Cet article est le cinquième d’une série
dans laquelle je vous initie à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout
simplement et subjectivement parce qu’il est mon compositeur préféré tous
styles et époques confondus! Mais attention : il y a mon goût, il y a
aussi la matière et celle que nous offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du
compositeur :
Le second article situait les «massifs»
des genres musicaux qu’il a pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa
première période créatrice, que j'ai nommée Période bleue:
Le quatrième article portait sur sa
seconde période créatrice, que j’ai nommée Période mauve :
5. PÉRIODE ROSE (1773
à 1784) / Première partie
Un peu de tricherie
Après les Périodes bleue et mauve, voici la Période rose de
Haydn – c’est moi qui propose ces surnoms colorés (que je pique à Picasso!). Après
l’importance du mode mineur de la période précédente, voici une nouvelle
période placée sous le signe de la comédie. D’une certaine manière, Haydn renoue
avec l’aspect ludique de la Période bleue, mais cette fois dans des formes plus
étendues (quoique toujours concises : Haydn n’est pas un musicien qui aime
s’épancher longuement…). Ce qui caractérise cette période en premier lieu est
l’importance du théâtre. Son patron et ami Nicolas Esterhazy s’est pris d’un
enthousiasme illimité pour l’opéra. Il a donc demandé à Haydn de monter et
diriger des opéras, et aussi d’en composer.
La Période rose est autant négligée que la Période bleue, et
bien des commentateurs qui en discutent ne semblent seulement pas avoir écouté
sa musique. Selon plusieurs, c’est une période peu intéressante où le talent de
Haydn aurait quelque peu «régressé». Hum. Un critique américain
commentant un disque regroupant des symphonies de Haydn de cette période
s’étonnait : il s’attendait à écouter des œuvres moyennes, puisque c’est
ce que l’on en dit partout, mais à sa grande surprise, il les a adoré en
ajoutant : «Je ne vois vraiment pas en quoi ces symphonies seraient moins
réussies que les précédentes [Période mauve] et les suivantes». Et il a
parfaitement raison. Pour moi, au contraire, les symphonies de cette période
comptent parmi les meilleures de Haydn! Certainement les plus subtiles :
Haydn a composé là ses plus beaux mouvements lents et a trouvé des «couleurs
pastels» d’un raffinement qui m’évoque souvent un Maurice Ravel égaré au XVIIIe
siècle. J’y reviendrai mais, d’une manière générale, cette Période rose est si
riche que je suis dans l’obligation de lui consacrer deux articles, celui-ci (surtout
consacré à la musique instrumentale) et un autre le printemps prochain (consacré à
la musique vocale).
Que
retrouve-t-on comme œuvres dans cette période? Voici en gros, outre les
opéras :
Deux
messes : Messe de saint Jean de Dieu
(dite aussi Petite Messe avec orgue)
et Messe de Mariazell
Les Sonates
pour piano #34 à 57 (cette dernière n'est pas considérée comme authentique sous cette forme)
Les six Trios
pour flûte, violon et violoncelle «opus 38 (ou 100)»
Les six
Quatuors à cordes opus 33
Le célèbre
Concerto pour piano en ré (avec le finale à la tzigane), et le non moins
célèbre Deuxième Concerto pour violoncelle (ré majeur)
Les
Symphonies #53, 61-63, 70-71, 73-81
Les 7 Octuors avec baryton
* * *
INTERLUDE MUSICAL 1. Symphonie #67 en fa majeur. Orchestre
du Gewandhaus de Leipzig. Direction : Herbert Blomstedt https://www.youtube.com/watch?v=pY1_BBtgk2c
(PS. Malgré le #66 écrit, il s’agit bien de la 67e!). Voici l’une
des plus longues symphonies de Haydn avec ses 30 minutes. Ne vous fiez pas à
son allure nonchalante et sans trompettes ni timbales : c’est une pièce
très originale et d’une subtilité extrême. Quelques faits saillants. Premier
mouvement : début doux, la mélodie est accompagnée par les cordes pincées
(pizzicato) – à ma connaissance, c’est la seule symphonie classique qui
commence ainsi. Deuxième mouvement : mi-délicat avec des moments
poétiques, mi-fantastique avec ses curieuses fanfares qui interrompent le
déroulement. À la toute fin, les musiciens doivent frapper les cordes de leur
instrument avec le bois de l’archet (col legno) : cet effet est extrêmement
rare dans la musique du 18e siècle. Troisième mouvement,
Menuet : dans la section centrale, il n’y a que deux violons solistes qui
jouent et avec sourdine (autre effet plutôt rare à l’époque, bien que Haydn
l’ait demandé à un bon nombre de reprises) – la corde grave du second violon
est abaissée de sol à fa. Ce passage est extrêmement délicat
et d’une sonorité inhabituelle quelque peu fantomatique. Finale : un
Allegro vif qui s’interrompt soudainement pour faire place à un mouvement lent
longuement développé. Le tempo est plus lent que celui du deuxième mouvement,
plus chantant et soutenu aussi. On y entend des cordes solistes et une
magnifique utilisation des vents, avant le retour de l’Allegro. Mais la
symphonie ne se termine pas avec fracas, plutôt sur la pointe des pieds – chose
rare encore une fois à l’époque, surtout dans une symphonie.
* * *
Cor naturel |
Sous le signe de la
comédie
Watteau: Fêtes vénitiennes (c.1717) |
* * *
INTERLUDE MUSICAL
2. Concerto #2 en ré majeur, pour violoncelle et orchestre. Pablo
Ferrández, violoncelle. Sergio Alapont dirige un orchestre désigné par les
initiales ORTVE. Passez sur l’image compactée… https://www.youtube.com/watch?v=TnfBjt7dTdM Les deux Concertos pour violoncelle
de Haydn sont des régals pour les violoncellistes et comptent parmi les
meilleures œuvres du genre données par le style classique. Alors que le Premier
Concerto était fougueux (avec un Finale fou!), le Deuxième est d’un ton serein
et noble, en parfaite complémentarité donc. L’écriture pour le violoncelle est
tellement belle et experte que l’on a longtemps pensé que cette œuvre n’était
pas de Haydn mais d’un violoncelliste de la Cour. L’authenticité de Haydn ne
fait plus aucun doute maintenant.
* * *
Le patron et ami de Joseph Haydn, le Prince Nicolas
Esterhazy, avait toujours aimé l’opéra, au point d’entretenir une troupe
d’opéra dans son palais et d’y avoir fait construire un théâtre de 400 places.
Je vous vois faire la grimace : «On sait bien, ces princes, rien de trop
beau pour eux!». Bon. Regardez notre monde démocratique : est-il si
différent? N’admirez-vous les palaces que se font construire vos vedettes de la
Pop Music ou du cinéma? Pour amuser le peuple, nos gouvernements ne font-ils
pas plein d’investissements pharaoniques, ici pour un stade sportif dernier
cri, là pour une autre nouvelle salle de spectacle, etc.? Alors, ne jugez pas
trop durement Nicolas. Cela dit, ce prince amateur d’opéra deviendra un fan
fini de cette forme de spectacle en 1773 et, à son habitude, il ne fera pas les
choses à moitié. Sa fièvre monta d’un degré en 1776 alors qu’il décida de
congédier ses chanteurs germaniques pour engager plutôt des Italiens (l’Italie
est le berceau de l’opéra) et d’établir une saison régulière de
représentations. En 1779, un incendie ravage le théâtre. Qu’à cela ne tienne,
Nicolas le fait reconstruire à neuf en moins d’un an!
Si Haydn avait dû composer des quantités de pièces pour le
baryton parce que le Prince s’était amouraché de cet instrument, Haydn devra
maintenant s’atteler à l’opéra pour répondre à la nouvelle boulimie de son
boss… De la première saison «régulière» de ce théâtre d’opéra jusqu’au décès de
Nicolas en 1790, Haydn dirigera plus de 1200 représentations, surtout des
comédies ou opera buffa. Il dirige
des œuvres des maîtres de l’époque, les Anfossi, Cimarosa, Paisiello, Piccinni,
Salieri et autres. Vous notez peut-être l’absence de Mozart, et peut-être
est-ce tant mieux pour lui, car Haydn avait l’habitude de charcuter généreusement
les œuvres qu’il dirigeait : il coupait, réarrangeait, changeait les
tempos (quelquefois de manière drastique), ajoutait des airs de son cru, etc. Pourquoi?
Entre autres raisons pour adapter les œuvres aux possibilités vocales de ses
chanteurs et chanteuses. Ceux-ci et celles-ci étaient en général excellents,
mais il semble que le Prince appréciait les voix ayant un vaste registre, plus
vaste qu’à l’habitude – ce sera d’ailleurs une des raisons pour laquelle les
opéras que composera Haydn lui-même restent encore aujourd’hui très difficiles
à distribuer : peu de chanteurs et chanteuses possèdent le registre de
voix exigé. Aussi, Haydn devait choisir des opéras sans chœurs,
parce qu’il n’y avait pas de chœurs à Esterháza. Évidemment, Haydn devra
lui-même composer des opéras : de 1773 à 1784, il en compose huit en succession
rapide. Mais exaspéré, il finira par demander à Nicolas de ne plus en composer,
ce à quoi le Prince devra se résigner.
Haydn dirigeant du clavier une représentation de son opéra L'Incontro improvviso |
C’est dire que la musique de Haydn pendant cette période
sera placée sous le signe de la comédie et du théâtre. Les brumes de la Période mauve se dissipent et, après la Symphonie 45 «Les adieux» de 1772, Haydn ne composera aucune symphonie en mode mineur avant 1782. Ce ton ludique et enjoué
envahi donc sa musique instrumentale, car Haydn compose toujours de la
musique instrumentale à côté de ses obligations de directeur d’opéra! Par
exemple, le mouvement lent de la Symphonie
63 provient de la musique de scène pour une pièce intitulée Les trois sultanes. Cette symphonie est
surnommée La Roxelane, du nom d’une
des trois sultanes en question. La Symphonie
60 est entièrement constituée de la musique de scène pour la comédie Le distrait, d’où son surnom. Mais Haydn
s’est amusé à se mettre dans la peau d’un compositeur distrait : la
symphonie compte six mouvements (c’est un cas unique au 18e siècle)
et montre plein de trouvailles bizarres. La plus surprenante est ce moment où
l’orchestre s’arrête subitement dans le mouvement final pour donner le temps
aux violons de se réaccorder! Ce «réaccordage» fait partie de la musique :
les interprètes doivent vraiment jouer le jeu. Le dernier mouvement de la Symphonie 73 reprend presque sans
modifications la brillante ouverture de l’opéra La Fedelta premiata. Etc. Le seul groupe de Quatuors à cordes
composé par Haydn durant cette période, les Six Quatuors opus 33, démontre le
même enjouement. Le Deuxième, dit «La plaisanterie», se termine avec une fin
qui ne veut pas finir, de petits groupes de notes isolés par des silences qui
laissent l’auditeur sur le qui-vive. Même la musique religieuse s’en ressent.
Dans le Benedictus de la Messe de Mariazell, la première messe à
structure symphonique de Haydn, le compositeur reprend un air de son opéra Il Mondo della Luna, un moment
extraordinaire dans les deux œuvres.
* * *
INTERLUDE MUSICAL 3. Symphonie #70, en ré majeur. Un
orchestre non identifié – et pourtant excellent…, dirigé par Sebastien Perłowski.
Le Finale est particulièrement réussi dans une interprétation «moderne»
mettant en relief son audace, ses ruptures et ses aspérités. https://www.youtube.com/watch?v=ilkE6-FoWjE Des
couleurs pastel écrivais-je. Mais voici cette fois une symphonie abrupte et
concise! Le premier mouvement est assez lapidaire et brillant. Puis vient un
miracle! Le deuxième mouvement est en forme de marche lente et utilise
l’écriture en canon. Son atmosphère me semble annoncer Gustav Mahler, longtemps
d’avance, et tout particulièrement les Musiques nocturnes de sa Symphonie #7.
Le Menuet qui suit se termine avec une coda ajoutée, chose rare. Nouveau
miracle : le Finale. Il commence avec une note aigue des violons répétée 5
fois et doux. C’est l’idée principale de ce mouvement, et c’est fou tout ce que
Haydn en tire! Pleins de ruptures; des notes en valeurs longues qui donnent
l’impression d’un tempo lent par moments; une triple fugue agitée… La plus
grande partie de ce mouvement est en ré mineur (comme l’était le deuxième
mouvement). Et la conclusion est autant abrupte que surprenante.
* * *
Pic-Nic Orchestra, de James Gillray (1756-1815) |
Mes Interludes vous ont proposé deux symphonies qui ne
démontrent vraiment aucun signe de «régression» chez Haydn en cette Période
rose! Mais les autres symphonies de cette période se situent presque toutes au
même niveau et, comme je l’écrivais précédemment, leurs mouvements lents sont
particulièrement réussis, tels ceux des deux symphonies «jumelles» en ré
majeur, les #61 et 62. Le mouvement lent, Adagio assai, de la Symphonie # 54 est «extrême». Cette symphonie existe en deux rédactions, la seconde étant plus développée que la première. Son mouvement lent est en deux sections, chacune devant être reprise (les signes de reprise sont là, mais trop de chefs les ignorent...). Sans jouer les reprises, ce mouvement est déjà inhabituellement long, soit autour de 9 minutes; mais avec les reprises demandées, il atteint 18 minutes! Il faudra attendre Anton Bruckner au XIXe siècle pour trouver d'aussi longs mouvements lents dans des symphonies. 18 minutes donc, et d'une sérénité totale, une «zenitude» que ne vient jamais troubler des éclats dramatiques. Inutile de dire que certains auditeurs pourraient être troublés et devoir puiser dans tout ce qu'ils ont de patience... Parfaite en tous points, la Symphonie 77 est d’une
fraîcheur printanière qui annonce Schubert. La Symphonie 80 en ré mineur, qui
montre une instabilité générale entre les modes mineur et majeur, fait entendre
des moments violents rappelant la Période mauve. À nouveau, son mouvement lent
est d’une beauté exceptionnelle. L’élégante Symphonie 81 en sol majeur s’ouvre
de manière magique avec l’intervention d’un doux fa bécarre qui teinte
l’harmonie d’une couleur rare. La Symphonie 51 (elle aussi souvent intégrée à
la période précédente) est d’une originalité assez radicale : accords en
écho se dissipant dans le premier mouvement; l’Adagio (sublime) commence avec
un cor qui grimpe dans l’extrême aigu, suivi du second cor qui descend dans
l’extrême grave, puis d’un hautbois qui répond avec une mélodie toute tendre;
le Menuet avec deux Trios au lieu d’un seul, le second dominé par les vents
avec des traits périlleux pour les cors; un Finale coloré au possible, en forme
de variations dont l’une, forte, donne des intervalles immenses aux cordes
appuyées par les ricanements des bois! Bref, je pourrais tout citer. Alors «moins
bonnes» les symphonies roses? Certainement pas, et ne vous privez pas – ce sont
parmi mes préférées!
Source des images: Wikipédia (Domaine public PD-US)