1. Introduction
2. Belle vie, belle mort
3. Heureuse noirceur
4. Françoise a eu et éduqué un enfant autiste... sans jamais le savoir!
Aquarelle de Françoise Michaud, ma mère |
Dans une vie, il y a des années qui sont des carrefours.
Rien ne sera plus comme avant. L’année 2014 aura été ce genre d’année pour
moi : il y aura avant et après 2014. C’est curieux mais je l’avais
pressenti. Juste après mon voyage en Europe en mars-avril dernier, qui fut le
plus beau voyage de ma vie, j’avais écrit à mes amis européens que je
ressentais une sorte d’oppression, que je me sentais à un point tournant. Je ne
sais pas s’ils m’avaient cru, et certains me disaient qu’il est fréquent de
ressentir une sorte de petite déprime lors d’un retour de voyage. Mais mon
intuition me disait, et fortement, qu’il ne s’agissait pas que de cela. C’était
trop présent, trop intense. J’étais alors dans la brume, mais les choses ont
déboulées, faisant de 2014 une année de grands départs.
Belle vie, belle mort
Françoise, à 14 ans (1939) |
Au début de décembre 2014, ma mère est
entrée à l’hôpital pour une mauvaise bronchite. Sa santé avait donné des signes
d’alarmes ces derniers mois : elle a fait 7 séjours à l’hôpital. Ce
huitième avait assez bien commencé : ma mère répondait au traitement. Puis
soudainement, les systèmes de son corps se sont effondrés les uns après les
autres. À 89 ans, ma mère vivait toujours dans sa maison avec mon père et
vaquait à ses petites occupations. Elle s’était bien relevée d’un infarctus
survenu en 2009. Mais elle était atteinte du diabète, une maladie pernicieuse
qui gruge silencieusement le corps : son cœur, son système circulatoire,
ses reins, ses poumons s’étaient affaiblis.
À l’hôpital, son déclin a été rapide. Jeudi matin, 11
décembre, elle avait sereinement accepté l’imminence de son départ et a demandé
à voir les membres de la famille pour faire ses adieux. Elle a alors reçu les
derniers sacrements. Mon frère m’a appelé pour me demander de me rendre à son
chevet : j’ai fait la route de Sorel à Montréal, jusqu’à l’Hôpital du
Sacré-Cœur. J’avais peur d’arriver en retard, surtout que le stationnement de
l’hôpital était plein et que les rues avoisinantes étaient embourbées par la neige.
Il a fallu que je me batte et même me fâche pour obtenir une place : un
couple qui assistait à la scène m’a dit qu’ils quittaient et que je pouvais
prendre leur place. Merci mes sauveurs! Mais du temps avait passé et je
craignais le pire. Finalement parvenu à la chambre, j’ai vu ma mère sur son
lit. Elle était toujours éveillée et son regard s’est éclairé en me voyant. Je
lui ai parlé, je lui ai tenu la main, l’ai embrassé, remercié pour tout. Puis,
elle a regardé les gens venus la voir et a dit : «Cela fait un beau
cercle». Presque aussitôt, elle s’est endormie. Elle ne devait jamais
s’éveiller. J’ai donc été la dernière personne à lui parler, à lui tenir la
main lorsque consciente. Elle est décédée tout tranquillement le lendemain
matin à 11h15. Elle a reçu de très bons soins et n’a pas souffert. Une belle
mort pour couronner une belle vie. Tout cela fut, pour moi, très émouvant, triste
mais paisible, et solennel, majestueux. C’est la première fois que je vis un
deuil d’aussi proche depuis celui de mon grand-père alors que je n’avais que 3
ans.
En ski à droite, avec sa sœur Josette, à gauche, en 1946 |
Le jeudi matin, elle avait dit à mon père qu’elle était très
fière de moi et qu’au Ciel, elle entendra ma musique. Ces paroles touchantes
méritent un commentaire. Quelqu’un de proche qui a su pour ma séparation avait
eu, l’été dernier, ces mots empreints de délicatesse : «Ça va être bon que
tu prennes une débarque aux yeux de tes parents!». C’est fou combien je croise
de telles personnes venimeuses en lesquelles pourtant, naïf que je suis, je
plaçais ma confiance! Ma mère a eu beaucoup de peine pour moi lorsqu’elle a
appris cette séparation, et nous avons partagé notre peine, mais vous voyez, sa
fierté pour moi était demeurée intacte jusqu’à ce qu’elle s’endorme pour
toujours. Et moi, je suis fier, très fier de mes parents. Heureuse sera-t-elle
d’entendre ma musique au Ciel car, moi, sur Terre, j’ai bien peur de ne pas
avoir tellement d’occasions de l’entendre.
Ses funérailles ont eu lieu à l’Église
Saint-Joseph-de-Bordeaux, vendredi 19 décembre. Selon ses volontés, ma mère n’a
pas été exposée dans un salon funéraire et son cercueil est demeuré fermé. Elle
ne voulait absolument pas que nous la voyons morte dans un cercueil – et quand
ma mère tenait à quelque chose, elle y tenait pour vrai (j’ai de qui tenir!). Ce fut une belle cérémonie, avec le chant magnifique de Frédéric Kuku. Si j'ai manqué de temps pour engager un trompettiste pour jouer Bouleau jaune, Marilène Provancher-Leduc a joué avec émotion et poésie ma pièce Auberivière (pour flûte seule) - Marilène qui a elle-même perdu son père en septembre dernier.
Heureuse noirceur
Mais non, Docteur Freud! C'était une photo juste pour rire! J'adore faire la vaisselle, toujours à la main: c'est un temps de détente pour moi (photo c.1980) |
Parler de sa mère est un peu délicat. Je marche sur des œufs
parce que j’ai un ami, Claude, qui se défini comme un «vieux freudien» - que
voulez-vous?, personne n’est parfait!, mais même si autisme et freudisme ne
vont pas ensemble, Claude est un chic type. Alors peut-être lui ou d’autres qui
sont tentés de relier autisme à l’image de la mère s’ingénieront-ils à
interpréter drôlement mes propos. Cela dit, j’ai toujours eu une belle relation
avec ma mère, et avec mon père aussi, une relation saine, quoi que puisse
penser Œdipe ou Sigmund. Mais parce que ma mère n’a pas été que ma mère, je
l’appellerai aussi Françoise pour la suite de ce texte.
Françoise Michaud est née à Trois-Rivières le 13 février
1925. Elle fut le quatrième de cinq enfants. Elle a eu un frère, Jean-Jacques,
et trois sœurs : Jacqueline, Josette et Marthe (la seule à lui survivre).
La famille a rapidement déménagé à Québec. Françoise était plutôt grande et
mince : il paraît qu’on la surnommait «Le poteau»! Ou encore,
Françoise-la-framboise, à cause de son teint vif. Dans sa jeunesse, Françoise
était très sportive. Elle pratiquait le ski, le patin, elle se défendait bien au curling et a fait partie d’un
club de vélo dont le groupe faisait de longues randonnées. Avec sa famille et
des amis, elle savait se divertir, danser, aller à des clubs, des événements
culturels, etc.
Huile de Françoise Michaud (1979). Elle est sans titre, mais les gens la nomment «L'Indienne» |
Maurice Duplessis (Wikipédia) |
Monsieur Duplessis a régné sur le Québec de 1936 jusqu’à son
décès en 1959, avec une brève interruption entre 1939 et 1944. Selon Wikipédia,
«Les gouvernements de Duplessis
furent caractérisés par l'usage non restreint du trafic d'influence [la récente
Commission Charbonneau a démontré que cette pratique était florissante au
Québec encore dans les années 2010!], la lutte anti-communiste [je serai tenté
d’applaudir : c’était alors l’époque de Staline et de ses crimes de
masse], l'emploi de la manière forte contre les syndicats [on y revient !]
et une machine électorale invincible». Monsieur Duplessis avait un préjugé
favorable envers les agriculteurs (les agriculteurs d’aujourd’hui, essoufflés,
auraient bien besoin d’appuis politiques] et il se méfiait de tout ce qui lui
paraissait «intellectuel». Fervent catholique, Duplessis n’hésitait même pas à
réprimander les gens d’Église qui faisaient preuve d’un peu trop de liberté de
pensée. Mais «Grande noirceur» est une caricature : le Québec d’alors, que
l’on s’ingénie à dépeindre comme «attardé» était, entre choses, à
l’avant-garde des médias (disques, radio), le Jazz s’y épanouissait, et les
inventeurs rivalisaient d’ingéniosité (Joseph-Armand Bombardier commercialise ses premières motoneiges, ou
autoneiges, en 1936). Il y avait une immense solidarité sociale qui,
paradoxalement, commencera à s’effriter avec la Révolution tranquille et les
années 1960. La foi catholique était vivace, voire coercitive, et si certains
prétendent qu’elle n’était qu’une façade de convention sociale, j’ai plutôt
l’impression qu’elle était sincère dans une très large mesure. Avec la
Révolution tranquille, cette foi s’effritera elle aussi et, aujourd’hui, c’est
au tour de l’indifférence (et de l’hostilité) religieuse d’être conventionnelle
et coercitive : gros progrès. Ni Françoise ni Robert, son futur, ne
rejetteront cet héritage spirituel qu’ils me transmettront et auquel j’adhère
(ça, c’est vraiment non conformiste aujourd’hui!) : je les admire d’être
demeurés fermes dans leurs convictions alors que celles de tant de proches et
d’amis s’envolaient avec une légèreté déconcertante. Je vous recommande la
lecture de Rhinocéros d’Eugène
Ionesco : sauf un résistant, tout le monde devient un rhinocéros pour la
bonne raison que «Tout le monde le fait, fais-le donc!» (slogan qui a
significativement été pendant longtemps celui d’une très populaire station de
radio). Donc, Françoise a aimé cette époque de prétendue noirceur et y mènera
une jeunesse très heureuse. À voir les photos que j’ai, les gens n’avaient
d’ailleurs pas l’air particulièrement malheureux!
En attendant le départ, Françoise, au centre, avec des amis de son club de vélo (1948) |
Mais chez
Françoise il y avait aussi des «petits quelques choses» d’inhabituel. Ce qui me
frappe le plus est l’âge tardif auquel elle s’est mariée, soit presque 34 ans.
Là vraiment, ce n’était pas dans la norme de l’époque, d’autant plus qu’elle
n’a pas eu de conjoint(s) avant mon père. J’imagine qu’elle attendait la bonne
personne. Aussi, elle a épousé un homme un peu plus jeune qu’elle, ce qui était
(et est encore) relativement peu fréquent. Mais il paraît que la première
rencontre avec Robert, mon père, ne fut pas trop prometteuse. Elle était avec
de ses sœurs et Robert leur avait dit habiter à Outremont (aujourd’hui un
arrondissement de Montréal), une ville qui avait la réputation d’être très
cossue et snob (pour préciser : Robert travaillait alors dans la
construction, comme couvreur…). En entendant cela, Françoise s’est tournée vers
ses sœurs et a dit avec un petit rire assassin : «Oh ma chère, Outremont!»
Bon, il faudra une autre rencontre, plus tard, et «par hasard». Françoise et
Robert se sont mariés en janvier 1960, et le petit Antoine se pointera neuf
mois plus tard. Geneviève suivra en 1963, puis seront adoptés Catherine et
Philippe en 1964.
À moto avec James Dean! Non, je crois que c'est son frère Jean-Jacques, ou un ami, je ne sais pas (vers 1947) |
Françoise a eu et a éduqué un enfant autiste… sans jamais
le savoir!
Superbe photo à Manhattan en 1950, Françoise à droite avec une amie, Colette Gingras |
Parmi les mots de sympathies que j’ai reçus, il en est un où
j’ai lu cette phrase : «Nous sommes très concernés et conscients en
qualité de parent d'enfant différent, de ce qu'a dû être sa vie tout au long de
votre enfance, adolescence et même plus tard au sujet des soucis et
interrogation sur votre avenir». C’est gentil et compatissant. Mais je me dois
tout de même de rectifier une telle perception, en pensant tout spécialement à
ma mère.
Oui, j'étais un enfant différent: mes parents le
constataient, de même que les enseignants que j'ai eus à l'école. Mais la différence
n'implique que la différence – à moins que l’utilisation du mot différent soit un euphémisme pour handicapé que l’on prononce avec un
sourire entendu. Un enfant différent
n'est pas nécessairement un enfant à
problème ou un enfant difficile.
Ce sont là deux choses distinctes. Il y a bien des enfants et des adolescents
«normaux» qui sont difficiles: certains ne veulent rien savoir de l'école,
d'autres tombent dans la délinquance, ou dans la drogue, etc., et causent
d'énormes soucis à leurs parents. Pour dire vrai, je n'ai pas été un enfant
particulièrement difficile. J'étais plutôt sage et je m'occupais facilement
tout seul (vous l'aurez deviné). J'acceptais assez docilement l'éducation que
mes parents me donnaient et, de même, j'étais tranquille à l'école. Mais oui,
différent aussi! Tout le monde le voyait. Mes parents acceptaient de bon cœur
ma tendance à jouer seul, mais ma sœur Geneviève n'hésitait pas à me «brasser»
lorsqu'elle voulait que je joue avec elle, ce qui était correct et même
positif. J'ai donc vécu quelque chose d'équilibré: je pouvais profiter de
moments de solitude (qui nous sont importants, il faut en être conscient) mais,
en même temps, je n'étais pas isolé. Mes parents acceptaient d'aussi bon cœur
que je m'adonne à mes «activités répétitives», souvent liées à la musique, par
exemple d'écouter d’innombrables fois de suite telle chanson sur un disque,
mais ils posaient certaines limites, du genre: «Antoine, changes de disque!» ou
«Va jouer un peu dehors dans la cour», et je m'y pliais volontiers. Je peux
vraiment dire que mes parents ont été d'excellents éducateurs, pour moi comme
pour mes deux sœurs et mon frère. Ils acceptaient ma différence, ou plutôt mon
originalité, sans s'en inquiéter, sans désirer lui mettre une étiquette, se
disant tout simplement «Antoine est comme il est», mais ils m'éduquaient aussi.
Un dosage exact qu'ils ont trouvé intuitivement.
Huile de Françoise Michaud (1979). Sans titre, je la nomme «Pays sauvage». Je trouve les textures très fortes et «farouches». Je crois que ma mère a créé ses plus belles toiles en cette année 1979. |
Avec moi, Antoine à la casquette, et ma sœur Geneviève (1963) |
Mes parents, Françoise et Robert, lors du 50e anniversaire de leur mariage (2009) |
Voilà Adieu Françoise, Au revoir Maman : tu me précèdes
là-haut. Penses à moi, à nous. Avec tout mon amour filial.
Photos: collection personnelle. Pour les autres: