Retour au chant grégorien
1. Les chants liturgiques chrétiens traditionnels
2. Mon expérience personnelle
3. Les raisons d'un étrange engouement
4. L'attrait du sacré
5. Un chant de moines?
6. Le tabou du sacré
7. L'art blessé
Une partie du présent
article a été publié dans le journal L’Agora (avril 1994)
Ange musicien, Melozzo di Forli, XVe s. |
Je ne sais pas vraiment où en est la pratique du chant
grégorien aujourd’hui. Mais encore dans les années 1990, le disque Enigma faisait un malheur: pulsation pop de batterie et lectures de textes du
marquis de Sade superposées à... une mélodie grégorienne! Le groupe Dead can Dance connaissait une belle
carrière avec ses arrangements rock de musiques médiévales enracinées dans le chant
grégorien... Venus d’Espagne, les disques des moines de l’abbaye bénédictine de
Santo Domingo de Silos (sur étiquette EMI)
détrônaient au hit parade les
productions des Madonna, Michael Jackson et compagnie... La maison Archiv Produktion remportait un beau
succès avec son coffret de quatre disques La
tradition du chant grégorien (1993), qui compile des versions enregistrées
en quelques pays (Espagne, Italie, Suisse, Allemagne, France) permettant ainsi
de faire des comparaisons intéressantes relativement à l’interprétation de
cette musique... De source sûre, je sais que même au Japon, un des cadeaux les
plus appréciés était un disque de chant grégorien!...
Cela dit, que ce soit aux États-Unis, en Europe, ici même au
Canada, les offices liturgiques avec chant grégorien attirent encore
d’importantes foules, comme à l’abbaye Saint-Benoît-du-Lac, près de Magog
(Québec). Mais quelle est donc cette musique étrange venue de si loin? Il faut dépasser les préjugés, car cette musique n'est pas ce que l'on pourrait croire.
Les chants liturgiques chrétiens traditionnels
Charlemagne, par Dürer |
Ces chants sont nombreux et variés. Dans la branche
occidentale, aux côtés de celui qu’on a nommé «grégorien», il y a - il y avait
- aussi les chants vieux-romain, ambrosien, gallican, celtique, mozarabe, etc.;
dans la branche orientale : les chants maronite, syriaque, arménien,
copte, éthiopien, etc., et surtout le byzantin qui s’est lui-même ramifié en de
nombreuses familles (chants roumain, serbe, slavon, russe, etc.). Au-delà de
leur diversité, ces chants possèdent en commun une esthétique de base et
certaines caractéristiques musicales.
En Orient chrétien, les divers chants traditionnels sont
toujours bien vivants, contrairement à l’Occident où ils sont presque disparus.
Pourquoi cette différence marquée Orient-Occident? C’est que l’Orient chrétien
a toujours opté pour une voie plus décentralisée en ce domaine, contrairement à
l’Occident. Au tout début du IXe siècle, dans une volonté d’unifier
spirituellement son vaste empire, Charlemagne (742-814) a, entre autres
mesures, imposé un répertoire donné tout
en ordonnant la suppression des autres. Pour «dorer la pilule», on a attribué
la paternité de ce répertoire imposé - d’où son nom - au Pape saint Grégoire le
Grand (c.540-604), figure prestigieuse du passé mais alors décédé depuis deux
cent ans! De pieuses légendes forgées après coup ont commencé à circuler,
de même que des images montrant le grand Pape à sa table de travail, dictant à
un scribe des mélodies que lui chante à l’oreille une colombe, symbole du Saint
Esprit! Et pourtant, s’il a été un grand réformateur de la liturgie en son
temps, il n’est nullement certain que saint Grégoire ait composé ou même connu
le répertoire particulier qu’on a nommé en son honneur. Fait troublant: aucun
manuscrit de chant grégorien antérieur au XIIIe siècle n’a été
retrouvé à Rome. Ce qu’on y a toutefois découvert, ce sont des manuscrits
contenant un autre répertoire, dit Vieux-romain.
Le chant grégorien pourrait être une transformation du Vieux-romain effectuée
en la ville de Metz.
Qu’est donc en fait ce chant grégorien tel que nous le
connaissons aujourd’hui? Une création due à plusieurs auteurs (demeurés
essentiellement anonymes), à l’origine de tradition orale, élaborée sur une
longue période et ayant bénéficié des apports de nombreuses cultures: Hébreux,
Grecs, Romains, Gaulois, Celtes, Francs... C’est une synthèse raffinée et mûrie
par les siècles, qui, dès sa conception, transcende les barrières des cultures.
Fruit de siècles entiers de méditation, il est une lumière pour notre époque en
recherche. Fruit de l’apport convergent de plusieurs cultures, il est un
exemple face aux exigences d’échanges entre peuples que pose notre temps. Ne
serait-ce que pour cela, il demeure toujours aujourd’hui un art exemplaire.
Mon expérience personnelle
La légende de saint Grégoire compositeur! |
Ce choc fut une porte ouverte sur la découverte : celle
du chant grégorien et de la musique médiévale. Celle aussi de la musique
modale : monodie (mélodie pure, sans accompagnement ou alors avec
accompagnement très discret), diatonisme (soit le fait de baser une pièce sur
un nombre limité de sons, toujours les mêmes, sans modulations ou chromatismes
ajoutés : bémols, dièses, bécarres), liberté et souplesse de rythme,
résonance du son, etc.; principes qui se retrouvent dans les musiques
classiques de Perse (Iran), d’Inde, du Japon, etc., comme dans les folklores
authentiques.
Bouleversé par cette expérience, j’ai contacté M.
Jean-Pierre Pinson qui venait de former un petit ensemble vocal se consacrant
justement à ce répertoire. Et me voici membre de ce que nous nommions,
modestement!, le Chœur grégorien de
Montréal... Au fil des ans qui suivirent, il me fut donné de parfaire mes
connaissances en ce domaine. En 1989, je devenais répétiteur pour le Chœur grégorien de l’église
Saint-Jean-Baptiste de Montréal, qui venait tout juste de se former autour
de Dom André Saint-Cyr, chef de chœur de l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac.
Mon nouveau groupe, en Janvier 2017 |
En 1991, j’acceptais de lancer le Chœur grégorien du Service
des activités culturelles de l’Université de Montréal. Il fallait partir de
zéro. En effet, dans ce groupe plus jeune, presque personne ne connaissait le
latin, langue principale du chant grégorien. C’était d’ailleurs mon propre cas
au début de mes explorations grégoriennes: le latin avait déjà été expulsé de
la formation scolaire et des églises depuis des lustres. Aussi, personne ne
connaissait ces mélodies à prime abord ni même l’esthétique générale de ce
chant, sans parler de son contenu religieux. Et mon expérience de
direction chorale n’était pas encore très grande... Peu à peu cependant, des
gens se formaient et se découvraient une passion grégorienne! À leur
suggestion, je fondais en septembre 1993 l’Ensemble
Grégoria, afin de pousser l’expérience plus loin.
Établi à la paroisse Saint-Matthieu de Montréal, Grégoria comptait alors une douzaine de
membres; tous féminins, à ma seule exception! Ce n’était pas chose délibérée:
simplement, les hommes semblaient hésiter à s’impliquer – hé les gars, où
êtes-vous donc??!! Certains candidats masculins étaient même carrément hostiles
à chanter du grégorien avec des femmes: «Ce n’est pas comme ça! Ce n’est pas le
vrai style!»... Déjà notre première saison nous aura
réservée bien des surprises. Comme ces visites d’une équipe de la télévision de
Radio-Canada, venue filmer l’ensemble
en répétition pour les besoins de l’émission Second Regard. Ou encore, comme en décembre, ce jeudi soir de
magasinage où nous avons décidé de chanter en plein centre-ville, sur la très
commerciale rue Sainte-Catherine! Des pièces grégoriennes du temps de Noël. Ce
fut un succès inespéré. Des gens s’arrêtaient pour nous écouter, même des
automobilistes qui ouvraient toutes grandes leurs fenêtres en attendant leur
feu vert! Nous avons reçu des «demandes spéciales» :
- «Connaissez-vous le Salve
Regina ?», nous demanda un jeune homme protestant.
- Oui.
- S’il-vous-plait, chantez-le nous!
Et une petite fille força Papa et Maman à écouter quelques
instants...
Je constatais ainsi à quel point le chant grégorien peut rejoindre les personnes selon les voies les plus variées. Déjà sur le seul plan des opinions religieuses, les membres de Grégoria reflétaient tout à fait le pluralisme de notre temps. L’expérience dura jusqu’en 1999. Puis, enseignant l’histoire de la musique à l’Université du Québec à Montréal, des étudiants m’avaient manifesté leur désir de prendre contact concrètement avec ce chant grégorien dont nous discutions en classe. Au cours des étés 2000 et 2001, je les ai donc réunis, en dehors de tout cadre formel : nous avons monté des pièces que nous avons chantées en public, notamment lors de messes à la Chapelle Notre-Dame-de-Bonsecours dans le Vieux Montréal. Je les ai amené visiter des monastères où se pratique cet art et en rencontrer les chefs de chœur. Ce furent de très beaux moments, enrichissants pour tous. Il y eu encore d’autres prestations jusqu’à ce que j’aie la drôle d’idée de faire un doctorat, ce qui ne me laissa plus de temps.
Les raisons d’un étrange engouement
Cantatorium, Saint-Gall, notation avec neumes, Xe s. |
Mais pourquoi ce retour du chant grégorien depuis la fin du XXe siècle? Certains, notamment dans l’Église même, parlent de
«nostalgie». Pareille nostalgie ne pourrait concerner que les gens qui l’ont
entendu et pratiqué à l’époque. Ce ne fut pas mon cas. Ce n’est encore moins
celui des jeunes qui ont pourtant été nombreux à se procurer les disques des
moines de Silos ou celui des Japonais qui ne sont pas de culture chrétienne. D’autres
sceptiques l’expliquent en se référant à des raisons d’ordre quasi
physiologique: commerce du «Nouvel âge», recherche du mieux-être, besoin aussi
de compenser par divers types de relaxation le surcroît de stress que nous
impose la vie actuelle. Dans ce contexte, le chant grégorien peut effectivement
se révéler comme ayant des vertus «thérapeutiques». Voilà une musique dont le
déroulement dans le temps épouse la respiration et la parole; une musique dont
le rythme comme suspendu se situe hors de ce temps très découpé, rigide, voire
étouffant qui est celui du quotidien dans notre civilisation obsédée de «productivité»
et de surconsommation...
Peu importe les motivations, reste que sur le plan musical
le chant grégorien est un trésor d’une richesse inouïe. D’une part, sa sobriété
ne doit pas faire oublier le fait qu’historiquement, il est à la base de toute
la musique occidentale. Le croira-t-on: c’est bien de lui - et de lui seul -
que dérivent la polyphonie (l’art de chanter à plusieurs parties), la notation
musicale (la mise par écrit de la musique, et même le nom des notes qui proviennent
d’une hymne grégorienne - cette invention date d'autour du Xe siècle, par exemple dans le Cantatorium de Saint-Gall et le manuscrit d'Einsiedeln qui donnent des notations en neumes des mélodies grégoriennes: voir les illustrations), de même que le premier théâtre musical d’Occident, bien avant
l’invention de l’opéra: le drame liturgique.
Au cours des siècles, de
nombreuses œuvres musicales l’ont exploité selon des façons aussi diversifiées
que fructueuses. Même le jazz lui doit beaucoup, particulièrement depuis sa
«période modale» incarnée par un Miles Davis, alors que les modes grégoriens
lui ont été directement adaptés. Ainsi, John Coltrane lui a rendu hommage
(inconsciemment?) dans l’extraordinaire psaume final de son A Love Supreme (1964). Comment croire
que tout cela aurait pu disparaître si facilement?
D’autre part, il y a peu de temps encore, le chant grégorien
faisait, ici et ailleurs dans les milieux catholiques, partie intégrante de la
culture musicale populaire, celle-là même que des fonctionnaires d’Église ont
prétendu vouloir mettre en valeur dans les années 1970 en ... éliminant le
Grégorien! Encore aujourd’hui, bien de nos aînés peuvent chanter de mémoire un
certain nombre de pièces grégoriennes.
L’attrait du sacré
Il ne faudrait surtout pas
oublier l’essentiel: par sa nature, le chant grégorien est un chant liturgique.
Comme les autres chants liturgiques chrétiens traditionnels, comme aussi
certaines musiques sacrées universelles, le chant grégorien est
particulièrement apte à sanctifier espace et temps. À quoi cela
tient-il? La parole, les qualités de la langue latine, le souffle, le rythme
libre, le système modal, l’unisson des voix sans accompagnement, la résonance
des lieux qui l’enveloppe quand on le chante? L’équilibre entre splendeur et
sobriété? Sûrement à tout cela à la fois.
Par ce qu’il porte, ce chant
fait dépasser les cadres étroits du quotidien. Or,
comme l’affirment les chrétiens d’Orient, restés beaucoup plus proches de leurs
traditions, la liturgie doit être un aperçu du Ciel, un avant-goût du paradis!
Associé à d’autres éléments de beauté (pas nécessairement de faste), ce chant
contribue justement à faire de la liturgie une méditation entre Cité terrestre et Cité céleste. Et même
écouté ou chanté hors du cadre liturgique, il possède toujours le pouvoir de
faire accéder à d’autres dimensions de la vie, à insuffler une énergie
pouvant éclairer le chemin sur terre. En ce sens, la redécouverte du chant grégorien
participe à une tendance plus globale visant à «ré-enchanter» notre vision
du monde, à cultiver un renouveau d’émerveillement. Cette ancienne musique
s’harmonise bien à la recherche d’une nouvelle spiritualité contemporaine.
Au diable le Pape, à la poubelle cette musique! |
C’est
aussi vrai des Hymnes depuis leur
invention par saint Ambroise, évêque de Milan en Italie, au IVe
siècle. Par cette place à la participation de tous, le chant grégorien fut à la
fois une école vivante de beauté et une école populaire d’apprentissage
progressif de la musique.
L’Église catholique a reconnu sa responsabilité face à
ce trésor inestimable. Dans ses documents officiels, le Concile Vatican II
réclamait le maintien du chant grégorien là où il était déjà pratiqué (article
116 de la constitution Sacrosanctum
Concilium). Plus encore : en 1974, le Pape Paul VI envoyait aux
évêques du monde catholique un petit manuel intitulé Jubilate Deo contenant des chants latins et grégoriens de base
destinés à être chantés par le peuple.On le verra plus loin, ce recueil ira à la poubelle plus souvent qu'autrement...
Un chant de moines?
Saint Ambroise de Milan |
Dans l’imagerie populaire actuelle, le chant grégorien est trop souvent réduit à un «chant de moine». Ce qui ne l’a pas aidé après le Concile, dans la mesure où les autorités désirèrent donner un rôle plus important aux simples laïcs. Mais cette imagerie ne correspond pas à la réalité historique. Les genres anciens (jusqu’au 4e siècle) ainsi que quelques autres qui forment pourtant une part essentielle du répertoire, ne sont pas d’origine monastique. C’est plutôt dans les siècles suivants, surtout à partir du VIe siècle avec la fondation de monastères de l’Ordre de Saint-Benoît, que l’influence monastique enrichira une tradition déjà bien vivante. Plus près de nous, c’est aussi aux Bénédictins que nous devons les travaux capitaux, amorcés au milieu du XIXe siècle à l’abbaye de Solesmes en France, pour la restauration d’une interprétation plus authentique de ce répertoire qui avait été plus ou moins maltraité depuis le XIVe siècle jusqu’alors.
Mais ceci ne doit pas faire oublier la part importante que
le grégorien doit aussi aux religieux séculiers et aux laïcs tout au long de
son histoire. Par exemple : dans la seconde moitié du XXe
siècle, plusieurs femmes laïques s’y sont illustrées d’une façon exemplaire (à
la suite de ces générations de Bénédictines qui, ne l’oublions pas, le mettent
elles aussi à l’honneur dans leurs monastères): Justine Ward (auteure d’une
méthode devenue classique), Chanterelle del Vasto et Anne-Marie Deschamps
(fondatrice et directrice de l’Ensemble
Venance-Fortunat), toutes deux des interprètes inspirées, Marie-Claire
Billecocq (une des éditrices du Graduale
Triplex, livre de chevet des grégorianistes publié par Solesmes en 1979),
etc. Mes différents
choeurs grégoriens regroupent des laïcs: nous chantons le Grégorien avec qui nous sommes, sans chercher à imiter les moines. Je ne pose aucune question sur la foi aux candidats choristes: croyantEs ou non croyantEs, cela n'importe pas dans ce cadre. À Grégoria, j'ai eu des choristes protestants et deux choristes juives. La mère d'une de ces dernières avait été choquée que sa fille chante «des chants catholiques» (Horreur!) mais, en me rencontrant, elle a bien réalisé que je ne cherchais pas à convertir sa fille!
choeurs grégoriens regroupent des laïcs: nous chantons le Grégorien avec qui nous sommes, sans chercher à imiter les moines. Je ne pose aucune question sur la foi aux candidats choristes: croyantEs ou non croyantEs, cela n'importe pas dans ce cadre. À Grégoria, j'ai eu des choristes protestants et deux choristes juives. La mère d'une de ces dernières avait été choquée que sa fille chante «des chants catholiques» (Horreur!) mais, en me rencontrant, elle a bien réalisé que je ne cherchais pas à convertir sa fille!
Le tabou du sacré
Malheureusement, pour des raisons qui trahissent un
effrayant manque de jugement, le chant grégorien a été de fait expulsé de la quasi-totalité
des paroisses, cela tant contre la lettre que contre l’esprit du Concile; cela
sans aucun égard pour la culture vivante des gens dont il faisait partie
intégrante. Il y aurait long à dire sur cet épisode de dépossession spirituelle
encore tout récent.
C’est
que pour certaines personnes, même s’identifiant et appartenant à l’Église, le
chant grégorien reste tabou parce qu’attaché dans leur esprit à une époque
relativement récente de «cléricalisme triomphant» qui les a heurtées ou
blessées. C’est toutefois injuste à son égard car, dans sa conception et sa
composition, le chant grégorien est très antérieur à cette époque. Ses formes
les plus anciennes (cantillations, psalmodies, litanies) remontent aux premiers
siècles de l'ère chrétienne alors que les chrétiens étaient persécutés par les empereurs
romains. Après l’édit de Constantin, qui inaugure en l’an 313 une ère nouvelle
de tolérance face au christianisme, naissent deux autres genres: les hymnes et
les alléluias. L’ensemble des chants propres aux fêtes de l’année liturgique
est presque entièrement formé au début du IXe siècle, soit avant
les croisades et inquisitions, et aussi avant les schismes qui allaient
déchirer l’Église dans les siècles suivants.
Le Paroissien romain est l'une de mes sources principales pour éditer les pièces que je fais travailler à mon choeur. |
Malgré les écrits officiels, les faussetés véhiculées contre
le Grégorien ont, dans la pratique, causé sa disparition de la liturgie.
Aussitôt distribué, le petit recueil grégorien de Paul VI s’est retrouvé au
fond des armoires… ou des poubelles! Et puis, le Concile désirait, avec quatre
siècles et demi de retard sur les Luthériens, systématiser la «participation»
de toute l’assemblée au chant liturgique. Il a été jugé, à tort, que le
Grégorien ne pouvait remplir ce mandat. Il a aussi été surtout jugé que la langue latine utilisée dans ce
chant devait céder la place aux langues vernaculaires. Il aurait peut-être été
possible d’adapter le Grégorien, mais la tâche a été considérée comme trop
délicate. Il a finalement été jugé que le Grégorien constituait une sorte de
drapeau pour un groupe d’«intégristes traditionalistes». Et pour finir de
clouer le cercueil, certains grégorianistes eux-mêmes, par leurs rivalités
ridicules, ont contribué à le discréditer… Tout cela a eu pour résultat
prévisible la disparition du Grégorien dans la liturgie et l’accession de la
chanson pastorale au titre de «musique liturgique» alors qu’elle n’en possède guère les qualités spirituelles.
Ceci rejoint la suspicion qui s’est installée à l’égard du
religieux en général, souvent posé en synonyme d’obscurantisme et
d’intolérance. Lorsque je dirigeais l’Ensemble
Grégoria, il nous arrivait de devoir chanter quelques psaumes en français
lors de liturgies. Quelques choristes protestaient: «J’aime beaucoup mieux
chanter en latin: au moins là je ne comprends pas les paroles!».
L’art blessé
Les années 1990 auront ainsi été une occasion ratée. La
vivacité du chant grégorien témoignait alors non seulement de la profondeur de
ses racines dans la culture, mais aussi d’une valeur réelle qu’il porte
toujours en lui pour aujourd’hui. À l’heure même où un public de plus en plus
vaste et de tous les horizons spirituels se ressourçait dans sa lumière, les
résistances furent trop vives au sein de l’Église pour ne serait-ce que le
tolérer ici et là dans un esprit de charité et de pluralisme. À mesure que
disparaissent les aînés qui avaient connu le Grégorien et qui auraient pu
contribuer à le faire revivre, à mesure que les jeunes générations, elles,
délaissent tout simplement de plus en plus la pratique religieuse, les traces
de cet héritage s’estomperont dans la pratique liturgique.
En fait, n’eut été des moines bénédictins et de quelques
musiciens laïcs (pas forcément croyants mais conscients de sa
valeur), le chant grégorien serait déjà aujourd’hui mort et enterré. Au grand
soulagement, n’ayons crainte!, d’un certain clergé pensant ainsi mieux se rapprocher du «peuple», un «peuple» qui pourtant, lui,
devenait au même moment de plus en plus instruit, cultivé et ouvert. Et un peuple
qui a déserté les églises. J’en suis venu à penser que
l’éloignement de tant de personnes vis-à-vis de l’Église provient davantage de
cette attitude irrespectueuse et arrogante que des difficultés morales ou
théologiques de la foi catholique elle-même.
Le «diabolique» Paganini |
Concernant spécifiquement la musique classique, ce délaissement du chant grégorien a un effet inattendu.
Comme dit précédemment, le chant grégorien étant à la base de développements
musicaux fondamentaux et exceptionnellement fructueux, sa disparition de la
culture vivante complique évidemment grandement la tâche de compréhension de
l’histoire musicale. Mais il y a encore plus grave. Beaucoup d’œuvres
classiques puisent directement à la source grégorienne, au premier plan la
majeure partie des répertoires du Moyen-âge et de la Renaissance, mais encore
un nombre significatif d’œuvres ultérieures, Baroques, Classiques, Romantiques
ou du XXe siècle. Par exemple, des pans entiers du répertoire
d’orgue se fondent sur des mélodies grégoriennes, depuis les Tientos de l’espagnol Antonio de Cabezon
(1500-1566) jusqu’aux fresques du français Olivier Messiaen (1908-1992). Des
symphonies, des sonates, des oratorios font de même. On retrouve des mélodies
grégoriennes citées même dans plusieurs œuvres non religieuses. Je pense par
exemple à toutes les utilisations faites de la séquence Dies Irae de l’Office des défunts, composée vers le XIIe
siècle et dont le texte décrit le Jugement Dernier puis la Félicité céleste.
Hector Berlioz, lui-même non croyant, la cite dans le final de sa Symphonie Fantastique (1830) pour
souligner les visions cauchemardesques d’un artiste réfugié dans l’opium suite
à une peine amoureuse! Serge Rachmaninov l’emploi aussi dans sa Rhapsodie sur un thème de Paganini
(1934) pour ironiser sur la légende selon laquelle le violoniste-compositeur
Niccolo Paganini (1782-1840) avait vendu son âme au Diable en échange d’une
virtuosité stupéfiante.
Avec la disparition du chant grégorien de la culture
vivante, toutes ces œuvres perdent une partie de leur sens. Ne connaissant pas
les mélodies, les auditeurs ne les repèrent pas à l’audition. Dans
l’impossibilité où ils se trouvent aussi de leur associer leur signification
spirituelle, ces gestes des compositeurs passent complètement inaperçus.
L’œuvre musicale devient alors un simple objet esthétique «C’est beau»,
«Je n’aime pas ça», etc. Elle quitte alors à son tour la culture vivante.
Francis Poulenc (1899-1963) |
Quel avenir ont alors ces trésors de l’humanité: objets de musée sans signification ni résonance dans la vie réelle? Pour pallier à cette menace, certains pays, comme la France et le Québec, ont réagi en intégrant à l’enseignement scolaire des cours de «culture religieuse». Le religieux devient «phénomène culturel» abordé d’une façon purement intellectuelle mais, tout de même, les clés des œuvres d’art qu’il a inspiré peuvent rester connues. Entre deux maux, mieux vaut choisir le moindre…
Alors voilà, je suis retourné au Grégorien. J’aimerais
partager mes connaissances en cet art. Je verrai l’accueil et la réponse. Sinon
ce ne sera pas perdu : j’aurai eu l’occasion de pratiquer la direction
pour me préparer à diriger ma propre musique!
Source des illustrations: Collection personnelle
et Wikipédia (Domaine public, PD-US)