MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 février 2016

LE PROJET HAYDN (5). LA PÉRIODE ROSE

Cet article est le cinquième d’une série dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue:
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve :

 
5. PÉRIODE ROSE (1773 à 1784) / Première partie

Un peu de tricherie
Après les Périodes bleue et mauve, voici la Période rose de Haydn – c’est moi qui propose ces surnoms colorés (que je pique à Picasso!). Après l’importance du mode mineur de la période précédente, voici une nouvelle période placée sous le signe de la comédie. D’une certaine manière, Haydn renoue avec l’aspect ludique de la Période bleue, mais cette fois dans des formes plus étendues (quoique toujours concises : Haydn n’est pas un musicien qui aime s’épancher longuement…). Ce qui caractérise cette période en premier lieu est l’importance du théâtre. Son patron et ami Nicolas Esterhazy s’est pris d’un enthousiasme illimité pour l’opéra. Il a donc demandé à Haydn de monter et diriger des opéras, et aussi d’en composer.

La Période rose est autant négligée que la Période bleue, et bien des commentateurs qui en discutent ne semblent seulement pas avoir écouté sa musique. Selon plusieurs, c’est une période peu intéressante où le talent de Haydn aurait quelque peu «régressé». Hum. Un critique américain commentant un disque regroupant des symphonies de Haydn de cette période s’étonnait : il s’attendait à écouter des œuvres moyennes, puisque c’est ce que l’on en dit partout, mais à sa grande surprise, il les a adoré en ajoutant : «Je ne vois vraiment pas en quoi ces symphonies seraient moins réussies que les précédentes [Période mauve] et les suivantes». Et il a parfaitement raison. Pour moi, au contraire, les symphonies de cette période comptent parmi les meilleures de Haydn! Certainement les plus subtiles : Haydn a composé là ses plus beaux mouvements lents et a trouvé des «couleurs pastels» d’un raffinement qui m’évoque souvent un Maurice Ravel égaré au XVIIIe siècle. J’y reviendrai mais, d’une manière générale, cette Période rose est si riche que je suis dans l’obligation de lui consacrer deux articles, celui-ci (surtout consacré à la musique instrumentale) et un autre le printemps prochain (consacré à la musique vocale).  

Que retrouve-t-on comme œuvres dans cette période? Voici en gros, outre les opéras :
Deux messes : Messe de saint Jean de Dieu (dite aussi Petite Messe avec orgue) et Messe de Mariazell

Les Sonates pour piano #34 à 57 (cette dernière n'est pas considérée comme authentique sous cette forme)

Les six Trios pour flûte, violon et violoncelle «opus 38 (ou 100)»

Les six Quatuors à cordes opus 33

Le célèbre Concerto pour piano en ré (avec le finale à la tzigane), et le non moins célèbre Deuxième Concerto pour violoncelle (ré majeur)

Les Symphonies #53, 61-63, 70-71, 73-81

Les 7 Octuors avec baryton
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INTERLUDE MUSICAL 1. Symphonie #67 en fa majeur. Orchestre du Gewandhaus de Leipzig. Direction : Herbert Blomstedt https://www.youtube.com/watch?v=pY1_BBtgk2c (PS. Malgré le #66 écrit, il s’agit bien de la 67e!). Voici l’une des plus longues symphonies de Haydn avec ses 30 minutes. Ne vous fiez pas à son allure nonchalante et sans trompettes ni timbales : c’est une pièce très originale et d’une subtilité extrême. Quelques faits saillants. Premier mouvement : début doux, la mélodie est accompagnée par les cordes pincées (pizzicato) – à ma connaissance, c’est la seule symphonie classique qui commence ainsi. Deuxième mouvement : mi-délicat avec des moments poétiques, mi-fantastique avec ses curieuses fanfares qui interrompent le déroulement. À la toute fin, les musiciens doivent frapper les cordes de leur instrument avec le bois de l’archet (col legno) : cet effet est extrêmement rare dans la musique du 18e siècle. Troisième mouvement, Menuet : dans la section centrale, il n’y a que deux violons solistes qui jouent et avec sourdine (autre effet plutôt rare à l’époque, bien que Haydn l’ait demandé à un bon nombre de reprises) – la corde grave du second violon est abaissée de sol à fa. Ce passage est extrêmement délicat et d’une sonorité inhabituelle quelque peu fantomatique. Finale : un Allegro vif qui s’interrompt soudainement pour faire place à un mouvement lent longuement développé. Le tempo est plus lent que celui du deuxième mouvement, plus chantant et soutenu aussi. On y entend des cordes solistes et une magnifique utilisation des vents, avant le retour de l’Allegro. Mais la symphonie ne se termine pas avec fracas, plutôt sur la pointe des pieds – chose rare encore une fois à l’époque, surtout dans une symphonie. 
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Cor naturel
À nouveau, je me dois de chicaner mes collègues musicologues qui trichent ici un peu trop avec la chronologie, en privant la Période rose d’œuvres importantes. Les bornes de la Période rose sont claires : 1773 (vous verrez pourquoi plus loin) et 1785, date à laquelle Haydn commence à recevoir et honorer des commandes d’œuvres venues de l’extérieur, chose qui ouvrira une nouvelle période créatrice. Alors, voici donc mes collègues qui trichent sur les dates. Premier exemple : la Symphonie 60 (Le distrait) est pour ainsi dire toujours comptée dans la période antérieure (celle du fameux Sturm und Drang). Or elle date de 1774 et origine d’une musique de scène, deux raisons qui la situent nettement dans la Période rose. La Symphonie 67 de l’Interlude précédent subit souvent le même sort. Autre exemple. Les sept Octuors avec baryton sont habituellement inclus dans la période précédente. Or ils datent de 1775! C’est une amputation majeure de la Période rose puisque ces pièces absolument extraordinaires sont au style classique ce que les Concertos brandebourgeois de Bach sont au style baroque. Leur instrumentation est exceptionnelle qui privilégie le registre médium-grave : baryton, deux cors, deux violons, altos, violoncelle et contrebasse. Les parties de cors sont d’une difficulté diabolique, et même la contrebasse se voit confié des passages redoutables. Au timbre unique de ces Octuors s'ajoute un discours musical où les conversations entre les instruments sont vives, où le «travail motivique» est d'une grande richesse, où les mouvements lents sont substantiels, sentis et atmosphériques (comme écrit plus haut, la haute qualité des mouvements lents caractérise la Période rose). Quels que soient les mérites des Quatuors à cordes opus 33, ces Octuors représentent le sommet de la musique de chambre composée par Haydn durant cette période, et ils appartiennent aux «essentiels» de leur auteur. Ce sont aussi ses dernières oeuvres avec baryton. Malgré le peu de musiciens qui aujourd’hui jouent du baryton, il existe deux enregistrements intégraux de ces merveilles : celui du Esterhazy Ensemble avec l’ensemble Piccolo Concerto de Vienne (Brilliant Classics, dans le coffret de l’œuvre pour baryton, mais il existe deux disques tirés à part consacrés aux Octuors) et celui du Haydn Sinfonietta de Vienne dirigé par Manfred Huss (Bis, coffret de 6 CDs avec d’autres œuvres de Haydn). Les deux versions sont excellentes. On dirait que les cornistes du Piccolo Concerto se rient des difficultés de ces œuvres : leurs instruments jouent les passages les plus terrifiants avec la légèreté d’une flûte, comme si de rien n’était! Les cornistes de Manfred Huss offrent un son beaucoup plus rustique (dans le bon sens : c’est fruité et métallique à souhait) mais, à l’audition, il est clair que c’est très difficile par moments.


Sous le signe de la comédie

Watteau: Fêtes vénitiennes (c.1717)
Il est aussi souvent écrit que la bonne humeur de Haydn ces années-là serait liée à ses aventures galantes avec la chanteuse Luigia Polzelli. Ont-ils été amants? Peut-être, peut-être pas. Mais Haydn est intervenu à quelques reprises en faveur du couple Polzelli auprès du Prince. Nous sommes au temps de la galanterie : le Prince avait des aventures extra-conjugales, Madame Haydn avait un amant en la personne du peintre officiel de la Cour, etc., bref il y avait du marivaudage au palais! Cela ne semblait d’ailleurs pas choquer outre mesure. Bon, je laisse ça aux amateurs de potins et de journaux jaunes : tout cela, ce n’est pas de mes affaires, et je trouve toujours déplacé de supposer ceci ou cela de gens qui ont vécu il y a longtemps. Reste que si la musique de la Période rose est si joyeuse, c’est d’abord le résultat de l’immersion de Haydn dans l’opéra, surtout dans l’opera buffa de style italien.
 
 
 
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INTERLUDE MUSICAL 2. Concerto #2 en ré majeur, pour violoncelle et orchestre. Pablo Ferrández, violoncelle. Sergio Alapont dirige un orchestre désigné par les initiales ORTVE. Passez sur l’image compactée…  https://www.youtube.com/watch?v=TnfBjt7dTdM Les deux Concertos pour violoncelle de Haydn sont des régals pour les violoncellistes et comptent parmi les meilleures œuvres du genre données par le style classique. Alors que le Premier Concerto était fougueux (avec un Finale fou!), le Deuxième est d’un ton serein et noble, en parfaite complémentarité donc. L’écriture pour le violoncelle est tellement belle et experte que l’on a longtemps pensé que cette œuvre n’était pas de Haydn mais d’un violoncelliste de la Cour. L’authenticité de Haydn ne fait plus aucun doute maintenant.


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Le patron et ami de Joseph Haydn, le Prince Nicolas Esterhazy, avait toujours aimé l’opéra, au point d’entretenir une troupe d’opéra dans son palais et d’y avoir fait construire un théâtre de 400 places. Je vous vois faire la grimace : «On sait bien, ces princes, rien de trop beau pour eux!». Bon. Regardez notre monde démocratique : est-il si différent? N’admirez-vous les palaces que se font construire vos vedettes de la Pop Music ou du cinéma? Pour amuser le peuple, nos gouvernements ne font-ils pas plein d’investissements pharaoniques, ici pour un stade sportif dernier cri, là pour une autre nouvelle salle de spectacle, etc.? Alors, ne jugez pas trop durement Nicolas. Cela dit, ce prince amateur d’opéra deviendra un fan fini de cette forme de spectacle en 1773 et, à son habitude, il ne fera pas les choses à moitié. Sa fièvre monta d’un degré en 1776 alors qu’il décida de congédier ses chanteurs germaniques pour engager plutôt des Italiens (l’Italie est le berceau de l’opéra) et d’établir une saison régulière de représentations. En 1779, un incendie ravage le théâtre. Qu’à cela ne tienne, Nicolas le fait reconstruire à neuf en moins d’un an!

Si Haydn avait dû composer des quantités de pièces pour le baryton parce que le Prince s’était amouraché de cet instrument, Haydn devra maintenant s’atteler à l’opéra pour répondre à la nouvelle boulimie de son boss… De la première saison «régulière» de ce théâtre d’opéra jusqu’au décès de Nicolas en 1790, Haydn dirigera plus de 1200 représentations, surtout des comédies ou opera buffa. Il dirige des œuvres des maîtres de l’époque, les Anfossi, Cimarosa, Paisiello, Piccinni, Salieri et autres. Vous notez peut-être l’absence de Mozart, et peut-être est-ce tant mieux pour lui, car Haydn avait l’habitude de charcuter généreusement les œuvres qu’il dirigeait : il coupait, réarrangeait, changeait les tempos (quelquefois de manière drastique), ajoutait des airs de son cru, etc. Pourquoi? Entre autres raisons pour adapter les œuvres aux possibilités vocales de ses chanteurs et chanteuses. Ceux-ci et celles-ci étaient en général excellents, mais il semble que le Prince appréciait les voix ayant un vaste registre, plus vaste qu’à l’habitude – ce sera d’ailleurs une des raisons pour laquelle les opéras que composera Haydn lui-même restent encore aujourd’hui très difficiles à distribuer : peu de chanteurs et chanteuses possèdent le registre de voix exigé. Aussi, Haydn devait choisir des opéras sans chœurs, parce qu’il n’y avait pas de chœurs à Esterháza. Évidemment, Haydn devra lui-même composer des opéras : de 1773 à 1784, il en compose huit en succession rapide. Mais exaspéré, il finira par demander à Nicolas de ne plus en composer, ce à quoi le Prince devra se résigner. 
 
Haydn dirigeant du clavier une représentation de son opéra L'Incontro improvviso

C’est dire que la musique de Haydn pendant cette période sera placée sous le signe de la comédie et du théâtre. Les brumes de la Période mauve se dissipent et, après la Symphonie 45 «Les adieux» de 1772, Haydn ne composera aucune symphonie en mode mineur avant 1782. Ce ton ludique et enjoué envahi donc sa musique instrumentale, car Haydn compose toujours de la musique instrumentale à côté de ses obligations de directeur d’opéra! Par exemple, le mouvement lent de la Symphonie 63 provient de la musique de scène pour une pièce intitulée Les trois sultanes. Cette symphonie est surnommée La Roxelane, du nom d’une des trois sultanes en question. La Symphonie 60 est entièrement constituée de la musique de scène pour la comédie Le distrait, d’où son surnom. Mais Haydn s’est amusé à se mettre dans la peau d’un compositeur distrait : la symphonie compte six mouvements (c’est un cas unique au 18e siècle) et montre plein de trouvailles bizarres. La plus surprenante est ce moment où l’orchestre s’arrête subitement dans le mouvement final pour donner le temps aux violons de se réaccorder! Ce «réaccordage» fait partie de la musique : les interprètes doivent vraiment jouer le jeu. Le dernier mouvement de la Symphonie 73 reprend presque sans modifications la brillante ouverture de l’opéra La Fedelta premiata. Etc. Le seul groupe de Quatuors à cordes composé par Haydn durant cette période, les Six Quatuors opus 33, démontre le même enjouement. Le Deuxième, dit «La plaisanterie», se termine avec une fin qui ne veut pas finir, de petits groupes de notes isolés par des silences qui laissent l’auditeur sur le qui-vive. Même la musique religieuse s’en ressent. Dans le Benedictus de la Messe de Mariazell, la première messe à structure symphonique de Haydn, le compositeur reprend un air de son opéra Il Mondo della Luna, un moment extraordinaire dans les deux œuvres. 
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INTERLUDE MUSICAL 3. Symphonie #70, en ré majeur. Un orchestre non identifié – et pourtant excellent…, dirigé par Sebastien Perłowski. Le Finale est particulièrement réussi dans une interprétation «moderne» mettant en relief son audace, ses ruptures et ses aspérités. https://www.youtube.com/watch?v=ilkE6-FoWjE Des couleurs pastel écrivais-je. Mais voici cette fois une symphonie abrupte et concise! Le premier mouvement est assez lapidaire et brillant. Puis vient un miracle! Le deuxième mouvement est en forme de marche lente et utilise l’écriture en canon. Son atmosphère me semble annoncer Gustav Mahler, longtemps d’avance, et tout particulièrement les Musiques nocturnes de sa Symphonie #7. Le Menuet qui suit se termine avec une coda ajoutée, chose rare. Nouveau miracle : le Finale. Il commence avec une note aigue des violons répétée 5 fois et doux. C’est l’idée principale de ce mouvement, et c’est fou tout ce que Haydn en tire! Pleins de ruptures; des notes en valeurs longues qui donnent l’impression d’un tempo lent par moments; une triple fugue agitée… La plus grande partie de ce mouvement est en ré mineur (comme l’était le deuxième mouvement). Et la conclusion est autant abrupte que surprenante.
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Pic-Nic Orchestra, de James Gillray (1756-1815)
Mes Interludes vous ont proposé deux symphonies qui ne démontrent vraiment aucun signe de «régression» chez Haydn en cette Période rose! Mais les autres symphonies de cette période se situent presque toutes au même niveau et, comme je l’écrivais précédemment, leurs mouvements lents sont particulièrement réussis, tels ceux des deux symphonies «jumelles» en ré majeur, les #61 et 62. Le mouvement lent, Adagio assai, de la Symphonie # 54 est «extrême». Cette symphonie existe en deux rédactions, la seconde étant plus développée que la première. Son mouvement lent est en deux sections, chacune devant être reprise (les signes de reprise sont là, mais trop de chefs les ignorent...). Sans jouer les reprises, ce mouvement est déjà inhabituellement long, soit autour de 9 minutes; mais avec les reprises demandées, il atteint 18 minutes! Il faudra attendre Anton Bruckner au XIXe siècle pour trouver d'aussi longs mouvements lents dans des symphonies. 18 minutes donc, et d'une sérénité totale, une «zenitude» que ne vient jamais troubler des éclats dramatiques. Inutile de dire que certains auditeurs pourraient être troublés et devoir puiser dans tout ce qu'ils ont de patience... Parfaite en tous points, la Symphonie 77 est d’une fraîcheur printanière qui annonce Schubert. La Symphonie 80 en ré mineur, qui montre une instabilité générale entre les modes mineur et majeur, fait entendre des moments violents rappelant la Période mauve. À nouveau, son mouvement lent est d’une beauté exceptionnelle. L’élégante Symphonie 81 en sol majeur s’ouvre de manière magique avec l’intervention d’un doux fa bécarre qui teinte l’harmonie d’une couleur rare. La Symphonie 51 (elle aussi souvent intégrée à la période précédente) est d’une originalité assez radicale : accords en écho se dissipant dans le premier mouvement; l’Adagio (sublime) commence avec un cor qui grimpe dans l’extrême aigu, suivi du second cor qui descend dans l’extrême grave, puis d’un hautbois qui répond avec une mélodie toute tendre; le Menuet avec deux Trios au lieu d’un seul, le second dominé par les vents avec des traits périlleux pour les cors; un Finale coloré au possible, en forme de variations dont l’une, forte, donne des intervalles immenses aux cordes appuyées par les ricanements des bois! Bref, je pourrais tout citer. Alors «moins bonnes» les symphonies roses? Certainement pas, et ne vous privez pas – ce sont parmi mes préférées! 

Source des images: Wikipédia (Domaine public PD-US)

lundi 4 janvier 2016

MA PREMIÈRE ANNÉE À SOREL

Ma première année à Sorel-Tracy

SOREL. CIEL D'OCTOBRE DEPUIS CHEZ MOI
 
Le 5 décembre 2015, j’ai célébré ma première année de vie à Sorel-Tracy! Pour qui n’a pas suivi mes péripéties, disons que 2014 m’a apporté plusieurs chamboulements. Un concours de circonstances m’a alors offert de réaliser une vieille idée, à savoir quitter Montréal pour une petite ville, moi qui suis né et ai toujours vécu à Montréal. Mon choix s’est arrêté sur Sorel et une jolie maison de 1863 au centre-ville, à distance de marche de tout ce qu’il me faut. À ce «tout ce qu’il me faut», j’ai ajouté plus récemment une dentiste et un opticien.

Concert et kiosques au Carré royal lors du Festival de la gibelote
«Antoine, les personnes autistes sont réputées pour ne pas aimer le changement et avoir de la difficulté à s’adapter. Comment cela s’est-il donc passé?» Franchement, très bien. Je peux même dire sans problème. «Oui, mais tu dois t’ennuyer de Montréal!». Eh bien, non, pas du tout. Je dis vrai : j’ai tout à proximité de chez moi, même une belle librairie pour bouquiner. «Tout de même, Sorel! C’est le bout d’une autoroute, une ville morte!». Ça, je l’ai entendu à quelques reprises. Sorel est une petite ville (35 000 habitants) mais pas morte du tout : il y a un cégep, des écoles, un hôpital; il y a deux bibliothèques (dont celle proche de chez moi qui vient tout juste d’être rénovée), un centre de loisirs (incluant piscine et curling), des clubs d’ornithologie et d’astronomie, une société d’horticulture, des activités saisonnières
La rue George dans les années 1950, avec ses beaux grands arbres.
Ces arbres ont été abattus «pour faciliter le déneigement». Une vraie
honte et, tant qu'à moi, un crime contre l'environnement.
(Festival de la gibelotte, Salon des métiers d’art, Rodéo, Maison de la musique, etc.), un cinéma de sept salles, de bons restos, une équipe de hockey, etc. Il y a des parcs, le Lac Saint-Pierre réserve de la biosphère de l’UNESCO, la Maison du marais (dont je suis maintenant membre), de magnifiques paysages. Des pistes cyclables, des  sentiers de randonnée et de ski de fond, des lieux pour canoter. Le projet d’Écomonde vient de recevoir le feu vert. Ce projet consistera dans le réaménagement complet du Quai #2 : en plus d’un nouveau lieu d’embarquement pour les excursions sur le Lac Saint-Pierre, on y construira un hôtel (il n’y en a qu’un à Sorel actuellement); il y aura des spectacles, des expositions, un restaurant gastronomique. L’Écomonde sera le complément au Biophare, centre d’interprétation du Lac Saint-Pierre où avait lieu l’été dernier une intéressante exposition consacrée à l’écrivaine Germaine Guèvremont que j’ai visitée. Que demander de plus? Oui autrement la ville est tranquille, donc parfaite pour des personnes autistes - les amiEs, investissez Sorel!
L'Hôtel Saurel, rasé pour faire place à un édifice commercial
sans style, comme plusieurs autres beaux bâtiments de la ville.
Le Québec n'est pas toujours fort en matière patrimoniale...

J'ai la chance de vivre dans un quartier zoné patrimonial. Mais cette préoccupation semble toute récente. Depuis mon arrivée à Sorel, des gens me parlent de tel beau bâtiment historique qui a été rasé là pour faire place au cube de béton du nouveau Palais de justice, là pour un bâtiment commercial prosaïque, et là encore pour un terrain de stationnement, alouette! La rue George était autrefois bordée de grands arbres, mais ces arbres matures ont été abattus «pour faciliter le déneigement de la rue» - quelle bêtise! La personne qui m'a raconté cela a ajouté: «C'est la vie»; eh bien non, ce n'est pas ça, la vie. On m'a même dit, chose incroyable, que le Carré Royal, le beau parc urbain du centre-ville a lui aussi failli y passer parce que des promoteurs désiraient bâtir je ne sais trop quelle cochonnerie à sa place. Durant ma première année, j'ai par contre vu de mes yeux la destruction de la jolie petite église en bois Saint-Maxime, à quelques rues de chez moi. Il est aussi question d'en détruire une autre située en bordure du fleuve, et de revendre le terrain pour des condos - une église sans déficit et où plusieurs personnes viennent célébrer. On lâche pas! Je reconnais bien là un aspect médiocre du Québec: l'art de se détruire, en particulier les belles choses, et de sacrifier plein de beaux sites à de minables intérêts financiers. Car Sorel n'a pas fait pire que de nombreuses autres villes.

L'ENNUI, CET INCONNU
Totem abénaki
Plusieurs villages aux alentours offrent eux aussi diverses activités, comme le Festival Chants de vielles de Saint-Antoine-sur-Richelieu ou encore Saint-Ours. À 30 kilomètres se trouve Odanak, réserve de la Première nation Abénakie dont j’ai visité le beau musée – avec des fresques dessinées par Frédéric Back, cinéaste d’animation deux fois oscarisé.

Quelqu’un que j’ai rencontré ici m’a fait part de son extrême surprise que je me sois installé à Sorel : «Il ne se passe rien ici!». À Montréal aussi j’avais connu des gens qui s’ennuyaient, c’est pour dire. Des fois c’est d’ailleurs mieux qu’il se passe rien, parce qu’en Syrie il se passe plein de choses et je ne vois pas que les gens en soient très heureux… En fait, je m’étonne que l’on puisse s’ennuyer, même à Sorel, mis à part pour les gens très malades. Il me semble qu’il y a tant à découvrir en cette vie malgré ses imperfections. Je n’arrive pas à m’ennuyer! Peut-être devrais-je faire des efforts pour expérimenter ce sentiment inconnu? Mais cela ne m’apparait pas trop tentant… Pourtant, je ne mène pas une vie sociale intense : je ne suis pas un «sorteux» même si le maire de ma petite ville m’a vanté le night life sorelois – oui, il paraît qu’il y a un night life à Sorel!


De toute façon, je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer. Là encore, ne croyez pas que je mène une vie agitée, rocambolesque, avec rendez-vous sur rendez-vous. Non, je n’aime pas ce genre-là. Lorsque je me presse, je me presse toujours lentement. Et je suis pourtant d’une ponctualité digne d’une horloge suisse en tout ce que je fais comme dans les échéances que j’ai à respecter. Cela dit, en cette première année à Sorel, j’ai tout de même eu à m’installer chez moi, à aménager ma maison. Napoléon, lui, s’est installé comme chez lui ici en moins de deux jours! Malheureusement, il reste timide avec mes visiteurs qu’il ne vient presque jamais saluer. Dire qu’avec les autres chats, c’était un malin matou prompt à imposer sa loi et à jouer aux «gros bras»! J’ai aussi aménagé ma toute petite cour, fait plusieurs plantations – mes voisins m’ont dit que je suis le premier propriétaire de cette maison à avoir aménagé le terrain. Mes deux plants de rhubarbe m’ont donné trois récoltes, bien que je n’aie pas voulu abuser d’eux pour plutôt les laisser bien s’implanter en cette première année en terre. Mon petit arbre, ma bourdaine, a connu un début plus difficile : la rouille l’a attaqué dès sa feuillaison, à cause d’un printemps frais et humide favorable aux petits champignons de ce type. Je l’ai donc traité (un produit naturel) et il s’est bien rétabli. J’ai fait refaire la couverture de la maison et arrangé la cheminée dont les briques du haut montraient des signes d’usure : elle n’est que décorative, mais je l’ai arrangé pour qu’elle puisse éventuellement abriter un couple de Martinets ramoneurs (j’aimerais beaucoup en héberger chez moi).
Oui, c'est à Sorel! Sur la piste cyclable La Sauvagine.
Aussi, j’ai composé plus que j’aurais pensé pouvoir le faire en cette année (les Symphonies sacrées, Deuxième livre, opus 48). J’ai beaucoup travaillé sur un nouveau projet d’écriture, ce qui représentait environ 200 pages de texte à l’automne 2015. J’ai continué mon travail d’intervenant à La Clé des champs, de militant pour la cause de l’autisme et d’aide-bibliothécaire à Montréal. J’ai exploré ma nouvelle région, et j’ai beaucoup reçu chez moi, comme jamais je n’ai reçu en fait. Je m’entends bien avec mes voisins, je salue mes commerçants préférés, et je me suis fait quelques connaissances dans le coin… Tout ça mis ensemble, cela représente une année bien remplie, ma foi! 


UN ACCIDENT
Il faut quand même faire attention à soi : l’année 2014 a été intense, l’anxiété y a été élevée; en cette année et encore en 2015 j’ai beaucoup sollicité mes capacités adaptatives – que je découvre bien meilleures que j’aurais pensé, mais pas illimitées non plus, car je ne suis pas plus une machine que vous. À la fin de l’été, j’éprouvais une grande fatigue visuelle et j’ai pensé qu’il s’agissait de surménage (du sur-méninges surtout). Malgré quelques jours de vacances, mes yeux demeuraient fatigués. Mes amis psychanalystes m'auraient dit: «Ah voilà, ce sont tes conflits inconscients qui te rattrapent en profitant des changements dans ta vie. Tu es mûr pour une cure thérapeutique». Hum... Mais je savais que mes lunettes n’étaient plus à ma vue. Je suis donc plutôt passé chez l’optométriste (tout près de chez moi, comme tous les services) et, lors de l’examen, on m’a découvert une importante déchirure de la rétine qui a dû être traitée d’urgence au laser. L’opération a heureusement été un succès, mais je devrai être suivi de proche… et ne plus négliger mon examen annuel de la vue. Le premier facteur de risque pour la déchirure de la rétine est la forte myopie – mon œil droit est très myope et c’est justement lui qui est concerné. Pas l’âge : j’aurais pu avoir ça à 20 ans. Alors mes amiEs, si vous êtes très myopes, prenez grand soin!


DE CHOSES ET D'AUTRES À SOREL

Voici quelques-unes de mes petites découvertes soreloises à ajouter à celles que je vous ai déjà partagées. Dans des parcs de la ville, on a installé des mini-bibliothèques comme celle de la photo. Elles sont toutes jolies, peintes avec fantaisie. Le principe est «prenez un livre, donnez un livre». Je trouve ça génial. Alors, j’ai donné plusieurs livres, surtout à celle du Carré royal du centre-ville parce que je sais qu’il y vit plusieurs personnes moins favorisées. Oui, à ce sujet, un voisin m’a dit que le centre-ville, où j’habite, est «assez rock’n roll, avec de la pauvreté et bien des gens ayant des troubles mentaux». Il m’a averti, gentiment, que pas loin de chez moi «habite un schizophrène» - je n’ai pas osé ajouter à ses craintes que je suis moi-même autiste! C’est vrai, mais il n’y a rien là pour se sentir insécure. Il fut un temps où ma ville était la capitale des motards criminalisés des Hells Angels. On raconte que le quai au bout de ma rue leur servait à balancer dans le fleuve les cadavres aux pieds coulés dans du ciment des amis qui n’avaient pas été corrects avec eux. Mais c’est faux : c’est juste l’autre côté de l’eau, à Saint-Ignace-de-Loyola, que se sont produits ces événements…
Depuis, leur bunker a été rasé. Mais ces derniers temps, les Hells ont tenu quelques rassemblements dans la région et ont repris possession d'un terrain en ville. Un règlement municipal empêche toutefois la construction de bâtiments style bunker, et notre maire, Serge Péloquin, ne voit aucun motif d'inquiétude. Je vois beaucoup de gens à vélo – je fais moi-même une bonne partie de mes emplettes à vélo (et à pied). Par contre, les premières fois, quand je sortais le soir juste pour aller faire une petite promenade, j’étais étonné de croiser si peu de gens même par beau temps.

J’ai pris quelques fois le traversier qui va à Saint-Ignace-de-Loyola, un petit village sur la grande Île Saint-Ignace en face de Sorel. La traversée ne dure que 15 minutes, mais cela permet d’admirer le paysage… et les immenses installations industrielles de Rio Tinto Fer et Titane à Saint-Joseph-de-Sorel. Cette usine est vraiment imposante, et ses boucanes ont longtemps valu à Saint-Joseph le titre de ville la plus polluée au Québec. C’était au point que la compagnie elle-même allait nettoyer l’extérieur des maisons de la municipalité aux deux ou trois ans. Récemment, on a installé de nouveaux équipements qui ont permis de réduire considérablement ces émissions. Saint-Joseph est quand même une très joile petite ville, avec des maisons coquettes, beaucoup de parcs et de jardinières installées par la Ville dans les rues. Dommage qu’on ait détruit son église… 
Il y a quelques mois, un refuge animalier a ouvert ses portes. On demandait aux citoyens d’y faire enregistrer nos animaux de compagnie. Même s’il ne sort pas (cela ne le tente pas du tout), j’ai quand même fait enregistrer Napoléon, surtout pour appuyer cet organisme. Ils ont mis en place une politique de capture des chats errants, pour les stériliser avant de les remettre en liberté, cela afin qu’ils ne se multiplient pas et fassent plein de petits chats malheureux. Dans leurs locaux, ils ont en vente des chats et des chiens rescapés. Si je n’avais pas eu Napoléon, je serais revenu avec une petite chatte toute jolie mais âgée de 7 ans. Bien des gens hésitent à adopter un chat de cet âge, mais les personnes âgées pourraient le faire plutôt que de prendre un chaton.

Un monstre industriel terrassé
Un monstre industriel a été démantelé en 2015 à Sorel : sa centrale thermique au mazout. Je regarde avec contentement la photo que j’ai prise lors de ces travaux! Mais j’habite au Québec et avec les gouvernements que nous nous donnons (abus de pot ou je ne sais trop quoi), une autre centrale thermique vient de démarrer ses activité à Bécancour (quelques dizaines de kilomètres à l’Est de Sorel). Ses promoteurs et notre gouvernement se pètent les bretelles parce que celle-là «polluera moins que l’autre, puisqu’elle fonctionne au gaz naturel». Belle logique. C’est la même qui fait que la trop puissante Union des producteurs agricoles du Québec (UPA) cherche à détruire le grand marais de la Baie Lavallière sur laquelle veille un organisme citoyen dont je suis membre. Des milieux humides naturels est quelque chose d’intolérable, d’inconcevable pour ces gens qui cherchent à manipuler l’opinion publique en faisant croire que ce marais serait responsable de l’inondation périodique des terres de quelques cultivateurs – cultivateurs qui ont eu la brillante idée de s’installer précisément dans une zone inondable! Une zone dite 0-2, c’est-à-dire qui est inondée au moins une fois tous les deux ans. La même UPA a ravagé la Montérégie, ma région, avec son agriculture industrielle à monocultures intensives : la Rivière Yamaska qui la traverse mérite le titre de rivière la plus polluée du Québec. La Richelieu se porte à peine mieux. Les industriels de la terre ne veulent même pas entendre parler de maintenir une petite bande riveraine autour des cours d’eau pour minimiser l’écoulement de pesticides, fertilisants et compagnie dans ces cours d’eau. Alors, j’attends que cette si écologique UPA annonce enfin un plan de rétablissement des rivières de la région.Et je ne comprends pas que l'on blâme les eaux usées de Montréal comme cause première de la dégradation du Lac Saint-Pierre.
Le légendaire Normand L'Amour
En novembre dernier, Normand L’Amour est décédé à l'âge de 85 ans. C’était une légende de Sorel! «Il chantait d’une voix chevrotante [des] mots qui étaient ceux du quotidien (…). Ses textes étaient répétitifs, sans air, difficiles à interpréter, souvent psalmodiés, mais presque zen à la longue. Il les enregistrait lui-même, à l’aide d’un clavier, micro et magnétocassette, les moyens du bord, dans son petit appartement» (Les deux rives, journal régional de Sorel-Tracy, vendredi 6 novembre 2015). Normand L’Amour vendait de porte en porte les cassettes contenant quelques-unes des 2400 chansons qu’il aurait composées. Artiste excentrique de vocation tardive qui se disait branché sur l’Amour divin, il a été repéré dans les années 1990 par des producteurs professionnels. Le musicien a alors pu jouir d’une notoriété certaine. Mais elle reposait sur des malentendus : on en a tant fait une sorte d’amuseur que son album C’est pas possible (1999) s’est mérité une nomination au Gala de l’ADISQ dans la catégorie… Album Humour de l’année! Si vous ne connaissez pas sa musique, voici deux suggestions sur You Tube, dont sa célèbre Y’a lâchait pas, aussi connue sous le titre La poignée de porte. Mais je vous préviens, c’est assez… spécial.


SOURCE DES IMAGES: COLLECTION PERSONNELLE, SOCIÉTÉ D'HISTOIRE PIERRE-DE-SAUREL (https://shps.qc.ca/) ET NORMANDLAMOUR.COM