînées :

A. Prélude. Il est proche de l’improvisation et joue sur des éléments caractéristiques du mode.

B. Chant. Il se base sur une mélodie grégorienne de même mode, sans en être une sorte d’«arrangement» - comme dit précédemment, il s’agit de sertissage, de relecture poétique.

Le Prélude partage donc le même mode que le Chant. Mais Prélude et Chant tissent entre eux des liens divers selon la pièce. La mélodie du Chant n’est toutefois pas annoncée par son Prélude, mais il arrive que Prélude et Chant soient interconnectés au point où le Chant semble la prolongation du Prélude (Pièce #5). Quelques fois, le Chant prolonge et développe l’atmosphère installée par le Prélude. D’autres fois, le Chant est la réponse à l’énigme posée par son Prélude…, mais le Chant peut aussi répondre par une nouvelle énigme à son Prélude! Ce sont là comme des jeux de miroirs et il arrive que le miroir soit déformant…

Dans Terres et ciels, chacune des huit doubles-pièces est composée dans l’un des huit modes médiévaux utilisés dans le chant grégorien. Chacun des modes est une Terre. Dans cette œuvre, il y a donc huit Terres, huit planètes. Un exo système solaire! 

Chaque mode possède une note principale («tonique») et une teneure («dominante» qui n’est pas nécessairement à la quinte). Mais ils ne sont pas des «gammes» au sens moderne : ce sont des ensembles de motifs caractéristiques, de tournures mélodiques, de couleurs sonores. C’est une erreur que de réduire un mode grégorien à une gamme et de lui plaquer de manière anachronique des concepts propres à la musique tonale. Par exemple, la note Si n’a qu’une importance secondaire dans le mode de Sol authente, alors que les notes La et Do y sont bien plus importantes.

Les huit modes utilisent les mêmes huit sons dont un seul est mobile (bémol ou bécarre) : La, Si bémol, Si naturel, Do, Ré, Mi, Fa, Sol. Il existe deux modes de Ré, deux modes de Mi, deux modes de Fa et deux modes de Sol. Le premier mode de Ré est dit «authente» parce que ses mélodies-types ont tendance à se déployer davantage vers l’aigu que celles du deuxième mode de Ré dit «plagal». De même pour les notes Mi, Fa et Sol – il n’y a pas de mode de La, de Si ou de Do en Grégorien.

Terres et ciels utilise exclusivement les huit sons grégoriens (donc pas de Fa dièse, ni de La bémol!). Aucune transposition, aucune modulation, aucun chromatisme!

Si l'interprète désire mettre en valeur cette modalité, le piano peut être accordé selon un tempérament médiéval avec des demi-tons inégaux, plutôt que selon le tempérament égal moderne. 

Chacune des huit pièces-doubles est entièrement composée sur un seul mode. Elles sont regroupées en deux Cercles :

Premier Cercle

1.      Persévérance. En Ré authente (Mode I). Durée : c. 7’50

2.      Résilience. En Mi plagal (Mode IV). Durée : c. 5’

3.      Gratitude. En Fa authente (Mode V). Durée : c. 9’30

4.      Confiance. En Sol plagal (Mode VIII). Durée : c. 9’20


[Durée du Premier Cercle : c. 31’40]

 

Deuxième Cercle :

5.      Repentir. En Ré plagal (Mode II). Durée : c. 6’20

6.      Miséricorde. En Mi authente (Mode III). Durée : c. 8’45

7.      Allégresse. En Fa plagal (Mode VI). Durée : c. 4’40

8.      Espérance. En Sol authente (Mode VII). Durée : c. 8’25


[Durée du Deuxième Cercle : c. 28’10]

 

Il y a certains liens musicaux entre les pièces basées sur la même note modale, soit les pièces 1 et 5, 2 et 6, 3 et 7, 4 et 8. Ces liens créent la grande forme de l’œuvre en deux cercles.


Début de Terres et ciels. Manuscrit final.
Mon «style psaltérion» combiné avec la tendance à la monodie.
(C) 2023 Antoine Ouellette SOCAN

J’ai évité que se suivent ayant la même note modale; j’ai aussi alterné les modes authentes et les modes plagaux (à l’exception des pièces #4 et #5 : je tenais à ouvrir et à terminer le cycle par une pièce en un mode authente).
Le titre dont j’ai doté chaque pièce est, des fois, très clair dans la musique mais, d’autres fois et bien qu’il soit alors pertinent pour moi, il est énigmatique. Je ne donne pas toutes les réponses – je ne les ai d’ailleurs pas toutes, du moins en mots…

Étant donné la durée de l’œuvre complète, je permets de ne jouer qu’une double-pièce ou qu’un des deux Cercles. Mais l’ensemble est aussi conçu comme un tout montrant une progression sonore, musicale et spirituelle.
Dans Terres et ciels, les mélodies grégoriennes sont dépouillées de leurs paroles. Ainsi, l’œuvre n’est ni religieuse ni confessionnelle : elle se base sur la spiritualité sonore du grégorien et de ses modes. Une spiritualité musicale, une spiritualité des sons, des rythmes, des résonances.

 
Ciels: les dômes harmoniques

Par contre, Terres et ciels exploite l’harmonie par résonance: le dôme harmonique de chaque mode (de chaque Terre) en constitue son ciel. 

Le chant grégorien a été créé pour des églises de pierres, soit des lieux à l’acoustique très réverbérante : cette réverbération prolongée accompagne et harmonise la mélodie, sans que l’ajout d’un instrument de musique ne soit nécessaire. Dans Terres et ciels, la pédale du piano tient lieu de la réverbération. Les indications de pédale sont inhabituelles (la pédale est souvent longuement tenue; quelques fois pour la durée d’une pièce entière) mais elles sont essentielles. Le relief de cette musique s’obtient par le toucher, les phrasés et les attaques. La sonorité de l’œuvre est immersive, et l’interprète doit composer avec cette harmonie par résonance. Il arrive qu’un passage doux succède à un passage fort alors que la pédale doit être conservée : le début du passage doux est alors noyé dans la résonance dont il émerge peu à peu. De tels fondus-enchaînés sont conçus et voulus ainsi : l’interprète ne doit pas craindre cela, bien au contraire!

Il m'a fallu du temps pour me fixer sur le titre de l'œuvre complète. Après que ma copiste ait terminé l'édition de la partition, je n'aimais plus le titre provisoire que je lui avais donné. Il ne me semblait pas communiquer grand-chose de l'œuvre. Alors, j'ai dû revoir la question et j'ai même demandé des suggestions à quelques amies! J'ai finalement arrêté mon choix sur Terres et ciels. Le «et» annonce des pièces-doubles, et le chiffre 2 a une importance structurelle: pièces en deux parties, deux cercles, chaque cercle comptant 2 X 2 pièces-doubles, etc. Et surtout, il y a des Terres et des ciels ici. 


À SUIVRE LE MOIS PROCHAIN: «DANS LA PARTITION»

Sources des illustrations: 

Collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US)