Quatuor à cordes (opus 56)
1. L'humus et l'imagination
2. Énergie brute
3. Envol de l'Oiseau
4. Autres notes
Pour mieux suivre cet article, je vous offre un extrait de la partition de mon Quatuor à cordes:
https://www.dropbox.com/s/xasctp6asl623n2/Quatuor%20Extraits%20Score.pdf?dl=0
La partition complète et les parties sont disponibles au Centre de musique canadienne: atelier@cmccanada.org
Pour écouter mon Quatuor, interprété par le Quatuor Icare en octobre 2019, en Bretagne: https://www.youtube.com/watch?v=H6boDTrZX9s
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
L'humus et l'imagination
Je suis
resté stupéfait. Ce n’était pas une mélodie, juste un motif abrupt de quatre
notes. Une idée, une impulsion énergétique en fait. D’où cela me venait-il?! Je
n’en ai absolument aucune idée! En fait, il est très rare que je sache d’où me
vient une idée musicale. S’il s’agissait plutôt de mots, je pourrais
probablement retracer leur provenance. Mais une idée musicale :
impossible. Je suis toujours mal-à-l’aise quand on me demande d’expliquer
quelles «images» se trouvent dans une de mes compositions : je n’ai jamais
d’images, juste des sons et des rythmes – ce qui est déjà beaucoup. Mais des
fois, on insiste pour que je précise, pour que je dise des situations, des
sensations, des émotions, ou autres, qui m’auraient inspirées. Je ne le sais
juste pas, et je ne peux pas répondre! Je ne crois pas que des événements
précis de ma vie m’inspirent directement des idées musicales; il m’est
d’ailleurs impossible de rattacher une idée musicale à un tel événement précis.
Les choses se passent ainsi en moi. Ce que je vis, mes sensations, mes
sentiments, mes émotions, mes expériences, les héritages que j’ai reçus, mes
réactions face à tel ou tel fait, etc., tout cela se dépose quelque part en
moi, dans un lieu secret, tout cela se transforme, chaque élément perd son
individualité pour devenir de l’humus, de la terre nourricière, une sorte de
compost animé par mes énergies intérieures; puis de là, quelque chose prend
racine et pousse, lentement et, à un moment, cette plante émerge en ma
conscience sous la forme d’une idée musicale.
Le travail
de composition conscient commence à ce moment, si je juge que l’idée qui m’est
venue en vaut la peine. Ce travail combine d’une manière alchimique (dont je ne
sais moi-même pas la méthode exacte), par les ressources de mon intellect, de
mon intuition, des différentes dimensions de ma personne, ce travail combine
donc des sons, des rythmes, des timbres instrumentaux ou vocaux. Jamais des
images : je ne crée pas avec des images, plutôt à partir d’éléments qui
sont de nature musicale.
Je ne crée
pas non plus à partir de formes musicales préexistantes. Une idée me vient, je
l’examine, je la joue en boucle au piano et dans ma tête, je la laisse
s’exprimer, me dire ce qu’elle a à dire. Aussitôt qu’il m’est venu et m’a pris
par surprise, j'ai su que ce motif de quatre notes appelait l'écriture d'un quatuor à cordes. Je lui ai demandé ce qu’il avait dans le
ventre. Il en avait pour plus de sept minutes, explosives, sans aucun
repos : une énergie brute! Pas de «second thème lyrique» là! Non, son
énergie était contagieuse, irrépressible, un feu roulant. Sur ce plan, le
Quatuor est ma pièce la plus beethovenienne! Beethoven possédait l’art
d’élaborer de vastes structures à partir de motifs minuscules - Haydn aussi du reste, mais sur un autre ton.
Début du Quatuor. (C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Tout le reste
est aussitôt sorti, presque d’un coup, presque en transe. Une pièce née de sa
propre évidence. Un vrai plaisir de composition! Le 24 juillet, le Quatuor
était terminé et mis au propre, malgré une interruption de trois semaines pour
un voyage en France. Il dure environ 18 minutes et se joue d’un trait.
La partition
éditée du Quatuor contient un élément particulier : des dessins de Coralie
Adato. Il y en a un dans la page d’introduction du «score», et il y en a dans
les dernières pages des parties de chaque instrument. Ce sont des oiseaux en
filigrane, derrière la musique. Il y a évidemment un lien avec la musique
elle-même, et vous le verrez plus loin.
Énergie brute
Je ne dirais
pas que ce travail de composition fut facile, car il me fallait soigner le
détail et la progression. Sept minutes de musique vive, sans repos, et forte ou
fortissimo, cela peut devenir lassant, une sorte de piétinement ou quelque
chose qui finit par tourner à vide. Je devais donc doser. C’est l’idée
elle-même qui m’a guidé. Ramassée sur une petite tierce mineure (Ré-Fa) au
départ, elle se distend aussitôt pour conquérir l’octave, en une sorte
d’envolée mélodique :
Ensuite,
elle rebondit entre les deux violons et le couple alto-violoncelle, et sa forme
distendue revient canon entre ces deux couples. Elle devient un ostinato au
couple alto-violoncelle, alors que les violons s’envolent en un rythme plus
haché.
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Elle se modifie ensuite ainsi :
Là, elle se
fait obstinée, tenace, avant de
lancer des glissandos cinglants :
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Elle devient
acrobate, amoureuse du danger!
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Je précise
que l’écriture des cordes du Quatuor est très idiomatique. Les interprètes
doivent avoir de l’endurance, du souffle, ils doivent être énergiques et
frondeurs (comme les y invite l’indication au tout début de la pièce). Mais
tout cela se fonde sur la technique et les possibilités, les particularités,
des instruments du Quatuor : je ne leur tords jamais le cou pour leur
faire émettre des sons leur étant difficiles ou étrangers.
Donc :
doser, afin de soutenir le mouvement et l’énergie. Les passages les plus
sonores ne viennent pas dès le début de la pièce. Le premier vrai pic sonore
arrive à la mesure 124, avec l’indication Furieux, et le mot «Courage!» à
l’intention des musiciens!
J’ai
conservé les accords à quatre sons, en quadruples cordes, pour les mesures 146
et suivantes : c’est un autre pic sonore qui sera soutenu jusqu’à la
mesure 175.
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Envol de l'Oiseau
Mais voilà,
l’idée initiale m’avait réservé une autre surprise : son dynamisme cachait
le désir d’envol, une volonté de quitter la pulsation ferme pour devenir
oiseau. Décidément! Quelles choses mystérieuses que les idées musicales!
La partition
porte en exergue cette citation : «Mets en œuvre l’oiseau de l’âme…». Elle
est tirée de La conférence des oiseaux (ou Le langage des oiseaux), roman
allégorique du poète soufi persan Farid Al-Din Attar datant de 1177.
Habib Allah. La Conférence des oiseaux |
Un mot sur
cette œuvre littéraire, en citant Wikipédia : «C'est l'histoire d'une
bande de trente oiseaux pèlerins
partant sous la conduite d'une Huppe fasciée à la
recherche du Simorgh, leur
roi. Le texte relate les hésitations, incertitudes des oiseaux. Un à un, ils
abandonnent le voyage, chacun offrant une excuse, incapable de supporter le
voyage. Mais à la fin de leur quête, ils découvrent leur moi profond (jeu de
mots sur Simorgh signifiant également « trente oiseaux »)».
Cette
citation représente bien le «scénario» du Quatuor qui évolue depuis un rythme
binaire strict et agressif, très soutenu, vers un rythme complètement libéré du
temps, de la mesure et de la pulsation. Le caractère explosif, obsessif, se
transforme par la «mise en œuvre de l’oiseau de l’âme» : cet Oiseau brise
ses chaînes et s’envole hors de la cage! Ce «scénario» s’est imposé à moi de
lui-même : le processus de composition a été très intuitif. Ne cherchez
pas là une sorte de démonstration rationnelle d’une idée abstraite! Mais
symboliquement, ce Quatuor est une quête. Je vois mes contemporains asservis
par une musique quasi toute binaire au rythme stable frappé par la batterie, le
tout fortement amplifié pour nous crier aux oreilles Un-Deux-Trois-Quatre, Un-Deux-Trois-Quatre...
Ces pulsations sont des barreaux de cage qui représentent les prisons dans
lesquelles nous vivons et nous empêchent d’accéder à la véritable liberté –
nous aimons tant nos prisons que nous nous croyons libres en elles… Nous ne les
voyons même plus. Alors pour en sortir, il faut mettre en œuvre l’oiseau de
l’âme.
Voilà donc
qu’à la mesure 178, le premier violon s’évade. Jusque-là, le tempo était resté
strict et la mesure aussi, toujours en 2/4. Mais il y avait un oiseau dans
l’âme… Les sept premières minutes étaient énergiques, oui, très, mais le tempo
était paradoxalement de 54 à la noire, ce qui est en fait le tempo d’un
mouvement lent selon le métronome! Je tenais à ce tempo, alors que j’aurais pu
le dédoubler pour le faire compter comme un mouvement rapide traditionnel. Dans
cette pulsation de 54 noires par minute, les doubles et les triples croches
abondaient, créant l’impression de vitesse et d’impact physique. L’oiseau était
là dès le départ, encagé. Il s’évade à la mesure 178. Alors que ses trois
comparses demeurent en tempo strict, le premier violon joue une mélodie ornée
en tempo plus lent et plus libre (il n’y a plus de barres de mesure) – cette
mélodie reprend et transmute des éléments de la section rapide, tous issus du
motif initial.
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Plus loin,
le second violon rejoint le premier «dans les airs»: il joue sans souci
d’être «en mesure» avec le premier violon, car justement il n’y a plus de
mesures; altos et violoncelle persévèrent dans le tempo mesuré strict. Puis,
l’alto se voit à son tour pousser les ailes, et il rejoint, librement, les
violons. Le violoncelle proteste, ronchonne : il tient mordicus à son
«beat» strict! Mais son oiseau à lui aussi finira par s’envoler…
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Le
violoncelle tient une note aiguë et les autres instruments se posent un moment.
Le premier violon s’est transformé en oiseau et se met à chanter, comme un
oiseau. Plus de mélodies ici, que des «motifs oiseaux». L’interprète a deux
pages de motifs, et il va de l’un à l’autre, selon sa fantaisie, en laissant un
bref silence entre chacun. Il n’y a alors plus aucune pulsation, plus aucune
mesure. Ces chants
n’appartiennent à aucune espèce précise. Ce sont en fait des fragments tirés de
ce qui a précédé, certains fragments se limitant à une seule note.
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN; dessin de Coralie Adato |
Le deuxième
violon devient oiseau à tour, puis l’alto, puis le violoncelle : les
quatre chantent ainsi pendant quelques deux minutes et demie. Liberté,
apesanteur.
Après ce temps et alors que les trois autres poursuivent, l’alto
chante une mélodique sobre, sereine. «Chante» : je demande à ce que le
musicien fredonne cette mélodie tout en la jouant.
Le silence
se fait sur la dernière note tenue de l’alto. Les deux violons font entendre
d’autres chants d’oiseaux dans l’extrême aigu.
Le Quatuor aurait pu se terminer
ainsi. Mais nous savons tous les menaces qui planent sur les oiseaux et sur la
nature en général. Alors, le violoncelle rejoue le motif initial, comme une
sourde menace. Et l’œuvre se termine ainsi.
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN |
Autres notes
Que dire d’autre? Les jeux de «climats rythmiques» du Quatuor sont une caractéristique de ma musique (qui diverge alors de l’esthétique beethovenienne). Autre caractéristique ici présente, comme une signature, est que la musique du Quatuor est diatonique de bout en bout, sans aucun chromatisme ni modulation. Le mode utilisé s’apparente à Ré mineur avec le Si bécarre, donc l’échelle Ré, Mi, Fa, Sol, La Si, Do, Ré. Sur ce plan, le Quatuor diverge de l’esthétique traditionnelle de la musique occidentale, et tout particulièrement de l’héritage postromantique et sériel. À nouveau, la musique s’impose à moi ainsi : je ne la force pas.
Que dire d’autre? Les jeux de «climats rythmiques» du Quatuor sont une caractéristique de ma musique (qui diverge alors de l’esthétique beethovenienne). Autre caractéristique ici présente, comme une signature, est que la musique du Quatuor est diatonique de bout en bout, sans aucun chromatisme ni modulation. Le mode utilisé s’apparente à Ré mineur avec le Si bécarre, donc l’échelle Ré, Mi, Fa, Sol, La Si, Do, Ré. Sur ce plan, le Quatuor diverge de l’esthétique traditionnelle de la musique occidentale, et tout particulièrement de l’héritage postromantique et sériel. À nouveau, la musique s’impose à moi ainsi : je ne la force pas.
Habib Allah, pour La Conférence des oiseaux. |
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et collection personnelle.