La Période rouge, 1784-1795 (Première partie)
2. Liberté et demandes
3. Musique rouge
4. Le plus pop des Classiques!
5. Le non-événement Beethoven et les «règles»
6. Comment Haydn pensait et créait: pensée autistique en action!!
7. Forme sonate et liberté classique
Cet article est le septième d’une série dans laquelle je vous initie
à l’art de Joseph Haydn. Pourquoi Haydn? Tout simplement et subjectivement
parce qu’il est mon compositeur préféré tous styles et époques confondus! Mais
attention : il y a mon goût, il y a aussi la matière et celle que nous
offre Haydn est d’une richesse rare.
Le premier article situait le génie du compositeur :
Le second article situait les «massifs» des genres musicaux qu’il a
pratiqué sa carrière durant :
Le troisième article portait sur sa première période créatrice, que
j'ai nommée Période bleue (des débuts jusqu’en 1766):
Le quatrième article portait sur sa seconde période créatrice, que
j’ai nommée Période mauve (1766-1773) :
Les
cinquième et sixième portaient sur sa troisième période créatrice, que j’ai
nommée Période rose (1773-1784) :
1. Le vengeur
masqué!
En 1784, Joseph
Haydn a 52 ans. Il vient de demander et d’obtenir une nouvelle marge de liberté
de la part de son patron et ami, le Prince Nicolas Esterhazy 1er.
Pendant les années précédentes, le Prince, atteint d’une boulimie opératique,
avait commandé plusieurs opéras à Haydn qui devait par ailleurs diriger de très
nombreuses représentations d’opéras, les siens et ceux de plusieurs
compositeurs. Or, Haydn ne se sentait pas le «naturel» d’un compositeur
d’opéras, et voulait en finir avec cette tâche qui commençait à lui peser. Loin
de considérer son haut fonctionnaire Haydn comme un esclave, Nicolas lui
proposa un marché : Haydn n’aurait plus à composer de nouveaux opéras,
mais il continuerait à diriger les représentations du palais. Marché conclu à
la grande satisfaction des deux partis!
Un autre marché, plus informel
celui-là, avait déjà été conclu entre eux, à l’avantage de Haydn. Par clause
contractuelle, Haydn devait réserver l’exclusivité de ses œuvres à son patron
et à sa cour : en théorie, il lui était donc interdit de faire publier ses
œuvres. En pratique, le Prince n’a jamais appliqué cette clause, tout en
sachant que son musicien faisait de fait publier sans autorisation de ses
œuvres. Si bien qu’au début des années 1780, la musique de Haydn était connue bien
au-delà des limites de la cour d’Esterhazy, partout en Europe de fait. Les
éditeurs avaient trouvé là une véritable mine d’or puisque les éditions pirates
d’œuvres de Haydn étaient courantes, et que les éditeurs n’hésitaient pas à
publier sous le nom de Haydn des pièces qui n’étaient pas de lui, cela en toute
connaissance de cause, histoire de faire beaucoup d’argent avec un nom aussi
bon vendeur! Ainsi, quelques 260 Symphonies ont été publiées sous le nom de
Haydn au 18e siècle, alors qu’il «n’en a composé que 104» : plus
de fausses que de vraies! On a souvent dit que Haydn était cupide dans ses
relations avec les éditeurs, au point de vendre en «exclusivité» aux uns des
œuvres déjà publiées chez tel autre ou, pire encore, de vendre lui-même sous
son nom des pièces qui n’étaient pas de lui – il l’a fait une fois pour se
venger d’un éditeur qui l’avait floué! La simple vérité est que Haydn a eu la
perspicacité de comprendre la jungle sans scrupules qu’était alors le monde de
l’édition, et de remettre la politesse à des éditeurs qui profitaient
illégitimement de lui. À malin, malin et demi et «Puisque ça marche ainsi,
d’accord, je vais jouer moi aussi selon vos règles!».
Interlude musical 1. Leonard
Bernstein dirige la Symphonie #88,
à la tête de l’Orchestre philharmonique de
Vienne
2. Liberté et demandes
Paris au 19e siècle, par Pissarro |
Un événement
triste sera néanmoins pour Haydn une opportunité d’accroître davantage sa marge
de liberté : en 1790, le Prince Nicolas décède et son successeur, Anton,
qui n’avait pas la même passion pour l’art, a décidé de dissoudre son
orchestre. Haydn conserve son titre, sans aucune baisse de salaire (!), et
décide de s’installer à Vienne.
Donc au
début des années 1780, Haydn est libéré de la composition d’opéras et sa
notoriété est telle qu’il reçoit des demandes et des commandes de l’extérieur pour
de nouvelles œuvres. Pour lui, il s’agit de la consécration internationale.
Notons quelques commandes.
En 1784, la société de concerts de la Loge Olympique
de Paris lui commande six Symphonies – ce seront les Symphonies parisiennes (Symphonies #82 à 87); Paris lui commandera
aussitôt deux autres Symphonies (#88 et 89), puis encore trois autres (#90, 91
et 92 – cette dernière sera jouée à Oxford en Angleterre lorsque Haydn recevra
un diplôme Honoris causa, d’où son sous-titre Oxford);
En 1785, la ville de Cadix (Espagne) lui commande les Sept dernières paroles du Christ, une
œuvre exceptionnelle pour orchestre dont je reparlerai;
Haydn dédie ses six
Quatuors à cordes opus 50 au Roi de Prusse Frédéric-Guillaume III qui était bon
violoncelliste;
Le violoniste Johann Tost lui demande douze autres Quatuors
(les opus 54/55 et opus 64);
En 1786, le Roi de Naples Ferdinand IV, un
incurable épicurien, lui commande des concertos pour deux «lyres organisées»,
un instrument aussi charmant que bizarroïde qu’il adorait (Haydn devait douter
fort de l’avenir de cet instrument, puisqu’il réorchestra aussitôt ses cinq
concertos miniatures pour flûte et hautbois, accompagnés par les cordes et deux
cors); en 1790, ce drôle de Roi récidive en demandant des Nocturnes à Haydn qui lui en livrera au moins huit (seuls deux
mouvement du #6 nous sont parvenus, ce qui laisse croire que d’autres Nocturnes
soient perdus) – des œuvres que Haydn réinstrumente à nouveau, et qui sont de
la musique de chambre avec des timbres magiques : par exemple, le #1
demande flûte, hautbois, deux clarinettes (instrument rarement utilisé par
Haydn), deux cors, deux altos, violoncelle et contrebasse. Sans compter parmi
les «indispensables de Haydn», ces œuvres concises pour lyre sont de haute
facture, pleines d’esprit, de fantaisie et même de profondeur dans certains
mouvements lents.
Londres, en 1751 |
Puis, ce seront les œuvres composées à la demande du
violoniste et imprésario londonien Johann Peter Salomon, au premier rang
desquelles les douze Symphonies londoniennes
(#93 à 104), des œuvres regorgeant de moments anthologiques! Car oui, pour la
première fois de sa vie, Joseph Haydn va entreprendre deux grands voyages, les
deux à Londres où il est engagé pour diriger sa musique; deux séjours
prolongés, de janvier 1791 à juin 1792, et de janvier 1794 à août 1795. Haydn
entre alors dans sa soixantaine, et son ami Wolfgang Amadeus Mozart a tenté de
le dissuader d’entreprendre de tels voyages à son âge. Mozart craignait qu’ils
ne se revoient plus : ils ne se reverront plus en effet, mais parce que
Mozart décéda le 5 décembre 1791 à 35 ans seulement, nouvelle qui bouleversa
profondément Haydn. Mozart avait aussi craint que Haydn ait des problèmes de
communication là-bas parce qu’il ne parlait pas un mot d’anglais, mais Haydn
l’a rassuré : «Ma langue est comprise à travers le monde!».
Interlude musical 2. Aimez-vous la vielle organisée?!
Nocturne #3 en Do majeur, pour deux vielles organisées, deux clarinettes en do, deux cors, deux altos, violoncelle et contrebasse. Matthias Loibner et Thierry Nouat, lyres organisées; Ensemble baroque de Limoges; direction : Christophe Coin
Nocturne #3 en Do majeur, pour deux vielles organisées, deux clarinettes en do, deux cors, deux altos, violoncelle et contrebasse. Matthias Loibner et Thierry Nouat, lyres organisées; Ensemble baroque de Limoges; direction : Christophe Coin
3. Musique rouge
Mozart tentera de dissuader Haydn de se rendre à Londres |
Ce contexte
stimule Haydn et le fait entrer dans une nouvelle phase créatrice. Je nomme
Période rouge ces années 1784-1795, rouge comme la couleur emblématique du
Royaume-Uni, car son apogée sera ces deux séjours prolongés que Haydn fera en
Angleterre. C’est la période de composition la plus parfaite, en ce qu’elle ne
contient aucune production secondaire (comme les Trios pour baryton de la
période mauve) ni production prêtant à certaines réserves (comme les opéras de
la période rose). Cette période renoue en fait avec la perfection de la
première période (Période bleue), mais avec tout l’enrichissement des années.
Les œuvres de la Période bleue se caractérisaient souvent par une concision
presque insolente (c’est la période la plus «anti-romantique» de Haydn qui
déstabilise les amateurs de «profondeur» qui n’y comprennent rien!); les œuvres
de la Période rouge présentent le même enjouement enthousiaste, mais en des
formes plus développées, denses et sophistiquées – quoique la concision demeure
une valeur importante chez Haydn.
Sans opéras
à composer, Haydn renoue à plein régime avec le domaine où il est expert :
la musique instrumentale. On trouve ainsi dans les onze années de cette
période :
Les Symphonies
#82 à 104 (23 Symphonies! Et ce seront les dernières)
Les Quatuors
à cordes opus 42 (1), opus 50 (6), opus 54/55 (6), opus 64 (6) et opus 71/74
(6) – 25 Quatuors!
Les Trios
pour piano, violon et violoncelle #18 à 41: 24 Trios! Et des oeuvres à ne pas rater: superbes.Note: dans les Trios #28, 29 et 30 (de 1789-90), la flûte remplace le violon, quoique certains interprètes les font avec violon tout de même. Mais à mon avis, la flûte est essentielle ici. Ces oeuvres appartiennent au même monde fantaisiste, enjoué et féérique que Papageno, l'oiseleur de La flûte enchantée, opéra que Mozart composera peu après (et qui sera créé en septembre 1791).
Les Sonates
pour piano #58 à 62 qui seront ses dernières), en plus de quelques autres
œuvres pour piano, dont les extraordinaires Variations en fa mineur de 1793, en
fait un Andante de quinze minutes culminant vers la fin dans un sommet
annonçant Brahms)
Une version de référence des Symphonies londoniennes.
|
… Cela en
plus de diverses autres œuvres moins «classables», comme les Divertimentos pour
deux flûtes et violoncelle (1794) – non pas pour flûte, violon et violoncelle
ainsi qu’on les joue à l’occasion; des pièces brèves mais à la sonorité unique.
Aucun
concerto, à part les cinq pour lyres! Haydn aimait peu ce genre, contrairement
à Mozart. Un seul opéra, pour Londres : une œuvre extrêmement mystérieuse
qui, déjà porte deux titres : L’Anima del Filosofo et Orfeo ed Eurydice
(1791) : choisissez celui que vous préférez! Œuvres mystérieuse aussi
parce qu’une chicane entre deux maisons d’opéras rivales empêchera sa
production et, en fait, personne ne semble savoir si cet opéra est vraiment
achevé ou non! À peu près rien en musique sacrée non plus, sinon une série
étonnante de canons pour chœur a cappella basée sur Les Dix Commandements
(1791-92). Quelques chansons pour voix et piano, en allemand et en anglais.
Une quantité
phénoménale de musique : juste les œuvres composées pour les deux voyages
à Londres représentent plus de 1500 pages manuscrites de partitions! Mais il
n’y a pas que la quantité : le miracle est dans la qualité, très haute et constante
jusque dans les «petites» œuvres.
Interlude musical 3.
Paul Badura Skoda interprète les Variations en fa mineur
Paul Badura Skoda interprète les Variations en fa mineur
4. Le plus pop des Classiques!
En quoi ce
contexte nouveau, avec un rayonnement international, a changé le style de
Haydn? Pour l’essentiel, Haydn reste tout d’abord lui-même, authentique. Il
montre une fidélité pour les valeurs qui lui sont chères : une certaine
forme d’humour (un exemple : dans le mouvement lent de la Symphonie #93,
Haydn interrompt une section éthérée par une note incongrue, soudaine et
fortissimo du basson, chose que nul autre aurait osé faire!), l’inventivité et
le renouvellement des formes, la pudeur d’expression (qui n’est pas
froideur : ce seront surtout les mouvements lents des œuvres de cette
période qui marqueront les auditeurs et seront bissés en concert), une «musique
de cristal» dans laquelle chaque note est essentielle et bien à sa place, un
équilibre alchimique entre rigueur et fantaisie (la Symphonie #88 est un bel exemple :
chacun de ses mouvements, sauf le Menuet, n’est basé que sur un seul thème –
qui a dit qu’il fallait toujours deux thèmes?), de la curiosité pour de
nouveaux timbres : les lyres et les clarinettes des Nocturnes – des clarinettes
en do, plus crues de timbre, les dernières Sonates pour piano composées pour un
instrument élargi… Haydn conçoit même de la musique mécanique! Ce sont des
pièces pour horloge à musique, jouées automatiquement lorsque le pendule arrive
à telle heure! Voir cet article très intéressant :
Pour déguster la lyre organisée! |
Par contre,
en recevant des commandes de Paris et de Londres, Haydn a pu composer pour des
orchestres plus grands que son orchestre à la cour). Son écriture s’en ressent.
Dans les textures (combinaisons instrumentales rares; brefs solos ici de
violon, là de violoncelle, etc.) : exemple remarquable, le thème du
mouvement lent de la Symphonie #88 (que Brahms admirait) est exposé par un
hautbois et un violoncelle à l’octave, accompagnés par basson, cor, altos et
basses, une merveille sonore. Dans la plus grande autonomie que prennent les
vents. Dans l’utilisation plus fréquente des timbales, y compris dans les
mouvements lents, chose rarissime alors; utilisation plus fréquente, mais plus
nuancée aussi, car Haydn l’utilise jusque dans des nuances douces – la
Symphonie #100 demande même quatre percussionnistes (timbales, cymbales, grosse
caisse et triangle), jusque dans le mouvement lent, geste unique. Deux
clarinettes joignent l’orchestre haydnien dans les Symphonies #99, 101, 102,
103 et 104.
Le cadre des
mouvements lents s’élargit : on en trouve plusieurs qui ne sont pas lents
mais plutôt allant, allegretto, et on en trouve tout autant qui sont très
lents, genre Largo, et qui résonne comme des hymnes.
Le fait de
s’adresser non plus à un public choisi, mais au «grand public», a renforcé le
goût de Haydn pour les tournures populaires – c’est le plus pop des Classiques!
Il avait toujours démontré ce goût (des critiques avaient reproché à certains
de ses premiers Quatuors à cordes d’être «rustiques»!). Mais on retrouve
maintenant davantage de bourdons qui résonnent comme les cornemuses, de
citations de chansons populaires, d’effets délibérément «grossiers» et pas très
«classe», de thèmes aux allures de danses. Le musicologue Charles Rosen parle
même d’une musique «agressivement populaire»!
Roulottes de Bohémiens, par Van Gogh (1888) |
Mais cette influence populaire peut se faire raffinée aussi. Le mouvement lent du Quatuor à cordes opus 54 #2, en do majeur, confie au premier violon une ligne mélodique très ornementée, souvent en dissonance avec les autres instruments. Selon Hans Keller, cette mélodie très étonnante, dérangeante même, témoigne «d’une très profonde assimilation du style tzigane». Toute cette œuvre est d’ailleurs déstabilisante : cet étrange mouvement lent s’enchaîne sans interruption au Menuet; le Finale commence en tempo très lent (adagio), puis passe à un tempo Presto, qui s’interrompt pour ramener le tempo lent, et la pièce se termine ainsi très doucement, pianissimo…
Interlude musical 4.
Le Quatuor
Danois interprète l’Opus 54 #2
5. Deux non-événements et les «règles»
Beethoven en 1801 |
Cette
période extraordinaire est aussi marquée par deux non-événements qui ont fait
extraordinairement couler d’encre, vu leur insignifiance réelle! Le premier: en 1782, Haydn adhère à la franc-maçonnerie, à l'invitation du Prince Nicolas et d'amis comme Mozart. Je ne sais pas pourquoi mais il semble qu'adhérer à la franc-maçonnerie constitue un Plus dans la bio d'un compositeur classique! Bon, Haydn y est, et peut-être que cela a favorisé la commande des Symphonies parisiennes par un orchestre qui était lié à la franc-maçonnerie... Mais après avoir assisté à quelques réunions, Haydn semble en avoir assez vu et se désintéresse aussitôt de la chose. Pas de quoi faire un cinéma... Le deuxième non-événement si passionnant: de retour à
Vienne entre ses deux séjours à Londres, Haydn accepte de donner quelques
leçons au jeune Ludwig van Beethoven alors âgé de 22 ans. S’il a eu quelques
(rares) élèves, Haydn n’est pas un pédagogue, et n’a tout simplement
pas le sens de l’enseignement. Sa désinvolture finira rapidement par exaspérer
Beethoven, et les relations entre eux ne furent jamais bonnes. Haydn se lassera
et confiera le jeune musicien à un véritable pédagogue, Johann Georg Albrechtsberger (1736-1809). Certains ont prétendu que Beethoven
contestait le «conventionnel» Haydn qui tentait de lui imposer des «règles».
Quelques observations. 1) Des leçons de contrepoint ne sont jamais super
sexy : c’est une discipline austère en elle-même; 2) Haydn n’obéissait
essentiellement qu’à ses propres règles et aucune de ses œuvres peut être
qualifiée de «conventionnelle» : s’il suit des conventions, ce sont les
siennes seules; 3) Monsieur Albrechtsberger, à qui il envoie Beethoven, est un
musicien autrement plus strict, sévère et conventionnel!
Une superbe version, sur instruments d'époque et toutes les reprises! Des critiques détestent pourtant cette approche, mais je n'ai aucune réserve: au contraire, je recommande chaleureusement! |
Interlude musical 5.
Sigisvald
Kuijken et sa Petite bande (instruments d’époque) interprètent en concert la
Symphonie #103, en mi bémol majeur – celle qui s’ouvre par un solo de timbales
laissé par Haydn à la discrétion de l’interprète qui peut jouer un roulement
doux, ou fort puis decrescendo, ou… À admirer : la superbe crinière du
chef!
6. Comment Haydn
pensait et créait: pensée autistique en action!
7. La «forme sonate» et liberté classique
Sur le plan de la
forme, Haydn apporte quelques modifications notables durant la période rouge.
La première consiste à ouvrir une symphonie par une introduction lente, sorte
de lever de rideau avant que ne commence l’Allegro. Ce n’est pas vraiment une
nouveauté : Haydn avait déjà débuté ainsi quelques symphonies, par exemple
la Symphonie #6 «Le matin». Mais dans sa période rouge, il le fait de plus en
plus souvent. Trois des six Symphonies parisiennes s’ouvrent par une intro
lente et, des douze Symphonies londoniennes, une seule ne possède pas d’intro
lente, la Symphonie #95 en do mineur. Du coup, cette intro confère aux œuvres
une plus grande ampleur, donc aussi une plus longue durée (quoique à nouveau,
Haydn cultive toujours la concision : ces symphonies dépassent rarement 30
minutes de durée). Habituellement, cette intro est «athématique», sans mélodie
caractérisée sur laquelle elle s’attarderait : elle propose plutôt un
discours morcelé, assez imprévisible, comme par exemple la longue intro de la
Symphonie #104. Rarement, elle annonce un thème de l’Allegro qui s’y
enchaîne : c’est le cas de la Symphonie #98 qui s’ouvre sur une version
lente et pesante du thème de l’Allegro, une version en mode mineur, dans
l’inusitée tonalité de si bémol mineur! Ce sont essentiellement ses «symphonies
rouges» qui sont traitées ainsi, pas ses autres œuvres instrumentales. Par
contre, les six Quatuors à cordes opus 71 / 74 possèdent des introductions.
Elles sont brèves, et chacune est un modèle unique en son genre. Seule
l’introduction du Quatuor opus 71 #2 est en tempo lent. L’intro du Quatuor opus
71 #1 consiste en six accords fortissimo; celle de l’opus 71 #3 se limite à un
accord de tonique avec point d’orgue; celle de l’opus 74 #1 attaque non sur la
tonique mais sur la dominante – audace que les commentateurs louent dans la
Symphonie #1 de Beethoven, mais qui semble leur passer inaperçue chez Haydn!
L’intro de l’opus 74 #2 est une sorte de fanfare joyeuse dans le tempo de
l’Allegro. Les sauts d’octave du début de l’opus 74 #3 sont considérés comme
une intro, mais ils sont intégrés à l’Allegro et font partie de la reprise.
Dans le style
classique viennois, la forme de ces premiers mouvements est habituellement en deux parties,
chacune devant être reprise : ces reprises sont indiquées par des signes
spéciaux que l’on trouve au début et à la fin des sections.
Les interprètes
devraient donc jouer ces reprises, ce qu’ils ne font pas tous ni toujours.
Lorsqu’il y a une introduction, celle-ci précède les signes de reprise, donc
l’intro n’est pas reprise.
Mais Haydn ne donne
pas dans les «recettes». Par exemple, l’introduction de la Symphonie #85 («La
Reine») doit être reprise : il ne s’agit pas d’une erreur d’édition.
Pourtant, aucun interprète ne le fait, sauf Nikolaus Harnoncourt, alors que
c’est bel et bien ce que demande Haydn!
Haydn apporte une
innovation formelle à ces premiers mouvements dans ses Symphonies
londoniennes : il élimine la deuxième reprise, celle affectant la section
B. Cette section étant devenue plus longue, développée et aventureuse, la
musique qu’elle contient possède un élan dynamique tel et menant à la
conclusion, que Haydn a jugé qu’une reprise briserait cet élan.
Domenico Scarlatti |
Antonio Vivaldi a appliqué cette forme à tous
les mouvements de ses Sonates pour violoncelle et basse continue qu’il a
composées vers la fin de sa vie. Or Vivaldi a vécu ses années-là à Vienne, où
il a rejoint une importante communauté italienne; sa musique y était appréciée
et de ses partitions étaient jouées à la cour Esterhazy où Haydn sera engagé; or
encore, les premières œuvres de Haydn contiennent bon nombre de traits «à la
Vivaldi», du moins des traits italiens – et on retrouvera de tels «vivaldismes»
jusque dans le premier mouvement de la Symphonie #104! La musique italienne,
particulièrement celle de Vivaldi, me semble donc être une des principales
sources de celle de Haydn. Dans sa jeunesse, Haydn avait suivi l'enseignement de Nicola Porpora, un Italien donc, qui fut son seul professeur de composition. Curieusement, cette filiation est rarement
mentionnée, si seulement elle l’est. Sans trop exagérer, je pourrais même aller
jusqu’à dire que Haydn fut l’héritier de Vivaldi.
Antonio Vivaldi (1678-1741) |
Carl Czerny (1791-1857) |
Pour la
chronologie, c’est Heinrich Christoph Koch qui en 1793 semble avoir inventé les
termes développement et réexposition. Mais il faudra attendre Carl Czerny, en
1839 dans son Cours pratique de composition, pour que soit détaillé et fixé
(sclérosé?) le concept théorique de forme sonate comme nous le connaissons
depuis, en trois sections, suivi par son collègue Adolf Bernhard Marx. De tout cela, Haydn ne s’en
souciait aucunement, sinon il y aurait à tout le moins fait allusion...
L’erreur de
cette vision théorique est de croire qu’une forme musicale est une structure préétablie,
voire une sorte de recette dont il «faut» suivre les règles avec «rigueur». Or
jamais au grand jamais Haydn n’a conçu les choses ainsi. Pour lui, il s’agit de
mouvement plus que de structure, et le mouvement est libre d’aller selon sa
propre fantaisie. Jamais non plus Haydn n’a utilisé ces termes d’exposition, de
développement et de réexposition. Le cadre théorique de la forme sonate n’a, je
le souligne à nouveau, été fixé que des années après le décès de Haydn, en fait
en pleine période romantique, et ce cadre a malheureusement transformé la forme
sonate en un pur académisme, ce qu’il n’était absolument pas dans le style
classique.
La véritable forme sonate classique, en deux sections AB avec ou sans
reprises, se retrouve habituellement dans les premiers mouvements d’œuvres en
trois ou quatre mouvements. Mais ce n’est pas systématique : dans ses
Trios pour piano, violon et violoncelle, Haydn varie beaucoup la forme du
premier mouvement. Le premier mouvement de ses Quatuors opus 76 #5 et #6 ne
suit pas non plus la forme sonate: là, ce sont carrément des formes libres. Dans les concertos classiques (œuvres pour
un instrument soliste dialoguant avec l’orchestre), le premier mouvement de
forme sonate ne contient jamais de reprises. On réduit souvent le style
classique à des schémas prémâchés alors, qu’en réalité, c’est un style plein de
liberté et de fantaisie dans lequel les règles ne sont pas très contraignantes.
C’est ce que soulignait Haydn lui-même dans ses propos cités plus haut :
il n’a suivi que ses règles à lui, c’est-à-dire son inspiration et sa
fantaisie. Et encore, selon ses propres mots, les dites règles ne concernent que l'harmonie.
J'ajoute que même au niveau de la «grande forme», le style classique se permet une marge de liberté. Il est dit que les symphonies classiques sont en quatre mouvement. Il faudrait nuancer: elles comptent habituellement quatre mouvements. Mais les Symphonies de Johann Martin Kraus (1756-1792), un musicien que Haydn considérait comme génial, sont presque toutes en trois mouvements, sans Menuet. Si sa Symphonie funèbre compte bien quatre mouvements, ce sont tous des mouvements lents... Les six Symphonies opus 35 (1772) de Luigi Boccherini sont, elles aussi, en trois mouvements.
Il faudrait donc écouter et apprécier cette musique ainsi, telle que l’on conçue ses créateurs, et non pas avec de lourds carcans théoriques inadéquats dessinés des décennies plus tard! Vive la liberté classique!
J'ajoute que même au niveau de la «grande forme», le style classique se permet une marge de liberté. Il est dit que les symphonies classiques sont en quatre mouvement. Il faudrait nuancer: elles comptent habituellement quatre mouvements. Mais les Symphonies de Johann Martin Kraus (1756-1792), un musicien que Haydn considérait comme génial, sont presque toutes en trois mouvements, sans Menuet. Si sa Symphonie funèbre compte bien quatre mouvements, ce sont tous des mouvements lents... Les six Symphonies opus 35 (1772) de Luigi Boccherini sont, elles aussi, en trois mouvements.
Il faudrait donc écouter et apprécier cette musique ainsi, telle que l’on conçue ses créateurs, et non pas avec de lourds carcans théoriques inadéquats dessinés des décennies plus tard! Vive la liberté classique!
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public PD-US), sites commerciaux pour les pochettes de disques.