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jeudi 1 juin 2017

LE MYSTÈRE GUILLAUME LEKEU (1870-1894)

Le mystère Guillaume Lekeu (1870-1894)
1. La fièvre
2. Une vieille âme en quête de fantaisie
3. Des dons exceptionnels, mais pas un prodige

 
Que diriez-vous si vous tombiez sur ce poème écrit par votre ado de 15 ans?

La douleur m’accable
Le malheur semble s’être attaché à mes pas
Et la vie m’est devenue une souffrance
C’est pourquoi j’appelle la mort
Pourquoi je veux me replonger
Dans le néant d’où je suis sorti…

Ouille! «Viens t’en, on va voir un médecin!»… Surtout que cet ado a vécu dans un milieu aimant, et montre des dons prodigieux pour la musique… Voilà, ces vers figurent en exergue d’une Sonate pour violon et piano que le jeune Guillaume Lekeu a commencé à composer à 15 ans (et qu’il laissa inachevée). Je sais que selon DSM et compagnie, penser à la mort, à sa propre mort et / ou à la mort de ses proches, y penser souvent, est un signe alarmant indiquant un problème de santé mentale. Or le jeune Guillaume n’était ni suicidaire ni dépressif. Comme bien des gens, même si peu osent l’avouer, c’est simplement qu’il pensait souvent à la mort. Je compte moi-même parmi ces gens, sans être dépressif. C’est juste que des pensées au sujet de la mort me viennent en tête presque tous les jours, sans être obsessives non plus. Guillaume était ainsi. La mort fait partie de la vie : donner la vie, c’est aussi donner la mort. Plusieurs refusent d’y penser (car, «ça donne quoi?») ou se disent que leur mort n’est pas pour demain – qu’en savons-nous? Des gens se lèvent de bonne humeur un matin, déjeunent, vont travailler… et ne reviendront pas, victimes d’un accident ou d’un malaise foudroyant. Je crois que la perspective non-obsessionnelle de la mort peut aider à mieux vivre, à mieux profiter de la vie, et plus encore à prendre conscience de sa fragilité (malgré nos tendances à crâner : «Moi je suis fort!»). Prendre conscience de la fragilité de la vie peut contribuer à devenir plus compatissant et bienveillant envers les autres, envers les autres formes de vie aussi. La perspective de la mort portera certaines personnes au dépassement de soi afin de préparer leur vie au-delà. Je ne vois là aucun problème.

La fièvre

Le Docteur Almroth Wright
Peut-être que Guillaume sentait que sa vie serait brève, car il est décédé le lendemain même de son 24e anniversaire… Il était né à Heusy en Belgique le 20 Janvier 1870 et mort à Angers le 21 Janvier 1894. En octobre 1893, il avait fait de la musique avec deux amis et était allé au restaurant avec eux. Au dessert, les jeunes hommes ont pris un sorbet. Contaminé. Les trois seront indisposés, mais Guillaume en mourra : fièvre typhoïde… deux ans avant que le Docteur Almroth Wright invente un vaccin contre cette maladie qui touche encore aujourd’hui autour de 20 millions de personnes par année et en tue un demi-million, essentiellement dans des pays pauvres… Une maladie qui peut faire longtemps souffrir sa victime avant de l’achever si elle n’est pas soignée avec des antibiotiques – et ces médicaments n’existaient pas à l’époque de Guillaume… Ses derniers mois ont donc été passés dans les malaises physiques, assombris de plus par une peine d’amour… https://fr.wikipedia.org/wiki/Fi%C3%A8vre_typho%C3%AFde    
         
Eugène Ysaye
Une courte vie qui se résume rapidement. Guillaume reçoit ses premières leçons de musique du directeur du conservatoire de Verviers. En 1879, ses parents s'installent à Poitiers, où il fréquente le lycée tout en poursuivant ses études de musique en autodidacte. Il compose sa première pièce à l'âge de quinze ans. En 1888, sa famille s'installe à Paris, où il devient l'élève de César Franck, puis de Vincent d'Indy. En 1891, avec sa cantate Andromède, il remporte le second prix au concours du Prix de Rome de Belgique. Le grand violoniste Eugène Ysaye lui demande alors de composer une Sonate pour violon et piano. Ce sera un chef-d’œuvre qu’Ysaye interprète en mars 1893. Ysaye demande à Guillaume de composer pour lui d’autres œuvres de musique de chambre en l’assurant qu’il allait toutes les donner en public. Guillaume entreprendra ainsi un Quatuor pour piano et cordes dont il achèvera deux mouvements, et puis… la Grande Faucheuse passa…

Pour écouter la Sonate en sol majeur pour violon et piano :


Une vieille âme en quête de fantaisie?

Guillaume était-il une «vieille âme»? En tout cas, sa musique est très chromatique, dans la lignée de celle de César Frank qui lui a enseigné. S’il avait vécu davantage, je me demande comment il se serait positionné face à la musique atonale. Son compatriote Désiré Paque (1867-1939) qui enseignait au Conservatoire de Liège, avait pondu un ouvrage de Solfège atonal qui fut agréé en 1892 et, en 1898, il composera une Sonate pour violon et piano entièrement atonale, cela bien avant la naissance «officielle» (et donc fausse) de la musique atonale avec Arnold Schoenberg…


Je me demande aussi quel accueil Guillaume aurait réservé au courant néoclassique ou au jazz qui allait déferler en Europe quelques années seulement après son décès… Donc, une «vieille âme»? Chose certaine, Guillaume adorait la poésie et a orné ses partitions de plusieurs citations, notamment de Charles Baudelaire. Notre jeune ami était assurément très romantique! On trouve dans sa musique des moments emportés, fiévreux, exaltés, comme l’ostinato véhément ouvrant son ultime Quatuor avec piano… Mais surtout, un nombre impressionnant de ses œuvres sont des pièces lentes, des Adagios. Le goût de la profondeur, quoi. Il y a entre autres une étonnante Introduction et adagio pour tuba et orchestre d’harmonie! Sa pièce la plus connue, outre la Sonate, est l’extraordinaire Adagio pour quatuor d’orchestre, composé à 20 ans. Cet Adagio préfigure La nuit transfigurée, aussi pour ensemble à cordes, qu’Arnold Schoenberg composera en 1899 – le pizzicato isolé des violons vers 11’30 est un geste singulièrement schoenbergien! Mais je me permets de penser que la pièce de Guillaume a l’avantage de la concision (12’30) sur celle du Viennois.

Pour écouter l’Adagio :

Cela dit, Guillaume a composé quelques pièces légères aussi, dont les Trois Pièces pour piano de 1892 pour l’éditeur Muraille : «Des denrées commerciales… Un intérêt des plus médiocres… Je n’ai d’autre bût en les portant à Muraille que d’essayer par là de lui faire avaler plus tard des choses plus solides», écrit-il! Pourtant, une des dernières œuvres de Guillaume, la Fantaisie sur deux airs populaires angevins, pour orchestre, montre un allègement. La première partie en est heureuse, vive même, avec une instrumentation plus claire que celle de ses œuvres orchestrales précédentes. Peu à peu, cette atmosphère de fête bascule dans des climats passionnés et oniriques. Ces derniers sont empreints de douceur et d’une rare tendresse – il y a des phrases de toute beauté à la flûte, au hautbois, à l’alto solo. Cette tendresse me semble être un élément caractéristique de Lekeu, un sentiment (trop) rarement exploré en musique symphonique. On peut ici penser à la première partie du roman Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1886-1914) lui aussi disparu trop jeune, tué à la guerre. Dans la Fantaisie, le kaléidoscope émotionnel est superbement maîtrisé sur le plan du déroulement. Je ne suis donc pas certain que Guillaume aurait embrassé l’atonalité ou poursuivi en composant des pièces systématiquement sérieuses : il est plutôt possible qu’après avoir été un «jeune vieux» il soit devenu un «vieux jeune». La Sonate pour violon et piano est toute proche de Maurice Ravel, surtout le second mouvement qui contient, outre cette tendresse particulière déjà mentionnée, des inflexions mélodiques annonçant la Pavane pour une infante défunte que Ravel composera en 1899… On ne saura jamais.

Pour écouter la Fantaisie sur deux airs populaires angevins :


Des dons exceptionnels, mais pas un prodige

La mythologie de la musique classique raffole des histoires d’enfants prodiges… en oubliant que nombre de maîtres n’ont pas été des enfants prodiges. Guillaume ne l’a pas été. Il a composé ses premières pièces à 15 ans, et elles sont bien imparfaites, souvent même laissées inachevées. Ce qui signifie que son œuvre entière a été élaborée en moins de dix ans, une bien courte période… En 2015, la maison de disques belge Ricercare a publié un magnifique coffret de huit disques contenant l’intégralité de l’œuvre de Lekeu, sous le titre Les fleurs pâles du souvenir, qui est aussi l’exergue de la partition de l’Adagio pour quatuor d’orchestre. «Intégralité» étant ici l’ensemble des pièces que Guillaume a complétées (ou au moins des mouvements) et nous sont parvenues sous une forme exécutable (ou pouvant l’être moyennant quelques retouches mineures, par exemple lorsque des mesures sont incomplètes). Cela représente tout de même près de dix heures de musique.

Le coffret inclut un livret de 128 pages bien tassées, avec une étude approfondie du contexte et de chaque pièce signée par Jérôme Lejeune. Chaque disque vient dans une enveloppe cartonnée ornée de photos et d’extraits de lettres de Guillaume Lekeu. L’objet est beau, le parcours proposé impressionnant tout autant que touchant. Le premier disque offre les deux œuvres finales : la Sonate pour violon et le Quatuor. C’est le point d’arrivée… et de fin. Certains critiques ont médit de la version enregistrée ici de la Sonate mais, pour ma part, je la trouve tout à fait bien.

Les éditeurs de Ricercare ont eu l’excellente idée de poursuivre en ordre chronologique, ce qui nous fait suivre pas à pas le développement créatif de Guillaume. Le premier disque se poursuit ainsi avec les premières pièces du compositeur qui datent de 1885, à commencer par le fragile Choral pour violon et piano. La mélodie Les pavots est particulièrement réussie et hypnotisante (elle se conclut toutefois d’une manière affirmative qui semble forcée, mais bon…). Et voilà le premier de ces adagios : Méditation, pour quatuor à cordes (d’une durée de 11 minutes). Le disque 2 poursuit avec les années 1885 à 1888, en douze pièces, certaines légères et dansantes, mais avec deux autres pièces très intérieures (à nouveau de quelques 10 à 12 minutes) : Molto adagio, pour quatuor à cordes, et un troublant Lento doloroso pour piano. Le disque 3 est consacré à l’année 1888. Il s’ouvre sur un autre adagio développé, Adagio molto espressivo, pour deux violons et piano. Puis vient la première grande œuvre de musique de chambre, le Quatuor à cordes en sol majeur, en six mouvements (36 minutes). Il s’agit d’une vraie musique chambriste et intimiste. Souvent, les quatuors à cordes de cette époque sont de type symphonique, avec une écriture virtuose et quasi orchestrale. Le Quatuor de Lekeu est d’une autre eau, et très réussi d’ailleurs. Le bref Capriccio (4e mouvement; deux minutes à peine!) est très rapide de tempo tout en donnant une impression planante, et l’écriture y est étonnante de dépouillement.
Guillaume petit enfant
Disque 4 : 1888-89. Nouvelle œuvre de musique de chambre, la Sonate pour violoncelle et piano, en fa mineur. Là, c’est symphonique de conception! Et immensément romantique. Un peu fou aussi : le premier mouvement dure 20 minutes à lui seul, alors que l’œuvre complète (en quatre mouvements) fait près de 45 minutes! Pourtant, ce torrent passionné est bien soutenu, et notre attention d’écoute ne faiblit presque pas jusqu’à la fin (qui laisse tout de même un peu essoufflé). Sur le même disque apparait la première pièce pour orchestre : Introduction symphonique aux Burgraves. Hormis les questions liées à l’inexpérience de Guillaume en matière d’orchestration à cette époque, cette pièce privilégie une écriture dense, presque opaque par moments, avec des basses généreuses – un type d’écriture qu’il conservera jusqu’à l’allégement de la Fantaisie sur deux airs populaires angevins. C’est l’Orchestre philharmonique de Liège qui, dirigé par Pierre Bartholomée, assure la musique orchestrale dans tout ce coffret. Un bon orchestre qui, à l’image de cette musique, privilégie les registres médium et grave (peut-être que la prise de son ou encore la salle y sont aussi pour quelque chose). Le disque 5, années 1889-90, offre notamment quatre pièces pour orchestre : Barberine, Chant de triomphale délivrance (ou Première Étude symphonique), Fantaisie contrapuntique sur un cramignon liégeois (qui commence avec les cordes qui s’accordent! L’humour y est plus ou moins réussi, tout comme le contrepoint, mais la pièce bascule vers le rêve et prend alors une autre dimension), et la Seconde Étude symphonique. Cette dernière est en deux mouvements décrivant les personnages de Shakespeare Hamlet puis Ophélie. Les deux versions d’Ophélie sont enregistrées ici. J’avoue beaucoup aimer cette pièce qu’être chef, je dirigerais volontiers.

Pour écouter la Deuxième Étude symphonique (Hamlet, Ophélie)

Page manuscrite de Guillaume Lekeu
Disque 6 : 1891. Du costaud! Le tumultueux Trio pour violon, violoncelle et piano, en do mineur (44 minutes!), mieux équilibré que la Sonate pour violoncelle, mais dont je trouve les idées moins caractérisées, je ne sais pas. Suit une belle et originale Sonate pour piano, en sol mineur, en 5 mouvements (mais plus concise avec ses 21 minutes). Elle me semble annoncer le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel avec son hommage (sans perte de personnalité) à la musique du 18e siècle. Les trois premiers mouvements ne portent pas de titres mais il s’agit d’un Prélude auquel succèdent deux Fugues. Le disque s’achève par la totale : le fameux Adagio pour quatuor d’orchestre.

Le disque 7 poursuit sur l’année 1891 en s’ouvrant avec le sonore Épithalame pour orgue et orchestre, pièce composée pour le mariage d’un ami et très réussie. Mais la majeure partie est consacrée à Andromède, une cantate pour solistes, chœur et orchestre qui, d’une durée de 45 minutes, est l’œuvre la plus imposante de Lekeu. Andromède a été composée pour le concours du Prix de Rome, sur un texte imposé et un peu ampoulé comme souvent dans ce genre d’œuvres. Guillaume ne remporta que le second Prix (et a pensé le refuser par dépit!); je serais curieux d’entendre l’œuvre qui s’est méritée le Premier prix, car celle-ci est superbe, traversée par des mélodies bien typées et des climats diversifiés. Après coup, Andromède sera d’ailleurs reprise en concert public, ce qui ne semble pas avoir été le cas des œuvres concurrentes, comme quoi…

Le disque 8 conclut avec les années 1891-92. On y trouve deux nouveaux grands adagios, puis une version pour ensemble de chambre de la touchante Plainte tirée d’Andromède. La Fantaisie sur deux airs populaires angevins y est, dans ses deux versions, l’originale pour orchestre et l’arrangement pour piano quatre mains. Là se trouve une des rares petites taches de ce coffret : à 3’17, un raccord raté lors du montage gâche sur une fraction de seconde un passage merveilleux de la pièce. Je me demande pourquoi cela n’a pas été corrigé. Bon, ça arrive… Le parcours se termine avec les Trois poèmes pour soprano (les deux premiers avec piano, le dernier avec en plus un quatuor à cordes), puis une Berceuse pour piano. Suivra dans la vie de Guillaume la Sonate pour violon et piano et les deux premiers mouvements du Quatuor pour piano et cordes. Puis il y aura cet après-midi où trois amis musiciens sont allés passer de bons moments dans un café… et y ont mangé du sorbet contaminé. Reste les œuvres, et les fleurs pâles du souvenir. 

 

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux et coffret Ricercare.