1) À pas feutrés
2) Le silence négatif
3) Le silence sert à écouter
4) Conquête par le bruit
5) De l'oreille et de l'amour du bruit
6) Conflits de droits
7) Sans silence, pas de musique
L’homme qui fait du bruit n’entre
en lui que du bruit (proverbe Touareg)
Les mots qu'on n'a jamais prononcés sont les fleurs du silence (proverbe japonais)
Leeuwenhoeck: savant et autiste type Kanner |
À pas feutrés
J’écrivais que les autistes ont les qualités de leurs
défauts et vice-versa. Si le bruit nous exaspère plus rapidement que les
personnes neurotypiques, nous tolérons autrement mieux qu’elles le silence et
la solitude. Un ami, lui-même autiste, est venu chez moi et s’est étonné :
«Ta maison est vraiment très silencieuse!». Oui, il y a rarement de la musique
qui joue, et la télé n’est allumée que lorsque je l’écoute – et je l’écoute
peu. J’aime dire que ma maison est mon petit monastère. Quoi! Elle est à mon
image! Mais est-elle si silencieuse? Une personne neurotypique pourrait être
troublée de vivre dans un tel environnement, et pourtant ma maison n’est pas
tout silence. Ma belle vieille horloge grand-père meuble le salon avec son
tictac et sa sonnerie à tous les quarts d’heure. Mon réfrigérateur est très
silencieux comparé à d’autres, mais il produit tout de même un petit bruit à l’occasion.
L’ordinateur sur lequel je travaille fait entendre le doux murmure de sa
ventilation. Les sons de la rue entrent chez moi, même si tamisés par portes,
fenêtres et murs. Mon compagnon félin, Napoléon, apprécie lui aussi cette
atmosphère acoustiquement tamisée. Les chats sont discrets : ils se
déplacent doucement et parlent peu. Ils ont horreur du bruit fort. Seraient-ils
autistes?! Pour moi, c’est une compagnie que j’aime, cette présence feutrée.
Une merveille que les chats!
Il n'y a de communion profonde que dans le silence. Les grandes émotions ne se communiquent et ne se partagent que dans le silence (Emmanuel de Miscault)
Le silence négatif
Le silence sert à écouter
Les citations en exergue sont tirées de ce livre. |
Pourquoi est-il si difficile d’obtenir le silence? Pourquoi
sommes-nous si tolérants au bruit? Pourquoi participons-nous, souvent à notre
insu, à ce tapage? Pourquoi certaines personnes affirment-elles même avoir
besoin du bruit pour travailler, pour étudier, pour vivre? Le psychothérapeute
André Renaud suggérait l’explication suivante. Pour pouvoir écouter quelqu’un,
il faut faire silence, silence en soi. Il faut faire le vide en soi pour faire
le plein de ce que l’autre a à nous dire (que l’«autre» en question soit une
personne qui nous parle ou une œuvre musicale qui est jouée). Or c’est là la
grande difficulté : car il y a une parole en nous, une parole sans cesse
en action. Parce qu’il oblige à écouter ce discours intérieur, le silence agit
comme un révélateur : il nous révèle notamment tout ce que notre voix
intérieure porte de souffrance, de douleur, de questionnement et d’angoisse. De
vide aussi quelquefois : plusieurs personnes n’utilisent-elles pas la
musique pour meubler la solitude? Cette voix intérieure dérange : pour ne
pas l’entendre, nous cherchons à la taire; et pour la taire, nous évitons le
silence qui nous met face à elle. Pourtant, dans le processus de la maturation
de la personne humaine, cet apprentissage du silence est peut-être le plus
important travail à réaliser sur soi...
Sans silence, pas de musique. Or la civilisation humaine est
de plus en plus bruyante. Le compositeur canadien Raymond Murray Schafer se penche
depuis quelques décennies sur ce phénomène, multipliant livres et études, dont
son désormais classique The tuning of the
world (paru en français en 1979 et réédité depuis, chez Jean-Claude Lattès
sous le titre Le paysage sonore). Cet
ouvrage marquait les débuts de l’«écologie sonore». Murray Schafer a donc observé
que, du chant grégorien au rock et aux «Raves», nous assistons à un grand
crescendo, à une immense augmentation du niveau sonore dans la musique
occidentale, et que cette évolution dans un domaine artistique reflète
l’évolution générale de notre civilisation. Le crescendo commence vers le 13e
siècle, alors que les orgues se développent. Le son puissant de ces instruments
symbolisait la toute-puissance de Dieu. Rapidement passée de l’univers sacré au
monde profane, cette association du bruit à la puissance s’est renforcée avec
le développement des armes à feu qui transforma radicalement l’art militaire à
la Renaissance. De l’époque du grand musicien classique Joseph Haydn
(1732-1809) à la fin du 19e siècle, l’orchestre symphonique ne cessa
de s’agrandir : le nombre croissant de ses membres se doublant évidemment
d’une puissance sonore toujours accrue. Ainsi, d’environ vingt musiciens,
l’orchestre finit par en compter cent, voire cent vingt; cela étant
contemporain de la montée du pouvoir de la bourgeoisie marchande comme des
progrès de la révolution industrielle, de ses bruits d’acier, de ses trains, de
l’urbanisation conquérante.
On apprend plus dans les bois que dans les livres. Les arbres et les rochers vous enseigneront
des choses que vous ne sauriez entendre ailleurs (saint Bernard)
Écoute le souffle de l’espace, le message incessant qui est
fait de silence (Rilke)
La conquête par le bruit
Une nouvelle phase du crescendo fut ouverte au début du 20e
siècle, avec l’invention de l’enregistrement et de l’amplification sonores. Ce
nouvel accroissement venait renforcer l’impérialisme qui lui était déjà
associé. En 1938, Adolf Hitler pouvait ainsi écrire : «Nous n’aurions pas conquis l’Allemagne sans
le haut-parleur». Industrialisation de la musique, multiplication des
réseaux de diffusion sonore, chaos acoustique général grandissant : autant
de choses qui ont motivé l’UNESCO à prendre position. En vain? Depuis le début
des années 1980, il y a tout de même un début de conscientisation, voire de
changement d’attitude chez un certain nombre de personnes. Dans quelques
domaines (transport, médecine : musicothérapie, architecture...), des
signes se multiplient qui commencent à témoigner du nécessaire decrescendo, de
la nécessaire diminution du bruit ambiant. Il n’est toutefois pas évident que
la musique soit concernée par cela : sa surutilisation semble plutôt
connaître de moins en moins de limites.
Les autres font ce qu’ils veulent de tes mots, tandis que
tes silences les affolent (Frédéric Dard, alias
San Antonio)
Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr (Paul
Valéry)
De l’oreille et de l’amour du bruit
Le culte du bruit dans la société moderne a fait naître
d’étranges comportements, comme celui du goût pour l’écoute de la musique à
très fort volume sonore. En physique acoustique, le niveau sonore se mesure en
décibels (dB). Selon les études, le bruit ambiant commence à devenir gênant à
partir de 50 dB. À plus de 80 dB, le bruit cause de la fatigue physique et
nerveuse : la norme industrielle stipule qu’un bruit de plus de 85 dB
commence à être dommageable pour l’oreille lorsqu’écouté de façon continue sur
une longue période de temps. À 100 dB, le bruit devient dangereux et à 120 dB,
il cause de façon immédiate une douleur intense. Culte du bruit : en
Europe, une loi a limité le volume sonore du iPod à 105 dB, au grand dam
d’Apple, mais aucune limite n’existe au Canada. 105 dB représente tout de même
l’équivalent du bruit d’un marteau-piqueur! Les haut-parleurs de certaines
discothèques peuvent émettre des sons allant jusqu’à 126 dB, ce qui revient
presque au vacarme à proximité d’un réacteur d’avion en marche! Or pour cet
organe délicat qu’est l’oreille, tout phénomène sonore est équivalent :
bruits industriels et musique produisent les mêmes effets...
Par goût de la musique forte, plusieurs adolescents et
jeunes adultes ne s’accordent pas de temps de repos auditif suffisant. Mais
d’autres personnes, elles, sont en situation professionnelle qui les expose
constamment à des niveaux de bruit intenses : les travailleurs d’usine et
de la voirie, les musiciens d’orchestre, les employés des discothèques,
etc. ; certains éducateurs physiques aussi car, dans nombre de gymnases,
des radios crachent de la musique jusqu’à 90 dB, ce qui est à peine moins que
la moyenne des discothèques (pour ma part, je n’ai jamais compris cette manie
de faire jouer de la musique dans les gymnases lors d’activités physiques.
J’imagine qu’il s’agit d’un autre «fruit» de l’association devenue
«traditionnelle» entre musique et «puissance», puissance au sens musculaire
ici!).
Nous sommes tellement dénaturés, nous avons tant perdu le
contact avec notre corps que nous valorisons ce qui lui fait du mal, comme le
bruit. Notre cerveau a pris goût à ce qui endommage nos oreilles. Une véritable
perversion de l’esprit.
Si le mot que tu vas prononcer n’est pas plus beau que le
silence, ne le prononce pas (Proverbe soufi).
Conflits de droits
Pour gérer le bruit dans la vie collective, il existe nombre
de lois et règlements. Dans la loi québécoise, la musique est assimilée à
n’importe quel autre bruit. Habituellement, les conflits peuvent se régler
assez facilement. Mais il y a des cas où se confrontent deux droits
fondamentaux reconnus par les chartes existantes : le droit à la
jouissance paisible des lieux et celui de la liberté d’expression (la musique
étant une des libertés garanties par ce dernier droit). Ainsi, dans plusieurs
situations, aucun contrôle n’est possible : restaurants, centres d’achats,
cinémas, etc. C’est le différend qui oppose les Ville de Montréal et de
Saint-Lambert à cause du bruit des spectacles dans le Parc Jean-Drapeau. Montréal
a toujours gagné et un juge a déclaré que c’était pour des raisons économiques
qu’il lui accordait de polluer sa voisine.
La collectivité semble accorder à certains bruits une protection
spéciale que les autres bruits n’obtiendront pas. Outre la «musique à fonction
commerciale», il y a aussi le bruit causé par les opérations de déneigement,
qui bénéficie d’une immunité totale, même de nuit! De même pour les bruits de
fêtes. Il y a quelques années, le théâtre du Bois-de-Coulonge, en bordure des
Plaines d’Abraham à Québec, avait programmé des représentations les jours des
festivités de la Saint-Jean, la fête nationale. Or, le bruit intense des
activités se déroulant à l’extérieur couvraient les paroles des comédiens à
l’intérieur du théâtre! Ayant dû rembourser les billets pour deux
représentations, et donc assumer de lourdes pertes, le théâtre intenta une
action contre le Comité organisateur des fêtes. Il perdit sa cause : à
l’occasion de la fête nationale, les interdits habituels en matière de bruits
ne s’appliquaient tout simplement plus...
Pour chanter, le rossignol n’ouvre qu’un tout petit bec (Yosa Buson, Japon)
Sans silence : pas de musique
À l’occasion d’un voyage dans la Nord québécois, je
rencontrais quelqu’un qui, par choix personnel autant que par nécessité
professionnelle, vivait avec sa femme et ses enfants hors des villes et
villages, proche de la nature sauvage. Malgré les possibilités, je me suis
rendu compte qu’il écoutait très peu de musique. Pourtant, il disait beaucoup
aimer la musique! C’est qu’il en écoutait uniquement que lorsqu’il se sentait
disponible pour se faire. Jamais en lisant un livre, jamais en faisant la
vaisselle. «Faire le vide en soi pour pouvoir faire le plein de ce que l’autre
a à nous dire»... Et toute la famille de même : on apprenait aux enfants à
faire de l’écoute de la musique une fête ; des occasions rares mais
auxquelles on participe pleinement. Il me dit que c’est une simple question de
respect : de respect pour l’art musical lui-même, de respect aussi pour les
gens qui lui consacre leur vie.
Certaines musiques sont comme des fleurs du silence. Celle
que j’entends, celle qui joue partout, est crotte du bruit!
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public PD-US) et sites commerciaux pour les couvertures de livres et dvds
Une partie de cet article avait été publiée dans la revue L'Agora: http://agora.qc.ca/
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public PD-US) et sites commerciaux pour les couvertures de livres et dvds
Une partie de cet article avait été publiée dans la revue L'Agora: http://agora.qc.ca/