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lundi 5 novembre 2018

QUATUOR À CORDES (Opus 56)

Quatuor à cordes (opus 56)
1. L'humus et l'imagination
2. Énergie brute
3. Envol de l'Oiseau
4. Autres notes

Pour mieux suivre cet article, je vous offre un extrait de la partition de mon Quatuor à cordes:
 https://www.dropbox.com/s/xasctp6asl623n2/Quatuor%20Extraits%20Score.pdf?dl=0
La partition complète et les parties sont disponibles au Centre de musique canadienne: atelier@cmccanada.org

Pour écouter mon Quatuor, interprété par le Quatuor Icare en octobre 2019, en Bretagne: https://www.youtube.com/watch?v=H6boDTrZX9s

De mai à juillet 2018, j’ai composé un Quatuor à cordes, alors que je ne croyais jamais en écrire un jour… Dans le fond, ce n’est pas si surprenant d’y être finalement venu parce que mon premier instrument a été le violoncelle. Je ne vous cacherai pas avoir eu un plaisir fou à le composer! Le Quatuor est né par surprise, totalement. Quelque part en avril 2018, je terminais  ma pièce précédente, La dernière Cène. Je me suis mis au piano pour vérifier un détail. Là, je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne sais pas ce qui m’a pris, mais au lieu de jouer ce que je devais, mes doigts ont plutôt joué ceci sans la moindre hésitation :
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN

L'humus et l'imagination
Je suis resté stupéfait. Ce n’était pas une mélodie, juste un motif abrupt de quatre notes. Une idée, une impulsion énergétique en fait. D’où cela me venait-il?! Je n’en ai absolument aucune idée! En fait, il est très rare que je sache d’où me vient une idée musicale. S’il s’agissait plutôt de mots, je pourrais probablement retracer leur provenance. Mais une idée musicale : impossible. Je suis toujours mal-à-l’aise quand on me demande d’expliquer quelles «images» se trouvent dans une de mes compositions : je n’ai jamais d’images, juste des sons et des rythmes – ce qui est déjà beaucoup. Mais des fois, on insiste pour que je précise, pour que je dise des situations, des sensations, des émotions, ou autres, qui m’auraient inspirées. Je ne le sais juste pas, et je ne peux pas répondre! Je ne crois pas que des événements précis de ma vie m’inspirent directement des idées musicales; il m’est d’ailleurs impossible de rattacher une idée musicale à un tel événement précis. 

Les choses se passent ainsi en moi. Ce que je vis, mes sensations, mes sentiments, mes émotions, mes expériences, les héritages que j’ai reçus, mes réactions face à tel ou tel fait, etc., tout cela se dépose quelque part en moi, dans un lieu secret, tout cela se transforme, chaque élément perd son individualité pour devenir de l’humus, de la terre nourricière, une sorte de compost animé par mes énergies intérieures; puis de là, quelque chose prend racine et pousse, lentement et, à un moment, cette plante émerge en ma conscience sous la forme d’une idée musicale.

Le travail de composition conscient commence à ce moment, si je juge que l’idée qui m’est venue en vaut la peine. Ce travail combine d’une manière alchimique (dont je ne sais moi-même pas la méthode exacte), par les ressources de mon intellect, de mon intuition, des différentes dimensions de ma personne, ce travail combine donc des sons, des rythmes, des timbres instrumentaux ou vocaux. Jamais des images : je ne crée pas avec des images, plutôt à partir d’éléments qui sont de nature musicale.

Je ne crée pas non plus à partir de formes musicales préexistantes. Une idée me vient, je l’examine, je la joue en boucle au piano et dans ma tête, je la laisse s’exprimer, me dire ce qu’elle a à dire. Aussitôt qu’il m’est venu et m’a pris par surprise, j'ai su que ce motif de quatre notes appelait l'écriture d'un quatuor à cordes. Je lui ai demandé ce qu’il avait dans le ventre. Il en avait pour plus de sept minutes, explosives, sans aucun repos : une énergie brute! Pas de «second thème lyrique» là! Non, son énergie était contagieuse, irrépressible, un feu roulant. Sur ce plan, le Quatuor est ma pièce la plus beethovenienne! Beethoven possédait l’art d’élaborer de vastes structures à partir de motifs minuscules - Haydn aussi du reste, mais sur un autre ton. 
Début du Quatuor. (C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
 
Tout le reste est aussitôt sorti, presque d’un coup, presque en transe. Une pièce née de sa propre évidence. Un vrai plaisir de composition! Le 24 juillet, le Quatuor était terminé et mis au propre, malgré une interruption de trois semaines pour un voyage en France. Il dure environ 18 minutes et se joue d’un trait.

La partition éditée du Quatuor contient un élément particulier : des dessins de Coralie Adato. Il y en a un dans la page d’introduction du «score», et il y en a dans les dernières pages des parties de chaque instrument. Ce sont des oiseaux en filigrane, derrière la musique. Il y a évidemment un lien avec la musique elle-même, et vous le verrez plus loin.


Énergie brute
Je ne dirais pas que ce travail de composition fut facile, car il me fallait soigner le détail et la progression. Sept minutes de musique vive, sans repos, et forte ou fortissimo, cela peut devenir lassant, une sorte de piétinement ou quelque chose qui finit par tourner à vide. Je devais donc doser. C’est l’idée elle-même qui m’a guidé. Ramassée sur une petite tierce mineure (Ré-Fa) au départ, elle se distend aussitôt pour conquérir l’octave, en une sorte d’envolée mélodique :


Ensuite, elle rebondit entre les deux violons et le couple alto-violoncelle, et sa forme distendue revient canon entre ces deux couples. Elle devient un ostinato au couple alto-violoncelle, alors que les violons s’envolent en un rythme plus haché. 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
Elle se modifie ensuite ainsi :
 Là, elle se fait obstinée, tenace, avant de lancer des glissandos cinglants :
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
Elle devient acrobate, amoureuse du danger!
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
 
Je précise que l’écriture des cordes du Quatuor est très idiomatique. Les interprètes doivent avoir de l’endurance, du souffle, ils doivent être énergiques et frondeurs (comme les y invite l’indication au tout début de la pièce). Mais tout cela se fonde sur la technique et les possibilités, les particularités, des instruments du Quatuor : je ne leur tords jamais le cou pour leur faire émettre des sons leur étant difficiles ou étrangers.

Donc : doser, afin de soutenir le mouvement et l’énergie. Les passages les plus sonores ne viennent pas dès le début de la pièce. Le premier vrai pic sonore arrive à la mesure 124, avec l’indication Furieux, et le mot «Courage!» à l’intention des musiciens! 
J’ai conservé les accords à quatre sons, en quadruples cordes, pour les mesures 146 et suivantes : c’est un autre pic sonore qui sera soutenu jusqu’à la mesure 175. 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN

Envol de l'Oiseau
Mais voilà, l’idée initiale m’avait réservé une autre surprise : son dynamisme cachait le désir d’envol, une volonté de quitter la pulsation ferme pour devenir oiseau. Décidément! Quelles choses mystérieuses que les idées musicales!

La partition porte en exergue cette citation : «Mets en œuvre l’oiseau de l’âme…». Elle est tirée de La conférence des oiseaux (ou Le langage des oiseaux), roman allégorique du poète soufi persan Farid Al-Din Attar datant de 1177.

Habib Allah. La Conférence des oiseaux
Un mot sur cette œuvre littéraire, en citant Wikipédia : «C'est l'histoire d'une bande de trente oiseaux pèlerins partant sous la conduite d'une Huppe fasciée à la recherche du Simorgh, leur roi. Le texte relate les hésitations, incertitudes des oiseaux. Un à un, ils abandonnent le voyage, chacun offrant une excuse, incapable de supporter le voyage. Mais à la fin de leur quête, ils découvrent leur moi profond (jeu de mots sur Simorgh signifiant également « trente oiseaux »)».



Cette citation représente bien le «scénario» du Quatuor qui évolue depuis un rythme binaire strict et agressif, très soutenu, vers un rythme complètement libéré du temps, de la mesure et de la pulsation. Le caractère explosif, obsessif, se transforme par la «mise en œuvre de l’oiseau de l’âme» : cet Oiseau brise ses chaînes et s’envole hors de la cage! Ce «scénario» s’est imposé à moi de lui-même : le processus de composition a été très intuitif. Ne cherchez pas là une sorte de démonstration rationnelle d’une idée abstraite! Mais symboliquement, ce Quatuor est une quête. Je vois mes contemporains asservis par une musique quasi toute binaire au rythme stable frappé par la batterie, le tout fortement amplifié pour nous crier aux oreilles Un-Deux-Trois-Quatre, Un-Deux-Trois-Quatre... Ces pulsations sont des barreaux de cage qui représentent les prisons dans lesquelles nous vivons et nous empêchent d’accéder à la véritable liberté – nous aimons tant nos prisons que nous nous croyons libres en elles… Nous ne les voyons même plus. Alors pour en sortir, il faut mettre en œuvre l’oiseau de l’âme.

Voilà donc qu’à la mesure 178, le premier violon s’évade. Jusque-là, le tempo était resté strict et la mesure aussi, toujours en 2/4. Mais il y avait un oiseau dans l’âme… Les sept premières minutes étaient énergiques, oui, très, mais le tempo était paradoxalement de 54 à la noire, ce qui est en fait le tempo d’un mouvement lent selon le métronome! Je tenais à ce tempo, alors que j’aurais pu le dédoubler pour le faire compter comme un mouvement rapide traditionnel. Dans cette pulsation de 54 noires par minute, les doubles et les triples croches abondaient, créant l’impression de vitesse et d’impact physique. L’oiseau était là dès le départ, encagé. Il s’évade à la mesure 178. Alors que ses trois comparses demeurent en tempo strict, le premier violon joue une mélodie ornée en tempo plus lent et plus libre (il n’y a plus de barres de mesure) – cette mélodie reprend et transmute des éléments de la section rapide, tous issus du motif initial. 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
 
Plus loin, le second violon rejoint le premier «dans les airs»: il joue sans souci d’être «en mesure» avec le premier violon, car justement il n’y a plus de mesures; altos et violoncelle persévèrent dans le tempo mesuré strict. Puis, l’alto se voit à son tour pousser les ailes, et il rejoint, librement, les violons. Le violoncelle proteste, ronchonne : il tient mordicus à son «beat» strict! Mais son oiseau à lui aussi finira par s’envoler… 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN

Le violoncelle tient une note aiguë et les autres instruments se posent un moment. Le premier violon s’est transformé en oiseau et se met à chanter, comme un oiseau. Plus de mélodies ici, que des «motifs oiseaux». L’interprète a deux pages de motifs, et il va de l’un à l’autre, selon sa fantaisie, en laissant un bref silence entre chacun. Il n’y a alors plus aucune pulsation, plus aucune mesure. Ces chants n’appartiennent à aucune espèce précise. Ce sont en fait des fragments tirés de ce qui a précédé, certains fragments se limitant à une seule note. 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN; dessin de Coralie Adato
 
Le deuxième violon devient oiseau à tour, puis l’alto, puis le violoncelle : les quatre chantent ainsi pendant quelques deux minutes et demie. Liberté, apesanteur. 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
 
Après ce temps et alors que les trois autres poursuivent, l’alto chante une mélodique sobre, sereine. «Chante» : je demande à ce que le musicien fredonne cette mélodie tout en la jouant. 
(C) Antoine Ouellette SOCAN

Le silence se fait sur la dernière note tenue de l’alto. Les deux violons font entendre d’autres chants d’oiseaux dans l’extrême aigu. 
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN
 
Le Quatuor aurait pu se terminer ainsi. Mais nous savons tous les menaces qui planent sur les oiseaux et sur la nature en général. Alors, le violoncelle rejoue le motif initial, comme une sourde menace. Et l’œuvre se termine ainsi.
(C) 2018 Antoine Ouellette SOCAN


Autres notes
Que dire d’autre? Les jeux de «climats rythmiques» du Quatuor sont une caractéristique de ma musique (qui diverge alors de l’esthétique beethovenienne). Autre caractéristique ici présente, comme une signature, est que la musique du Quatuor est diatonique de bout en bout, sans aucun chromatisme ni modulation. Le mode utilisé s’apparente à Ré mineur avec le Si bécarre, donc l’échelle Ré, Mi, Fa, Sol, La Si, Do, Ré. Sur ce plan, le Quatuor diverge de l’esthétique traditionnelle de la musique occidentale, et tout particulièrement de l’héritage postromantique et sériel. À nouveau, la musique s’impose à moi ainsi : je ne la force pas.

Habib Allah, pour La Conférence des oiseaux.
Dans le même ordre idée, ce Quatuor est vraiment un quatuor à cordes. Pur et dur. De l’eau de source. Je sais qu’il y a une sorte de mode d’«ajouter» quelque chose aux quatre instruments, peut-être pour tenter d’«élargir» le cadre du quatuor. Cela avait commencé avec le Quatuor #2 d’Arnold Schoenberg, (1908) dont les deux derniers mouvements ajoutent le chant d’une voix de femme. Mais cette tendance s’est renforcée depuis les dernières décennies. Dans les dits quatuors à cordes de R. Murray Schafer, excellents par ailleurs, on trouve notamment une chanteuse, des gestes de Tai Chi, une harpe éolienne, de la narration poétique, des cris et des voix d’enfants, un second quatuor préenregistré, des percussions, etc. D’autres compositeurs ont ajouté des instruments anciens ou orientaux, etc. L’appellation «symphonie» ne souffre pas d’ajout de voix, par exemple : le mot symphonie signifie «sonne ensemble», et il arrivait que les premières pièces intitulées symphonies incluaient des voix (fin XVIe-début XVIIe siècles). Mais «quatuor à cordes» annonce sans ambiguïté une pièce pour quatre instruments à cordes.

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public, PD-US) et collection personnelle.