Roseaux (opus 38).
Pour cor anglais et orchestre.
1. Modifications
2. Trouble
3. Contexte difficile
4. Crise de la quarantaine
5. Parcours de l'oeuvre
La partition et le matériel de Roseaux sont disponibles au Centre
de musique canadienne:
Contact: atelier@cmccanada.org
ou / or quebec@cmccanada.org
Roseaux. Pour cor anglais et orchestre: cordes, piano, tam-tam. Mon Opus 38… Voilà une
pièce que j’avais presque complètement oubliée lorsque Olivier Hue m’a dit son
intérêt envers elle. Professeur de hautbois au Conservatoire de Lyon, Olivier
projetait alors de monter un concert consacré à mes œuvres, concert qui aura
finalement lieu le 7 décembre 2016 en la Salle Debussy du Conservatoire, avec un ensemble d'étudiants du Conservatoire CRR. Roseaux l’intéressait parce que le cor
anglais (en fait un hautbois alto) y est mis en vedette : il en est le
soliste, avec un orchestre constitué de cordes, d’un piano et d’un tam-tam.
Modifications
Modifications
Je
suis donc revenu à Roseaux et en ai
préparé l’édition. Durant ce travail, j’ai jugé qu’il manquait quelque chose
dans le premier des trois mouvements. Dans ce mouvement très capricieux
rythmiquement, il manquait comme un «îlot de stabilité»; je dis bien de
stabilité, pas de sérénité. J’ai donc ajouté ce passage de quelques mesures bien assises dans leur
«rythme boiteux» avec leurs cordes pincées en glissandos des contrebasses. Le
mouvement est mieux caractérisé et équilibré grâce à elles.
Ce
ne fut pas la seule modification. Olivier m’avait dit qu’en raison de la petite
scène de la Salle Debussy, il était impossible d’utiliser un orchestre à
cordes. La solution fut de réduire l’orchestre à un quintette à cordes, donc un
musicien par partie. Or, il y a des divisi dans l’écriture de certains
passages (par exemple, les premiers violons divisés en deux groupes). Nous avons jugé que la plupart de ces divisi pouvaient être joués en
doubles cordes par un musicien, avec tout de même une difficulté pour la
justesse.
Cependant, les quelques 30 dernières mesures du second mouvement sont vraiment
conçues pour un orchestre à cordes : seul un orchestre peut rendre la
texture des nuages harmoniques indéterminés de ce passage. Impossible de le
jouer en quintette. Bon, la seule solution me fut de recomposer ces mesures,
rien de moins! Alors j’ai conservé les «gestes», mais j’ai réduit les nuages à
des notes précises. Je crois qu’il y a là une perte expressive, car le passage
original est très fort : après une sorte de danse, la musique y bascule,
sous les scansions angoissées de la note Mi martelée au piano, vers un paysage
onirique inquiétant, presque cauchemardesque, et la conclusion est
littéralement un saut dans le vide… La version «alternative» pour quintette
rend tout de même l’essentiel de cet effet de bascule, et le saut final demeure
éloquent. Alors le passage existe en deux versions : la version originale
avec nuages, et la version pour quintette avec des notes.
En jouant le second mouvement,
Olivier s’est exclamé : «Mais elle vient d’où cette musique??!!». Oui,
troublante…
Trouble
Photo par (C) Coralie Adato |
Car Roseaux a été non pas tant une pièce
«oubliée» qu’une pièce occultée me rappelant une période difficile de ma vie.
J’avais
achevé Roseaux en 2008 mais
l’essentiel avait été composé en 2006 dans un état second. Car 2006 fut une
année marquée par une rechute dans ces troubles anxieux qui me
hantaient depuis mon adolescence alors que j’avais subi de l’intimidation violente
à l’école, intimidation physique et psychologique sur base quotidienne qui me
vaudra un syndrome de stress post-traumatique envahissant par périodes… Le coût
de la différence. Durant cette période, je n’avais pas fait attention à moi.
Contexte difficile
Contexte difficile
Nuages harmoniques. Roseaux, deuxième mouvement,
version originale. (C) 2008 Antoine Ouellette SOCAN
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Crise de la quarantaine
Rossini n'a pas connu la crise de la quarantaine:
il avait déjà pris sa retraite!
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Dans mon cas, les œuvres de ma quarantaine
reflètent ce phénomène de fond. Ce sont mes «opus 30». Il y a Le Chat, un conte urbain, et son dérivé Le Chat rêve (clarinette et piano), des
pièces polystylistiques comme rarement chez moi. Il y a Joie des Grives, œuvre
dont je suis fier mais qui se situe à l’extrême limite entre l’harmonie et le
chaos (le chaos apparent de la Nature, je précise), et qui donc peut ne pas
plaire à toutes les oreilles – je savais d’ailleurs que je ne pourrais pas
aller plus loin en cette voie. Il y a Toute
paisible, ma dernière pièce pour piano solo, toute radicale en fait, d’un
calme extrême dans ses 20 minutes, tellement qu’aucun pianiste n’ose l’affronter!
Il y a Siyotanka, brève pièce pour
flûte et cordes destinée à une œuvre collective qui ne verra jamais le jour. Il
y a les versions pour orchestre de guitares de Fougères (Fougères 1 et
2) qui m’ont semblé sonner d’une manière très ascétique – au point que quelques
années plus tard je les réinstrumenterai complètement. Il y a deux pièces
«indiennes» créées pour un ensemble d’instruments insolite mariant instruments
occidentaux et de l’Inde, ce qui rend quasi impossible leur reprise en concert
même si, sur le coup, elles ont été jouées et dansées en spectacle. Et il y a
la meilleure des pièces de cette période : Roseaux… Je
sortirai de cette période problématique en recomposant complètement l’une de
mes pièces indiennes pour un orchestre symphonique de
type Haydn, sous le titre Carouge,
mon opus 40. C’est cette fois une musique joyeuse, claire, un peu acide et
tranchante, qui se ressent de ses origines chorégraphiques : c’est de la
musique dansante! Depuis, et la quarantaine passée, la musique s’est remise à
couler comme de source, avec une nouvelle profondeur : soulagement! Rétrospectivement,
je suis convaincu que tout artiste connait des périodes difficiles dans son
art. Je conseillerais alors de continuer à travailler tout de même : au
final, ces passages sont temporaires mais nécessaires pour approfondir notre
art.
Parcours de l'oeuvre
Parcours de l'oeuvre
Roseaux dure environ 20 minutes. J’aurais
pu l’intituler Concerto pour cor anglais
et orchestre de chambre, mais non, et le sous-titre est «Trois mouvements pour cor anglais et
orchestre».
Olivier Hue au cor anglais |
Il n’y
a pas de pôle tonal nettement affirmé dans Roseaux,
bien qu’il ne s’agisse pas d’une musique atonale à proprement parler. Le premier
mouvement semble débuter en La mineur, mais il se termine sur un long accord de
Mi majeur auquel le cor anglais ajoute la note Ré. Cette note ajoutée annonce le second
mouvement qui est en Ré mineur pour une bonne part, un Ré mineur modal, mais la
version originale se termine avec des nuages sonores indéterminés, donc hors
tonalité; la version alternative de la conclusion, elle, s’éteint sur un Ré
profond. Le troisième mouvement semble en sol mineur…, à moins qu’il soit en do
mineur… mais il se termine sur un accord mystérieux de Mi bémol majeur avec des
notes ajoutées. En fait, il se termine sur les résonances que le piano tient
avec la pédale, jusqu’à leur dissolution complète, alors que les autres
instruments se sont tus depuis quelques secondes. J’avoue avoir été saisi par
cette fin lorsque je l’ai entendue sur les instruments : c’est comme un
accord fantomatique, dématérialisé. J’avais demandé aux musiciens de rester
parfaitement immobiles jusqu’à l’extinction des résonances pour que les applaudissements
ne commencent pas sur elles, ce qui aurait gâché la vraie fin de la pièce.
Accord de tension: Mi majeur sur Ré mineur.
(C) Antoine Ouellette SOCAN
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Le
premier mouvement débute de manière «Presque immatérielle», comme noté dans la
partition. Les indications de mesures changent très souvent : pas de
stabilité ici, mais une forme d’inquiétude latente. Presque tout le mouvement
est basé sur les trois premières mesures. Après un premier sommet d’intensité,
le cor anglais joue un Mi prolongé à découvert (mesure 51). Les cordes
reviennent avec de fortes scansions sur la note Mi à laquelle s’ajoute sa
«jumelle conflictuelle» Ré. À la mesure 66, la musique devient plus vibrante :
on entend notamment un vif dialogue entre le cor anglais et les cordes qui s’échangent
de très courts motifs, puis les cordes se lancent dans une course folle (j’ai
demandé aux musiciens de ne pas «soigner» la sonorité ici!); la musique
devient extrêmement heurtée aux mesures 102-110, comme de puissants coups de
boutoirs. Suit le passage ajouté, en rythme stable mais obstiné en cinq temps.
Une montée vertigineuse du piano cherche à ramener un climat immatériel. L’accord
de Mi majeur clôt la pièce, perturbé par le Ré du cor anglais, longuement tenu
et en crescendo jusqu’à l’arraché fortissimo.
Le
second mouvement est marqué «Mystérieux». Sur un ostinato
légèrement dissonant des cordes, le piano joue une musique très ornementée, un
peu à la manière d’un psaltérion, avec des glissandos d’harmoniques au premier
violon. Sur une tenue qui se désagrège, le cor anglais chante une mélodie
marquée par de très larges intervalles. Puis la musique parcourt une seconde
fois le chemin parcouru, cette fois avec l’ajout du cor anglais, aussi ornementé
que le piano, et avec des notes graves comme des glas funèbres au piano – ces notes
graves appellent le tam-tam qui intervient aux moments charnières du mouvement,
lui qui était absent du premier mouvement – et lui aussi sonne comme un glas.
Sur un fond trillé, le piano joue une montée rapide en quartes, comme de la soie que l’on déchire, et la musique enchaîne dans une danse : une danse de même tempo, qui est à la fois animée et immobile. L’alto gratte des accords pincés à la manière d’une guitare qu’Ondine s’est bien amusée à exécuter! Mais cette danse n’impose pas une joie pure, et des cascades des cordes agitent l’air avec inquiétude. La musique se fixe sur la note Mi (hurlée par le piano qui se fait percussion), le cor anglais chante sa mélodie distendue, l’atmosphère se tétanise, et la pièce se conclut avec le saut dans le vide final, des glissandos des cordes qui mènent au silence. J’avoue que cette conclusion m’effraie.
Sur un fond trillé, le piano joue une montée rapide en quartes, comme de la soie que l’on déchire, et la musique enchaîne dans une danse : une danse de même tempo, qui est à la fois animée et immobile. L’alto gratte des accords pincés à la manière d’une guitare qu’Ondine s’est bien amusée à exécuter! Mais cette danse n’impose pas une joie pure, et des cascades des cordes agitent l’air avec inquiétude. La musique se fixe sur la note Mi (hurlée par le piano qui se fait percussion), le cor anglais chante sa mélodie distendue, l’atmosphère se tétanise, et la pièce se conclut avec le saut dans le vide final, des glissandos des cordes qui mènent au silence. J’avoue que cette conclusion m’effraie.
«Saut de l'Ange»: conclusion du deuxième mouvement de Roseaux, version alternative.
(C) 2016 Antoine Ouellette SOCAN
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Le
troisième mouvement n’apporte pas davantage de confort. Au contraire, il
approfondit l’atmosphère des deux précédents. Il s’ouvre au seul cor anglais
qui oscille autour de la note Ré, comme si celle-ci reprenait vie. L’écriture est dépouillée, mais il me semble que la
mélodie principale est l’une des plus belles que j’aie écrites, qui va-et-vient
toujours entre le rythme binaire et le rythme ternaire. Aux mesures 326-330
intervient un bref passage serein et chaleureux, comme une éclaircie dans les
nuages. Un canon intense se joue entre le cor anglais et les cordes, avec des
irisations du piano, dans les mesures 351 à 370. Puis vient la conclusion. Sur
des notes profondes, le piano égrène des triolets impassibles; le cor anglais
joue une déploration dans son registre grave, et les violons jouent, eux, une
mélodie «orientale» dans l’aigu, pendant qu’alto et violoncelle jouent des
cordes pincées en rythme libre, comme le bruissement de l’eau d’un ruisseau.
Étrange tranquillité. L’accord étrange de Mi bémol majeur (avec notes ajoutées)
s’installe aux cordes puis se dissipe, alors que demeure sa résonance
fantomatique au piano, longtemps, longtemps tenue, jusqu’à ce que tout son se
soit évaporé vers une autre dimension…
Extrait du troisième mouvement de Roseaux. (C) 2008 Antoine Ouellette SOCAN |
Pourquoi le titre de Roseaux? Parce que je donne souvent des noms de plantes à mes œuvres.
Parce que la anche double du cor anglais est faite avec du roseau. Parce que
cette musique est comme celle du vent dans les roseaux au bord d’un marais.
Parce que si cette musique a la fragilité du roseau, elle en a aussi la force
de résilience. Roseaux est un poème
sonore sur la résilience.
Extrait du deuxième mouvement de Roseaux. (C) 2008 Antoine Ouellette SOCAN |
Source des illustrations: Collection personnelle
et Wikipédia pour Rossini (Domaine public, PD-US)