Ars Nova.
Les horlogers fous du XIVe siècle
1. Le XIVe siècle: Torrieu qu'ça va mal!
2. Aucune censure!
3. Les horlogers fous
4. L'équilibre: Guillaume de Machaut
5. Impasse et renouveau
En musique, le premier symptôme de
cet état de crise ne fut pas un dindon mais un âne. Un âne nommé Fauvel, et
(anti)héros du Roman portant son nom. Ce nom colle ensemble deux adjectifs qui
reflètent déjà le personnage : faux et vil. Mais chacune des lettres
signalent ses «qualités» : F pour flatterie, A pour avarice, U (écrit
comme un V) pour vilénie, V pour vanité, E pour envie, et L pour lâcheté.
Sympathique! Le Roman raconte ses aventures. L’âne Fauvel aspire à mieux que
son étable et il réussit à s’approprier la maison de son maître pour en faire
son Palais royal. De là, son pouvoir s’accroit sans cesse. Devenu roi, «même
les gens de religion ne s’épargnent aucune distance pour venir torcher ce noble
animal». Dame Fortune rejette ses avance, et Fauvel épousera finalement Dame
Vaine Gloire. De leur union naîtront plusieurs petits Fauvel qui s’établiront
en monarque de par le monde. C’est cynique, scatologique, obscène - une chanson
incluse dans le Roman s’intitule «Votre belle bouche baisera mon cul!» La
société en entier passe au tordeur : la noblesse, le clergé et le peuple –
pas question d’épargner ce dernier! On y trouve un grand tournoi entre les
Vices et les Vertus et, contrairement à toute attente, le match est nul :
pas de happy end à la Hollywood où le «Bien» renverse le «Mal». C’est drôle,
mais d’un rire jaune, et l’œuvre se termine par une chanson à boire. Il faut
bien oublier… Cela peut sembler étonnant, mais ce livre satirique qui dénonce
la corruption de la société ne fut pas censuré. Au contraire, les manuscrits
d’origine sont luxueux, avec plusieurs dessins, et de nombreuses copies
circuleront.
La première version du Roman date
de 1310 et est de Gervais du Bus, collègue d’Enguerrand de Marigny, le ministre
de la chancellerie du roi Philippe le Bel. Monsieur du Bus n’a pas poussé
l’audace à signer explicitement son œuvre. Cette version contient, outre le
texte, 167 pièces musicales, monodiques et polyphoniques, incluant des parodies
de chants religieux et des chansons paillardes, dites «sottes chansons»! La
plupart de ces pièces existaient déjà. En 1314, Monsieur du Bus livre un
deuxième tome. Puis en 1316, nous avons droit à la «version augmentée», signée
par Raoul Chaillou du Pesstain, magistrat et membre de la cour. C’est lui qui
demande à son ami Philippe de Vitry de composer des pièces spécialement pour le
Roman.
Les horlogers fous
Il écrit lui-même les textes de
ses chansons. Le sommet de son œuvre est peut-être sa Messe de Notre Dame,
probablement la première messe polyphonique (à quatre voix) entièrement mise en
musique par le même compositeur. Si vous allez l’écouter sur YouTube, quelques
précautions. Cette Messe comprend les mouvements suivants : Kyrie, Gloria,
Credo, Sanctus, Agnus Dei, Ite missa est. Or beaucoup d’interprètes adjoignent
d’autres pièces à ces mouvements qui ne font pas partie de l’œuvre. C’est le
cas des versions qui durent une heure : on étire avec autre chose une
œuvre qui dure en fait une demi-heure! Certains interprètes doublent et, des fois,
remplacent des voix avec des instruments : or, la partition est purement
vocale, bien qu’il ne soit pas impossible que des instruments y aient été
ajoutés à l’époque même de Guillaume (mais cela demeure spéculatif). Cette
Messe a beau être polyphonique, ses quatre voix ne sont pas sopranos – altos –
ténors – basses. La polyphonie médiévale ne fonctionnait pas ainsi. Les deux
vois de dessus se croisent souvent, et de même pour les deux voix inférieures.
Donc, c’est à chanter uniquement par des hommes (ou uniquement par des femmes,
ce qui ne fut peut-être pas le cas au Moyen âge).
2. Aucune censure!
3. Les horlogers fous
4. L'équilibre: Guillaume de Machaut
5. Impasse et renouveau
Dans le
chapitre Compter, danser! De Pulsations, je parle un peu de la folle musique du
XIVe siècle, un siècle qui a apporté des solutions durables pour la notation du
rythme musical. Dans cet article, j’explore davantage avec vous cette musique
très particulière.
Il y a de
ces jours où tout va tout croche! On s’accroche partout, on se cogne sur tout,
on échappe de la vaisselle, alouette! C’est comme dans Monsieur Guindon, cette
superbe chanson interprétée par le folkloriste québécois Jacques
Labrecque :
Monsieur
Guindon s'est levé ce matin,
met ses culottes pis s'en va faire le train
Il a glissé sur une bouse dans son chemin,
Il a glissé sur une bouse dans son chemin,
avec sa fourche il s'est piqué les
reins
Maudit tonnerre de torrieu que ça va mal!
Sacré, sacré dindon j'en arrache aujourd'hui, chienne de vie!
Maudit tonnerre de torrieu que ça va mal!
Sacré, sacré dindon j'en arrache aujourd'hui, chienne de vie!
Le XIVe
siècle : Torrieu qu’ça va mal!
Les Templiers |
Il y a des
époques comme ça aussi. En Europe, le XIVe siècle compte parmi celles-là. J’en
donne un aperçu dans Pulsations et, à la demande générale, voici un complément.
C’est l’époque des Rois maudits, racontée sous forme de roman par Maurice
Druon. En lever de rideau à ce siècle fou, Philippe le Bel, roi de France,
cherche à s’emparer des trésors des Templiers, ordre religieux militaire, car
les finances de son royaume tendent à la faillite. Tout est bon pour parvenir à
ses fins : persécutions, diffamations en tous genres, procès bidon,
exécutions publiques (notamment par le feu), etc. Selon une légende, le grand
maître de l’Ordre, Jacques de Molay, aurait maudit les rois de France pour des
générations pendant qu’on le brûlait sur un bûcher. Par la suite, le Roi mais
aussi l’Église seront blâmés. Or parmi des documents essentiels du procès qui ont
été retrouvés au Vatican en 2002 par l'historienne Barbara Frale,
l’un d’eux démontre «que le pape Clément V a
finalement absous secrètement les dirigeants de l'ordre. Leur condamnation et
mise à mort sur le bûcher est donc bel et bien la responsabilité du roi Philippe le Bel et non celle du pape ni de l'Église
contrairement à une fausse idée largement répandue» (https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_du_Temple).
Malédiction
ou non, les rois multiplieront les décisions erratiques sinon catastrophiques
tout au long de ce siècle. Les rivalités, assorties de meurtres, entre la
dynastie des Plantagenets et celle des Valois sera la trame de la Guerre de
Cent ans, qui opposera les royaumes de France et d’Angleterre de 1337 à 1453
(avec quelques trêves, ouf!).
Enterrement de morts de la peste à Tournai |
Les impôts
et taxes de plus en plus lourds causent de nombreuses révoltes, notamment chez
les paysans qui, de plus, doivent affronter des situations de pénurie et de
famine. Les maladies infectieuses profitent des guerres et des famines pour
danser la tarentelle. L’épidémie la plus terrifiante fut celle de la Peste
noire qui, de 1347 à 1352, tua 25 millions de personnes, soit entre 30 et 50%
de la population européenne. Vous imaginez?! Une personne sur deux dans votre
ville meurt en quelques jours d’une fièvre foudroyante alors que la médecine
est complètement inefficace! Quelle atmosphère il devait y avoir! La peur
panique, le désarroi total, la recherche effrénée et délirante de «coupables»…
Bataille de Castillon, Guerre de Cent ans. |
Alors,
vivement les consolations de la foi. Pensez-vous! Le bon roi Philippe le Bel
tient à tout prix à contrôler l’Église et à faire nommer non seulement des
papes français, mais des papes français favorables au royaume et à ses
entreprises. Évidemment, l’Église n’étant pas que française résiste. Conflits à
nouveau. Le royaume gagne : la papauté s’installe en France à Avignon en
1309. Dans le fameux Palais des papes, elle y mènera une vie de luxe faisant
peu de cas des vertus évangéliques. Mais certains résistent toujours à ce
sacrilège. Le conflit culmine en 1378 alors qu’un pape siège à Rome et un autre
à Avignon, l’un accusant l’autre d’usurpation du titre et le qualifiant d’antipape.
Cette situation pitoyable durera jusqu’en 1417. À plus long terme, les
blessures de cette crise seront l’une des causes de fond de la Réforme
protestante. Je me mets dans la peau d’un pauvre homme de ce temps qui voit
deux papes s’invectiver, et il y aurait eu de quoi être très perplexe.
Cela dit, une Catherine de Sienne, sainte et docteure de l'Église, s'est dévouée, entre autres, comme médiatrice de paix: elle rencontre le Pape à Avignon et l'exhorte à rentrer à Rome; elle écrit de nombreuses lettres aux responsables politiques et spirituels. L'Église n'est pas que le Pape!
https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_de_Sienne
Sainte Catherine de Sienne |
Cela dit, une Catherine de Sienne, sainte et docteure de l'Église, s'est dévouée, entre autres, comme médiatrice de paix: elle rencontre le Pape à Avignon et l'exhorte à rentrer à Rome; elle écrit de nombreuses lettres aux responsables politiques et spirituels. L'Église n'est pas que le Pape!
https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_de_Sienne
Bref, c’est toute une société qui,
au XIVe siècle, a glissé sur une bouse comme Monsieur Guindon, s’est piquée les
reins avec sa fourche et s’est écriée : «Maudit tonnerre de torrieu que ça
va mal! Sacré dindon qu’j'en arrache aujourd'hui, chienne de vie!» Cela dit, il
faut vivre quand même…
INTERLUDE MUSICAL
Jacob Senleches : La harpe de mélodie : https://www.youtube.com/watch?v=q_uRVDBPCdk
Jacob Senleches : La harpe de mélodie : https://www.youtube.com/watch?v=q_uRVDBPCdk
Aucune censure!
Page du Roman de Fauvel |
Avignon. Miniature du XVe s. |
Né en 1291, Philippe de Vitry est
visiblement un homme d’une intelligence prodigieuse. Ordonné prêtre, il aura
une belle carrière tant dans l’Église qu’en politique, carrière dont le
couronnement est sa nomination comme évêque de Meaux en 1351, poste qu’il
occupera jusqu’à son décès à 69 ans, en 1361. Vous avez bien lu : ce
Philippe qui n’a pas craint de collaborer au Roman de Fauvel était prêtre! Et
il sera évêque : Fauvel ne sera pas du tout une tache dans son cv… Voilà
donc des gens qui ne manquaient pas cran! Ils n’avaient pas peur de fustiger le
pouvoir malgré les risques.
INTERLUDE MUSICAL
Baude Cordier : Tout par compas suys composée : https://www.youtube.com/watch?v=T6aX_W-J5CM
Baude Cordier : Tout par compas suys composée : https://www.youtube.com/watch?v=T6aX_W-J5CM
Les horlogers fous
Philippe de Vitry |
Vers 1320, Philippe de Vitry a
écrit un traité sur la musique, un traité marquant à plusieurs titres. Je
précise que nous ne possédons malheureusement pas l’intégralité de ce traité,
et que la partie qui nous est parvenue n’est pas signée, bien que la paternité
de Philippe ne fasse guère de doute. Tout d’abord, le titre du traité va
devenir l’emblème de la musique du XIVe siècle : Ars nova musicae, Le
nouvel art musical. La musique de ce siècle sera donc connue sous le nom Ars
nova, par opposition au nom d’Ars antiqua que l’on donna péjorativement à la
musique de l’époque précédente qui semblait vieillotte et ennuyante – voyez
comme on n’invente rien! Dans ce traité, Philippe invente un système de
notation extraordinaire, génial même. Ses efforts portent essentiellement sur
le rythme. Il propose un signe rythmique par durée, ce qui n’existait pas avant
(la notation rythmique du XIIIe siècle est extrêmement compliquée, sinon quasi
incompréhensible et impraticable). Un signe par durée : c’est le principe
qui sera en vigueur jusqu’à nous, rien de moins. Les noms diffèrent mais, pour
l’essentiel, la Noire qui vaut un temps, la Blanche qui vaut deux temps donc
deux Noires, la Croche qui vaut un demi-temps donc une demi-noire, etc., tout
cela est un héritage de Philippe de Vitry.
Cordier. Une partition circulaire! |
Philippe savait qu’il urgeait
d’inventer un système simple et rationnel pour noter les rythmes. Dès le début
du XIVe siècle, les compositeurs s’ingéniaient à créer des rythmes nouveaux qui
allaient se complexifier rapidement. Or, ces rythmes, il fallait parvenir à les
écrire, et le système de Philippe remplissait parfaitement ce rôle. Les rythmes
d’Ars nova sont non seulement nouveaux, ils peuvent d’une complexité inouïe,
voire carrément extravagants. Sur le plan rythmique, il n’y aura aucune musique
aussi complexe avant le XXe siècle, et encore, pas le XXe siècle du Jazz ou de
la Pop, mais celui de Bartók, de Stravinsky, de Messiaen… La musique d’Ars nova
souvent passe d’une «mesure» à une autre, elle superpose des rythmes ternaires
avec des rythmes binaires, elle multiplie les syncopes (des siècles avant le
Jazz!), elle fait se voisiner des valeurs très longues et des valeurs très
rapides dans un discours constamment haché et sur le qui-vive. Une chanson, La
Greygnour bien, superpose trois mélodies complètement indépendantes qui vont
chacune dans leur propre tempo. À ces rythmes vraiment bizarres (et des fois
voulus tels), Ars nova ajoute de nombreuses dissonances. Philippe est ses
confrères pratiquaient un art que l’on dirait aujourd’hui
d’«avant-garde» : rythmiquement, harmoniquement, mélodiquement, et même au
niveau des textes comme dans le Roman de Fauvel. Certains drôles donnent des
partitions où les portées sont circulaires (Tout par compas suys composée de
Borlet: illustration ci-haut) ou en forme de cœur – idée reprise par des compositeurs d’après 1950
comme John Cage entre autres. Des pièces se présentent sous forme d’énigmes,
comme Ma fin est mon commencement de Guillaume de Machaut : une voix
chante la mélodie du début à la fin pendant qu’une autre chante la même mélodie
mais de fin vers le début, donc à reculons! Tout de même, une pratique est
empruntée au XIIe siècle : dans une même chanson, chaque voix peut avoir
son propre texte, y compris un en latin et l’autre en français, y compris un
sacré et l’autre profane; des textes donc enchevêtrés dans une polyphonie et
une polyrythmie complexes – peut-on encore les distinguer et les comprendre? Dans
quelques chansons particulièrement ésotériques, des mots sont écrits de manière
codée sous forme de chiffres…
Cordier: partition en cœur pour une chanson d'amour! |
Il ne faut pas s’en étonner :
avec sa cour papale et ses extravagances, la ville d’Avignon est un des
hauts-lieux de cet art nouveau que ses adeptes nommaient aussi Ars subtilior,
l’art le plus subtil. Ou gelé? Pulsations : «On trouve une chanson
psychédélique intitulée Fumeux fume,
composée par un dénommé Solage, et dont le texte témoigne d’une certaine idée
fixe : «Fumeux fume par fumée. J’enfume mes pensées, car fumer est très
agréable, jusqu’à en perdre la raison. Fumeuses spéculations!». Pour peut-être
sauver l’honneur de la «grande musique», certains croient que Monsieur Solage
faisait partie du groupe de Jean Fumeux, «des bohémiens habillés de façon extravagante» (Wikipédia). Mais
l’un n’exclut pas l’autre. D’une part, «dans les cercles avant-gardistes,
notamment autour de la cour d’Avignon, le cannabis est déjà bien connu»
(Pulsations) et, d’autre part, la musique de cette chanson parle
d’elle-même : trois voix graves (exemple unique), très syncopées, avec des
chromatismes à nouveau exceptionnels; une musique franchement bizarre!
Johannes de Alte Curie: Se doit il plus. Dans le 3e système, 9 croches contre 8: essayez voir! |
L’équilibre : Guillaume de
Machaut
Le grand maître français de cette
période est Guillaume de Machaut (1300-1377). Lui aussi prêtre! Décidément… Son
œuvre poétique et musicale (exclusivement vocale sauf une pièce instrumentale)
est abondante. Il participe pleinement à la folie d’Ars nova, mais avec un
certain sens de l’équilibre et du classicisme. Il disait d’ailleurs vouloir
concilier l’«ancienne et la nouvelle forges», donc allier la nouveauté avec
l’héritage du passé, sans rejeter ni l’un ni l’autre. Guillaume n’a pas craint
d’écrire des chansons toutes simples (comme Douce dame jolie) jusqu’à des
pièces très compliquées.
INTERLUDE MUSICAL
Guillaume de Machaut : Douce dame jolie : https://www.youtube.com/watch?v=tJS-HZWB3wE
Guillaume de Machaut : Douce dame jolie : https://www.youtube.com/watch?v=tJS-HZWB3wE
Guillaume au travail. Miniature du XIVe siècle. |
INTERLUDE MUSICAL
Guillaume de Machaut. Messe de Notre Dame
Guillaume de Machaut. Messe de Notre Dame
Senleches: La harpe de mélodie. Partition en forme de harpe! |
Ce qui m’amène à devoir régler un
point de «discipline». Dans ma petite collection de disques, j’ai un album
double intitulé Âme, corps et désir de Karen Young. Cette excellente chanteuse
de jazz y interprète des compositions de ce XIVe siècle en un métissage où le
Moyen âge occupe la part du Lion, avec peu de jazz. C’est très joli. Mais il y
a cette phrase dans les notes d’accompagnement : «cet art nouveau banni
par l’Église». Holà! Deux des plus éminents représentants d’Ars nova étaient
prêtres, l’un fut évêque, l’autre chanoine. Curieux bannissement, ma foi! Mais il est vrai qu’en 1322 le Pape Jean
XXII a écrit que cette musique ne pouvait être incluse dans la liturgie. Sur le
plan technique, le Pape démontre sa bonne connaissance de cette musique :
il ne parle pas à travers son chapeau. Sa position est par ailleurs justifiée
sur le plan liturgique, qui est précisément celui où il se situe. La liturgie
est la célébration de l’Eucharistie et de la Parole de Dieu. La liturgie est
donc au service de la parole. Toujours. La façon de lire les textes lors d’une
messe, tout comme la manière de les chanter et de les mettre en musique, doit
viser l’intelligibilité parfaite des paroles, de la Parole. Les techniques
utilisées par Ars nova ne favorisent pas cela. De même, une liturgie n’est pas un
concert ni une occasion de briller devant public pour les musiciens. Le haut
degré de difficulté de cette musique ne convient pas non plus. Par conséquent,
le Pape était juste dans son jugement. Mais son jugement ne concerne que la
liturgie. Jamais il n’a suggéré de bannir cette musique ailleurs. Peut-être
aurait-il assoupli sa position s’il avait entendu la Messe de Notre Dame, une œuvre
où le texte passe très bien dans la polyphonie, notamment dans le Gloria et le
Credo, ces deux parties où le texte est le plus long. Mais cette œuvre est
postérieure de quelques décennies, car on la date des années 1360. Pour le
reste, l’Église n’a nullement condamné la musique de ce temps.
Une impasse et le renouveau
Pour lire ce XIVe siècle |
Bref, une musique à l’image du
trouble général de l’époque, sans grande surprise. Et un héritage majeur pour
nous encore : l’invention d’un système rationnel pour noter le rythme musical.
Mais pouvait-on pousser davantage la complexité, devenue complication? Les gens
ont fini par se lasser. Comme ils se sont lassés de la Guerre de Cent ans et on
finit par signer la paix. Comme ils se sont lassés de ces deux papes rivaux, et
ont mis terme à ce schisme d’Avignon. La musique du XVe siècle offrira une
image pacifiée. Les structures se seront épurées et simplifiées. Grandement.
Finis les superpositions de textes et les polyrythmes à s’arracher les cheveux
pour parvenir à les chanter! Mais, mais, mais… La musique du XVe siècle
apportera un nouvel élément qui transformera son visage, ses sonorités. Cet
élément semble provenir d’Angleterre, dont la musique pénètre sur le continent
en ce siècle nouveau. Jusque-là, la polyphonie misait sur les intervalles de
quintes et de quartes; l’Angleterre apporte une sonorité toute autre en misant
sur les tierces et les sixtes.
Un album culte signé David Munrow pour la musique de cette époque |
À nos oreilles très peu habituées aux quartes
(Do-Fa) et aux quintes (Do-Sol), la musique des XIIIe et XIVe siècles sonne dure,
rugueuse, alors que celle du XVe siècle nous sonne beaucoup plus harmonieuse et
confortable. C’est que les tierces (et les sixtes par extension) seront le
fondement de l’harmonie tonale qui naîtra comme telle à la fin du XVIe et au
début du XVIIe siècle, harmonie tonale omniprésente depuis. Les accords de nos
guitares en sont; toutes nos chansons sont en ces harmonies, la musique que
nous entendons et écoutons, partout, va ainsi… depuis tout ce temps! Ne croyez
pas que la musique Pop a inventé quoi que ce soit : pour l’essentiel, ses
harmonies datent du XVIIe siècle et, côté complexité, elle ferait bien rigoler
les horlogers fous d’Ars nova!
CONCLUSION MUSICALE
John Dunstable (XVe siècle). Quam pulchra es : https://www.youtube.com/watch?v=qQjdEbZH2wI
John Dunstable (XVe siècle). Quam pulchra es : https://www.youtube.com/watch?v=qQjdEbZH2wI
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US)
et sites commerciaux pour les disques et livres.