Le mystère
Guillaume Lekeu (1870-1894)
1. La fièvre
2. Une vieille âme en quête de fantaisie
3. Des dons exceptionnels, mais pas un prodige
Que
diriez-vous si vous tombiez sur ce poème écrit par votre ado de 15 ans?
La douleur
m’accable
Le malheur
semble s’être attaché à mes pas
Et la vie
m’est devenue une souffrance
C’est
pourquoi j’appelle la mort
Pourquoi je
veux me replonger
Dans le
néant d’où je suis sorti…
Ouille!
«Viens t’en, on va voir un médecin!»… Surtout que cet ado a vécu dans un milieu
aimant, et montre des dons prodigieux pour la musique… Voilà, ces vers figurent
en exergue d’une Sonate pour violon et piano que le jeune Guillaume Lekeu a
commencé à composer à 15 ans (et qu’il laissa inachevée). Je sais que selon DSM
et compagnie, penser à la mort, à sa propre mort et / ou à la mort de ses
proches, y penser souvent, est un signe alarmant indiquant un problème de santé
mentale. Or le jeune Guillaume n’était ni suicidaire ni dépressif. Comme bien
des gens, même si peu osent l’avouer, c’est simplement qu’il pensait souvent à
la mort. Je compte moi-même parmi ces gens, sans être dépressif. C’est
juste que des pensées au sujet de la mort me viennent en tête presque tous les
jours, sans être obsessives non plus. Guillaume était ainsi. La mort fait
partie de la vie : donner la vie, c’est aussi donner la mort. Plusieurs
refusent d’y penser (car, «ça donne quoi?») ou se disent que leur mort n’est
pas pour demain – qu’en savons-nous? Des gens se lèvent de bonne humeur un
matin, déjeunent, vont travailler… et ne reviendront pas, victimes d’un
accident ou d’un malaise foudroyant. Je crois que la perspective
non-obsessionnelle de la mort peut aider à mieux vivre, à mieux profiter de la
vie, et plus encore à prendre conscience de sa fragilité (malgré nos tendances
à crâner : «Moi je suis fort!»). Prendre conscience
de la fragilité de la vie peut contribuer à devenir plus
compatissant et bienveillant envers les autres, envers les autres formes de vie
aussi. La perspective de la mort portera certaines personnes au dépassement de
soi afin de préparer leur vie au-delà. Je ne vois là aucun problème.
La fièvre
Le Docteur Almroth Wright |
Peut-être
que Guillaume sentait que sa vie serait brève, car il est décédé le lendemain
même de son 24e anniversaire… Il était né à Heusy en Belgique le 20 Janvier 1870 et mort à Angers
le 21 Janvier 1894. En octobre 1893, il avait fait de la
musique avec deux amis et était allé au restaurant avec eux. Au dessert, les
jeunes hommes ont pris un sorbet. Contaminé. Les trois seront indisposés, mais
Guillaume en mourra : fièvre typhoïde… deux ans avant que le Docteur
Almroth Wright invente un vaccin contre cette maladie qui touche encore
aujourd’hui autour de 20 millions de personnes par année et en tue un
demi-million, essentiellement dans des pays pauvres… Une maladie qui peut faire
longtemps souffrir sa victime avant de l’achever si elle n’est pas soignée avec
des antibiotiques – et ces médicaments n’existaient pas à l’époque de
Guillaume… Ses derniers mois ont donc été passés dans les malaises physiques,
assombris de plus par une peine d’amour… https://fr.wikipedia.org/wiki/Fi%C3%A8vre_typho%C3%AFde
Eugène Ysaye |
Une courte
vie qui se résume rapidement. Guillaume reçoit ses premières leçons de musique
du directeur du conservatoire de Verviers. En 1879, ses
parents s'installent à Poitiers, où il fréquente
le lycée tout en poursuivant ses études de musique en autodidacte. Il compose
sa première pièce à l'âge de quinze ans. En 1888, sa famille s'installe à Paris, où il devient l'élève de César Franck, puis de Vincent d'Indy. En 1891, avec sa cantate Andromède,
il remporte le second prix au concours du Prix de Rome de Belgique. Le
grand violoniste Eugène Ysaye lui demande alors
de composer une Sonate pour violon et piano. Ce sera un chef-d’œuvre qu’Ysaye interprète en mars 1893. Ysaye
demande à Guillaume de composer pour lui d’autres œuvres de musique de chambre
en l’assurant qu’il allait toutes les donner en public. Guillaume entreprendra
ainsi un Quatuor pour piano et cordes
dont il achèvera deux mouvements, et puis… la Grande Faucheuse passa…
Pour
écouter la Sonate en sol majeur pour
violon et piano :
Une vieille
âme en quête de fantaisie?
Guillaume
était-il une «vieille âme»? En tout cas, sa musique est très chromatique, dans
la lignée de celle de César Frank qui lui a enseigné. S’il avait vécu
davantage, je me demande comment il se serait positionné face à la musique
atonale. Son compatriote Désiré Paque (1867-1939) qui enseignait au
Conservatoire de Liège, avait pondu un ouvrage de Solfège atonal qui fut agréé en 1892 et, en 1898, il composera une Sonate pour violon et piano entièrement
atonale, cela bien avant la naissance «officielle» (et donc fausse) de la musique
atonale avec Arnold Schoenberg…
Je me
demande aussi quel accueil Guillaume aurait réservé au courant néoclassique ou
au jazz qui allait déferler en Europe quelques années seulement après son
décès… Donc, une «vieille âme»? Chose certaine, Guillaume adorait la poésie et
a orné ses partitions de plusieurs citations, notamment de Charles
Baudelaire. Notre jeune ami était assurément très romantique! On trouve dans sa
musique des moments emportés, fiévreux, exaltés, comme l’ostinato véhément
ouvrant son ultime Quatuor avec piano…
Mais surtout, un nombre impressionnant de ses œuvres sont des pièces lentes,
des Adagios. Le goût de la profondeur, quoi. Il y a entre autres une étonnante Introduction et adagio pour tuba et
orchestre d’harmonie! Sa pièce la plus connue, outre la Sonate, est l’extraordinaire Adagio pour quatuor d’orchestre, composé
à 20 ans. Cet Adagio préfigure La nuit transfigurée, aussi pour
ensemble à cordes, qu’Arnold Schoenberg composera en 1899 – le pizzicato isolé
des violons vers 11’30 est un geste singulièrement schoenbergien! Mais je me
permets de penser que la pièce de Guillaume a l’avantage de la concision
(12’30) sur celle du Viennois.
Pour écouter l’Adagio :
Avec
partition : https://www.youtube.com/watch?v=gdOMn468FN8
Cela dit,
Guillaume a composé quelques pièces légères aussi, dont les Trois Pièces pour piano de 1892
pour l’éditeur Muraille : «Des denrées commerciales… Un intérêt des plus
médiocres… Je n’ai d’autre bût en les portant à Muraille que d’essayer par là
de lui faire avaler plus tard des choses plus solides», écrit-il! Pourtant, une
des dernières œuvres de Guillaume, la Fantaisie
sur deux airs populaires angevins, pour orchestre, montre un allègement. La
première partie en est heureuse, vive même, avec une instrumentation plus
claire que celle de ses œuvres orchestrales précédentes. Peu à peu, cette atmosphère
de fête bascule dans des climats passionnés et oniriques. Ces derniers sont empreints
de douceur et d’une rare tendresse – il y a des phrases de toute beauté à la
flûte, au hautbois, à l’alto solo. Cette tendresse me semble être un élément
caractéristique de Lekeu, un sentiment (trop) rarement exploré en musique
symphonique. On peut ici penser à la première partie du roman Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier
(1886-1914) lui aussi disparu trop jeune, tué à la guerre. Dans la Fantaisie, le kaléidoscope émotionnel
est superbement maîtrisé sur le plan du déroulement. Je ne suis donc pas
certain que Guillaume aurait embrassé l’atonalité ou poursuivi en composant des
pièces systématiquement sérieuses : il est plutôt possible qu’après avoir
été un «jeune vieux» il soit devenu un «vieux jeune». La Sonate pour violon et piano est toute proche de Maurice Ravel,
surtout le second mouvement qui contient, outre cette tendresse particulière
déjà mentionnée, des inflexions mélodiques annonçant la Pavane pour une infante défunte que Ravel composera en 1899… On ne
saura jamais.
Pour
écouter la Fantaisie sur deux airs
populaires angevins :
Des dons
exceptionnels, mais pas un prodige
La
mythologie de la musique classique raffole des histoires d’enfants prodiges… en
oubliant que nombre de maîtres n’ont pas été des enfants prodiges. Guillaume ne
l’a pas été. Il a composé ses premières pièces à 15 ans, et elles sont bien
imparfaites, souvent même laissées inachevées. Ce qui signifie que son œuvre
entière a été élaborée en moins de dix ans, une bien courte période… En 2015,
la maison de disques belge Ricercare a publié un magnifique coffret de huit
disques contenant l’intégralité de l’œuvre de Lekeu, sous le titre Les fleurs pâles du souvenir, qui est
aussi l’exergue de la partition de l’Adagio
pour quatuor d’orchestre. «Intégralité» étant ici l’ensemble des pièces que
Guillaume a complétées (ou au moins des mouvements) et nous sont parvenues sous
une forme exécutable (ou pouvant l’être moyennant quelques retouches mineures,
par exemple lorsque des mesures sont incomplètes). Cela représente tout de même
près de dix heures de musique.
Le coffret
inclut un livret de 128 pages bien tassées, avec une étude approfondie du
contexte et de chaque pièce signée par Jérôme Lejeune. Chaque disque vient dans
une enveloppe cartonnée ornée de photos et d’extraits de lettres de Guillaume
Lekeu. L’objet est beau, le parcours proposé impressionnant tout autant que
touchant. Le premier disque offre les deux œuvres finales : la Sonate pour
violon et le Quatuor. C’est le point d’arrivée… et de fin. Certains critiques
ont médit de la version enregistrée ici de la Sonate mais, pour ma part, je la
trouve tout à fait bien.
Les
éditeurs de Ricercare ont eu l’excellente idée de poursuivre en ordre
chronologique, ce qui nous fait suivre pas à pas le développement créatif de
Guillaume. Le premier disque se poursuit ainsi avec les premières pièces du
compositeur qui datent de 1885, à commencer par le fragile Choral pour violon et piano. La mélodie Les pavots est particulièrement réussie et hypnotisante (elle se
conclut toutefois d’une manière affirmative qui semble forcée, mais bon…). Et
voilà le premier de ces adagios : Méditation,
pour quatuor à cordes (d’une durée de 11 minutes). Le disque 2 poursuit avec
les années 1885 à 1888, en douze pièces, certaines légères et dansantes, mais
avec deux autres pièces très intérieures (à nouveau de quelques 10 à 12
minutes) : Molto adagio, pour
quatuor à cordes, et un troublant Lento
doloroso pour piano. Le disque 3 est consacré à l’année 1888. Il s’ouvre
sur un autre adagio développé, Adagio
molto espressivo, pour deux violons et piano. Puis vient la première grande
œuvre de musique de chambre, le Quatuor à
cordes en sol majeur, en six mouvements (36 minutes). Il s’agit d’une vraie
musique chambriste et intimiste. Souvent, les quatuors à cordes de cette époque
sont de type symphonique, avec une écriture virtuose et quasi orchestrale. Le Quatuor de Lekeu est d’une autre eau, et
très réussi d’ailleurs. Le bref Capriccio
(4e mouvement; deux minutes à peine!) est très rapide de tempo tout
en donnant une impression planante, et l’écriture y est étonnante de
dépouillement.
Disque 4 : 1888-89. Nouvelle œuvre de musique de chambre,
la Sonate pour violoncelle et piano, en
fa mineur. Là, c’est symphonique de conception! Et immensément romantique.
Un peu fou aussi : le premier mouvement dure 20 minutes à lui seul, alors
que l’œuvre complète (en quatre mouvements) fait près de 45 minutes! Pourtant,
ce torrent passionné est bien soutenu, et notre attention d’écoute ne faiblit
presque pas jusqu’à la fin (qui laisse tout de même un peu essoufflé). Sur le
même disque apparait la première pièce pour orchestre : Introduction symphonique aux Burgraves.
Hormis les questions liées à l’inexpérience de Guillaume en matière
d’orchestration à cette époque, cette pièce privilégie une écriture dense,
presque opaque par moments, avec des basses généreuses – un type d’écriture
qu’il conservera jusqu’à l’allégement de la Fantaisie
sur deux airs populaires angevins. C’est l’Orchestre philharmonique de
Liège qui, dirigé par Pierre Bartholomée, assure la musique orchestrale dans
tout ce coffret. Un bon orchestre qui, à l’image de cette musique, privilégie
les registres médium et grave (peut-être que la prise de son ou encore la salle
y sont aussi pour quelque chose). Le disque 5, années 1889-90, offre notamment
quatre pièces pour orchestre : Barberine,
Chant de triomphale délivrance (ou Première Étude symphonique), Fantaisie contrapuntique sur un cramignon
liégeois (qui commence avec les cordes qui s’accordent! L’humour y est plus
ou moins réussi, tout comme le contrepoint, mais la pièce bascule vers le rêve
et prend alors une autre dimension), et la Seconde
Étude symphonique. Cette dernière est en deux mouvements décrivant les personnages
de Shakespeare Hamlet puis Ophélie. Les deux versions d’Ophélie sont enregistrées ici. J’avoue
beaucoup aimer cette pièce qu’être chef, je dirigerais volontiers.
Guillaume petit enfant |
Pour écouter
la Deuxième Étude symphonique (Hamlet, Ophélie)
Page manuscrite de Guillaume Lekeu |
Disque
6 : 1891. Du costaud! Le tumultueux Trio
pour violon, violoncelle et piano, en do mineur (44 minutes!), mieux
équilibré que la Sonate pour violoncelle,
mais dont je trouve les idées moins caractérisées, je ne sais pas. Suit une
belle et originale Sonate pour piano, en
sol mineur, en 5 mouvements (mais plus concise avec ses 21 minutes). Elle
me semble annoncer le Tombeau de Couperin
de Maurice Ravel avec son hommage (sans perte de personnalité) à la musique du
18e siècle. Les trois premiers mouvements ne portent pas de titres
mais il s’agit d’un Prélude auquel
succèdent deux Fugues. Le disque
s’achève par la totale : le fameux Adagio
pour quatuor d’orchestre.
Le disque 7
poursuit sur l’année 1891 en s’ouvrant avec le sonore Épithalame pour orgue et orchestre, pièce composée pour le mariage
d’un ami et très réussie. Mais la majeure partie est consacrée à Andromède, une cantate pour solistes, chœur
et orchestre qui, d’une durée de 45 minutes, est l’œuvre la plus imposante de
Lekeu. Andromède a été composée pour
le concours du Prix de Rome, sur un texte imposé et un peu ampoulé comme
souvent dans ce genre d’œuvres. Guillaume ne remporta que le second Prix (et a
pensé le refuser par dépit!); je serais curieux d’entendre l’œuvre qui s’est
méritée le Premier prix, car celle-ci est superbe, traversée par des mélodies
bien typées et des climats diversifiés. Après coup, Andromède sera d’ailleurs reprise en concert public, ce qui ne
semble pas avoir été le cas des œuvres concurrentes, comme quoi…
Le disque 8
conclut avec les années 1891-92. On y trouve deux nouveaux grands adagios, puis
une version pour ensemble de chambre de la touchante Plainte tirée d’Andromède.
La Fantaisie sur deux airs populaires
angevins y est, dans ses deux versions, l’originale pour orchestre et l’arrangement
pour piano quatre mains. Là se trouve une des rares petites taches de ce
coffret : à 3’17, un raccord raté lors du montage gâche sur une fraction
de seconde un passage merveilleux de la pièce. Je me demande pourquoi cela n’a
pas été corrigé. Bon, ça arrive… Le parcours se termine avec les Trois poèmes pour soprano (les deux
premiers avec piano, le dernier avec en plus un quatuor à cordes), puis une Berceuse pour piano. Suivra dans la vie
de Guillaume la Sonate pour violon et
piano et les deux premiers mouvements du Quatuor pour piano et cordes. Puis il y aura cet après-midi où
trois amis musiciens sont allés passer de bons moments dans un café… et y ont
mangé du sorbet contaminé. Reste les œuvres, et les fleurs pâles du souvenir.
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux et coffret Ricercare.