Gingras est mort
1. Égoportrait d'un auteur
2. Trop intelligent
3. Rencontres
4. La vraie critique et Bruce Mather
5. Heureusement qu'il y a Beethoven
6. L'oeuvre d'art: Jean Dumontier (1935-2018)
7. L'art, c'est faire.
L’ex-critique Claude Gingras est décédé le 30 décembre dernier, à l’âge de 87 ans, des suites d’une longue maladie. Je connais plusieurs personnes qui auront trinqué au champagne! Mais il faut être charitable envers les défunts. Pour le moment, l’heure est aux hommages obligés, et une ex-ministre de la culture s’est empressée de déclarer que le «monde artistique est en deuil». Ce n’est pourtant pas un créateur qui nous a quittés, mais un simple journaliste sans le moindre legs artistique. J'ai trouvé ce commentaire complètement déconnecté. Parlez pour vous, madame.
2. Trop intelligent
3. Rencontres
4. La vraie critique et Bruce Mather
5. Heureusement qu'il y a Beethoven
6. L'oeuvre d'art: Jean Dumontier (1935-2018)
7. L'art, c'est faire.
L’ex-critique Claude Gingras est décédé le 30 décembre dernier, à l’âge de 87 ans, des suites d’une longue maladie. Je connais plusieurs personnes qui auront trinqué au champagne! Mais il faut être charitable envers les défunts. Pour le moment, l’heure est aux hommages obligés, et une ex-ministre de la culture s’est empressée de déclarer que le «monde artistique est en deuil». Ce n’est pourtant pas un créateur qui nous a quittés, mais un simple journaliste sans le moindre legs artistique. J'ai trouvé ce commentaire complètement déconnecté. Parlez pour vous, madame.
Hector Berlioz dirigeant. «Les chefs d'orchestre ne sont pas intelligents» (Claude Gingras) |
Comment saluer Claude? Par des compliments hypocrites et du
lèche-bottine? Je ne crois pas que c’était son genre, et ce n’est pas le mien;
je laisse donc ça à d’autres. Plutôt en empruntant un peu à son style – style
par lequel il disait admirer tel chef d’orchestre un jour, pour ajouter le
lendemain que «les chefs d’orchestre ne sont pas intelligents» - aucune idée
d’où il a pu pêcher ça, mais tel était son style peu économique en énormités lancées à tort et à travers.
Né à Sherbrooke en 1931, il avait amorcé sa carrière de
journaliste au quotidien La Tribune, de Sherbrooke. En 1952, il fut engagé au
quotidien La Presse, de Montréal, où il sera critique en musique classique
pendant plus de 60 ans, avant de se retirer en 2015.
On a dit que Claude Gingras était «influent» et «respecté».
Influent, c’est certain car il a écrit dans le journal au plus fort tirage du
Québec après le Journal de Montréal, cela pendant une très longue période.
Recevoir une mauvaise critique de la part de Gingras pouvait carrément tuer une
carrière ou la mettre longtemps en veilleuse, tant son style était sarcastique et
cruel. Pas parce qu’il avait nécessairement raison mais parce que, le courage
étant une vertu rare, peu d’organismes de concerts auraient osé inviter un
artiste situé dans la mire de Claude Gingras. Celui-ci risquant plaisamment de récidiver, voire de s'acharner, le
prestige de l’organisme s’en serait trouvé écorné. Même ses compliments pouvaient être venimeux. Mais «respecté»? Oui, du
respect qu’inspire la peur. Autrement, je ne suis assurément pas seul à savoir
que Claude Gingras n’était pas du tout un musicien et que ses connaissances techniques
sur le langage musical étaient superficielles. Relire ses papiers montre bien
qu’il évitait ce terrain glissant pour lui, en jetant de la poudre aux yeux
pour détourner l’attention.
Égoportrait d'un auteur
Dans sa jeunesse, Claude était journaliste à potins. Son
hobby consistait à collectionner disques et partitions. Ces deux faits, liés à
une véritable maîtrise du verbe, lui ont valu de devenir critique musical. Le
journaliste a fait le bonheur de son employeur : des lecteurs envoyaient
régulièrement des lettres ouvertes indignées contre lui, et la polémique a fait
vendre de la copie. Tant mieux : cela fait partie du jeu.
Un jour, je m’étais demandé qui il était véritablement. J’ai
d’abord consulté l’Encyclopédie de la
musique au Canada (Fides, 1999) qui lui consacre un court article.
Surprise : aucune mention n’est faite de ses éventuelles études musicales,
ni d’une quelconque pratique musicale. Par contre, on y cite sa définition de
ce qu’est un critique musical : «Le rôle du critique en est
essentiellement un d’intermédiaire entre celui qui donne et celui qui reçoit…
il doit d’abord aimer passionnément le domaine où il œuvre…, posséder une
connaissance complète de son sujet, un goût absolument sûr, un jugement
parfaitement sain et, en même temps, il doit posséder une objectivité totale,
être complètement indépendant des amitiés et des inimitiés. En somme, il doit
posséder des qualités estimatives qui, forcément, manquent aux autres, de part
et d’autre de la rampe».
Le premier chef-d'oeuvre de Claude Gingras |
Un autoportrait si flatteur a évidemment titillé mon petit
côté sceptique. Justement, l’article mentionnait que Claude Gingras est aussi «auteur»,
et avait été directeur de rédaction d’un ouvrage au titre surprenant de Dictionnaire de vos vedettes (1958). J’ai pensé que le titre contenait une pointe d’ironie de sa
part : «VOS vedettes» semblant impliquer que ce n’étaient pas les siennes…
Curieux comme je peux l’être, j’étais donc allé consulter l’ouvrage en question
à la Bibliothèque nationale du Québec.
C’est un livre magnifique mais où, injustice immense,
le nom de Claude Gingras ne figure pas sur la couverture. On y voit par contre
que Claude était bien un auteur car, en plus de la direction de l’affaire, il y
a signé un article de huit pages intitulé Si
le divertissement canadien m’était conté. Le passé, le présent et l’avenir.
Une note précise que le concert, l’opéra et le ballet sont du divertissement,
tout comme le music-hall et le cabaret. Je salue cette ouverture d’esprit.
George Catlin (1830). «C'est du spectacle, ça» (Claude Gingras) |
Les
premières lignes indiquent que notre homme était de surcroît un ethnologue en
puissance : «Il s’est donné du spectacle au Canada bien avant que le Blanc
n’y mette les pieds». Intriguant. «Mais, oui. Il y avait du monde, ici, avant
Colomb et Cartier. Les Indiens et les danses costumées auxquelles ils
participaient tous, tête première, autour d’un brasier, pendant que les squaws
et leurs enfants regardaient les maris se déhancher, c’est du spectacle, ça, et
je pense que ça nous fait un fort bon début d’histoire du divertissement au
Canada». Comme le talent est sans limite, l’historien prend le relais : «À
mesure que disparaissaient les indigènes et que croissait le nombre des
immigrants (ces termes voulaient dire en 1600 la même chose qu’aujourd’hui),
ceux-ci maintinrent ici des habitudes de vie acquises dans leurs pays d’origine».
Bon, vous voyez. Peut-être sont-ce là des exemples de son «humour particulier» dans
un texte qui, pourtant, ne s’affiche pas comme celui d’un humoriste. Un peu
d’indulgence. Était-ce une faute de goût? Impensable : le goût de Claude
est «absolument sûr» ainsi qu’il l’affirmait lui-même avec cette parfaite
objectivité que certains lui reconnaissaient. Peut-être aussi qu’il s’agit là
d’un «péché de jeunesse» commis à 25 ans. Soyons encore indulgent. Pourtant,
Claude ne s’est guère montré indulgent au cours de sa carrière de critique,
même pas pour des interprètes ou des compositeurs de cet âge qui pondent des
prestations de ce calibre.
Sur Madeleine Cross dans le Dictionnaire de Claude |
Ce livre exceptionnel nous apprend plein d’autres choses. Par
exemple : le mets préféré de la comédienne Monique Chailler est la salade
de homard (page 50); la comédienne Hélène Bienvenue «ne fume pas encore» (page
42); la comédienne Pierrette Champoux possède 100 robes (page 50), alors que le
comédien Gaétan Labrèche possède 5 manteaux et 15 paires de souliers (page 84);
la speakerine Yolande Champoux «déteste les araignées» (page 50); les actrices
Sylvie Gélinas et Jacqueline Gauthier «sont célibataires»; la couleur préférée
de Marc Favreau, le futur clown Sol, est le vert; le poète Wilfrid Lemoine «se
rase rarement» (page 91), ou la grande ambition du comédien Marcel Giguère est
«de plaire aux femmes» (page 73). Etc. Bref, nous sortons de cette lecture
transformés, et nous comprenons bien mieux la situation des artistes dans la
société de l’époque. Claude était essentiellement un journaliste à potins et il l’est demeuré, d’où ses commentaires subséquents
sur de petites intrigues dans le milieu musical, sur la robe de telle
chanteuse, sur les Juifs, sur l’accent parlé déplorable de tel musicien, sur
une fote d’ortograf dans un programme, et autres éléments qui aident tant à
apprécier un concert ou la musique. D’où aussi les deux livres de souvenirs
qu’il a publié après sa retraite : des chapitres d’à peine deux pages,
sans la moindre information de fond, sans réflexion sur l’art, mais avec de petites
anecdotes plus ou moins «savoureuses» enrobées de jugements sommaires.
Trop intelligent
Méliès. L'escamotage d'une dame (1896) |
Toujours dans ce premier livre, Claude se montrait coquet puisqu’il s’est lui-même inclus parmi «vos vedettes». On lit notamment qu’il
déteste la cornemuse et le cantaloup - cette liste
s’allongera considérablement durant sa carrière de critique. On apprend de même
qu’il a fait des études musicales «avec Sylvio Lacharité et sa sœur, Lise
L’Espérance». La nature de ces études n’est pas précisée : peu importe, ne
possédait-il pas «une connaissance complète de son sujet»? Puis cette perle où
il avoue «avoir voulu être pianiste, chef d’orchestre ou architecte» - je
n’invente rien : c’est noir sur blanc à la page 75. Plusieurs fois, j’ai
entendu de mauvaises langues affirmer que les critiques sont des artistes ratés
mais, là, nous le lisons en toutes lettres. Claude aurait voulu être un
artiiiiiiiste, comme le dit la chanson. Est-ce par manque de travail ou de
talent, ou les deux, il ne fut jamais ni pianiste, ni chef d’orchestre, ni
architecte, ni artiste. «Oui mais Antoine, Gingras était bien que trop
intelligent pour être chef d’orchestre!» - bon d’accord, mais pourquoi pas
pianiste alors? On m’a confié de source sure que Claude ne jouait d’aucun
instrument et qu’il aurait été difficilement capable de chanter dans un chœur amateur.
Mais pour reprendre la chanson, cela ne l’empêchera néanmoins pas de «faire son
numéro». Comme critique.
Jérôme Bosch. L'escamoteur. |
Mais mieux en fait, car Claude avait tout de même du
génie : pendant plus de 60 ans et fort de sa position de journaliste, il
allait bluffer presque tout le monde.
Un mystificateur d’exception, hors normes. Dans les concerts, il aimait se
pavaner avec les partitions des œuvres
au programme; de même, il prenait souvent la pose armé d’une partition; il
adorait signaler qu’à la mesure 130, le violoniste n’a pas respecté le
pianissimo écrit dans la partition. C’est un truc digne du magicien Luc
Langevin, car je sais, de source sure à nouveau (et même personnelle cette fois), que Claude peinait à suivre
une partition le moindrement complexe, plus encore à en déchiffrer une, à en
décoder les structures harmoniques et rythmiques, à saisir les articulations
formelles de l’œuvre, etc. Claude a mystifié (presque) tout le monde ainsi, et
il a fait la pluie et le beau temps pendant des décennies sans que personne n’ose le démasquer publiquement - mais certains l'ont humilié en privé. À la fin de sa vie, il disait avoir été «très chanceux», en effet. Les hypnologues savent que les seules personnes qui peuvent être
hypnotisées sont celles qui y consentent. Le respect inspiré par la peur, brave
gens de musique… Dire que Claude avait décrété du vivant de celui-ci que Claude
Vivier n’était pas un musicien, compositeur qui, depuis son décès tragique en
1983, demeure le plus joué des compositeurs classiques du Québec, je me demande
bien pourquoi.
Hanslick. Lui avait écrit un essai sur la musique |
Au XIXe siècle, des gens comme Robert Schumann, Hector
Berlioz, Franz Liszt et Claude Debussy ont pratiqué la critique musicale.
C’étaient des musiciens. Et quels musiciens que ceux-là! Tous compositeurs;
concertistes et chefs d’orchestre aussi pour la plupart. Le cruel critique
viennois Eduard Hanslick n’avait pas ces talents, mais il s’était tout de même
essayé à la composition; surtout, il avait développé sa vision de l’art dans un
essai, Du beau dans la musique (1854), où il argumente et étaye ses idées. Mais
du côté de Claude, rien. Comme il aimait tant le reprocher aux autres, il
n’avait en fait rien à dire.
Rencontres
Claude Gingras était «exigeant et objectif», assurent ses admirateurs. Vous pouvez agrandir en cliquant pour vérifier |
Claude n’a pas
souvent critiqué ma musique. La première fois, c’était d’ailleurs pour se
désoler qu’on ne l’entende jamais en concert parce que «Ouellette ne fait pas
partie de notre mafia musicale» - je n’en fais toujours pas partie. En 1998,
j’ai toutefois eu droit de sa part à une critique franchement dithyrambique
pour mon œuvre d’orgue Une Messe pour le Vent qui souffle, donnée par Gisèle
Guibord à l’Oratoire Saint-Joseph. Ne pouvant reproduire ici ce long article
paru le 13 août 1998, je me permets d’en tirer ces quelques mots qui donnent le
ton : «L’auditoire des récitals d’orgue de l’Oratoire a eu hier
soir la révélation d’une grande œuvre. Une
Messe pour le Vent qui souffle, d’Antoine Ouellette est incontestablement
l’une des créations les plus fortes, les plus originales et les plus
impressionnantes produites ici jusqu’à maintenant. Il se peut même qu’il
s’agisse là d’une des œuvres les plus intéressantes du répertoire d’orgue
contemporain, tous pays confondus. La
Messe d’Antoine
Ouellette étonne tout d’abord par la place qu’elle occupe dans l’attention de
l’auditeur (…), 50 minutes où l’intérêt ne flanche pas un seul instant.». Avis
à ceux qui le tiennent pour un «critique exigeant et objectif». Bon, vous
pourriez croire qu’une critique aussi inhabituelle de la part de Claude ouvre
les portes. Détrompez-vous! Cela vous crée plein d’ennemis jurés, malades de
jalousie. Deux jours s’étaient à peine passés que je recevais même un téléphone
haineux de la part d’un bonze du milieu! Depuis : omerta.
C’est bien pour dire, recevoir une mauvaise critique de
Claude pouvait avoir exactement le même résultat. Claude était arrivé de très
mauvaise humeur au concert où ma symphonie Joie des Grives a été jouée. Cette
fois, il n'a rien pigé et s’est ennuyé ferme. Alors j’ai goûté à sa médecine spéciale! «Des strates
qui ne mènent nulle part» et patati patata. Que voulez-vous?: je suis génial le
lundi entre 13 h 31 et 17 h 03, mais nul le vendredi entre 7 h 10 et 9 h 46. À
nouveau : omerta.
En tout, Claude Gingras m'a critiqué quatre fois, pour sept de mes pièces. Bilan: 3 bonnes critiques sur 4; 5 pièces évaluées positivement, une moyennement et une négativement. Je m'en suis somme toute tiré assez bien. Certains collègues compositeurs du Québec ont eu la main moins heureuse, comme l'un d'eux qui, pourtant professeur de conservatoire, s'est fait envoyer un: «Il devrait cesser de composer». Je n'en fait donc pas une affaire personnelle. D'ailleurs, pour le peu que cela signifie en vérité...
La vraie critique: Bruce Mather
En tout, Claude Gingras m'a critiqué quatre fois, pour sept de mes pièces. Bilan: 3 bonnes critiques sur 4; 5 pièces évaluées positivement, une moyennement et une négativement. Je m'en suis somme toute tiré assez bien. Certains collègues compositeurs du Québec ont eu la main moins heureuse, comme l'un d'eux qui, pourtant professeur de conservatoire, s'est fait envoyer un: «Il devrait cesser de composer». Je n'en fait donc pas une affaire personnelle. D'ailleurs, pour le peu que cela signifie en vérité...
La vraie critique: Bruce Mather
Ne croyez pas que je ne suis pas ouvert à la critique. Je
suis ouvert à la vraie critique. Avant Claude Gingras, M. Bruce Mather avait
critiqué Joie des Grives. M. Mather a été professeur de composition à l’Université
McGill. C’est un musicien, pianiste et compositeur. Sa réputation de rigueur et
de haute exigence est bien connue, et il n’a pas hésité à «couler» quelqu’un n’y
satisfaisant pas. M. Mather a examiné Joie des Grives page par page, mesure par
mesure, attentivement. La critique qu’il m’en a fait était en profondeur et en
détails sur tous les aspects de l’œuvre. Par écrit, ses commentaires faisaient
quelques pages. Quelques fois durs, ses commentaires étaient toujours
compétents, et justes dans l’ensemble. Il était trop tard pour que je modifie
la partition avant qu’elle soit jouée, mais je l’ai retouchée après coup afin
de donner plus de force et de transparence à certains passages – je précise que
ces modifications ne concernaient pas toute la pièce, mais surtout des éléments
de son dernier tiers. À cette époque, d’autres experts ont évalué ma partition
parce qu’elle constituait un volet d’une thèse doctorale. J’ai alors obtenu mon
doctorat, le titre de PH.D., le plus haut titre universitaire, et avec une
mention d’excellence unanime. M. Mather avait fait abstraction de ses goûts
personnels, puisque son univers de compositeur diffère vraiment du mien – son
style est atonal avec utilisation intensive de micro-intervalles. À son goût,
Joie des Grives était trop tonale et mélodique, tout le contraire de ce qu’aura
cru percevoir Claude Gingras! Exigence, sans complaisance envers soi-même,
approfondie et objective, la critique de M. Mather en était une de haut de gamme.
De la véritable critique en fait, qui permet de progresser. À cette critique,
je suis ouvert. Elle rejoint ma propre capacité d’autocritique qui m’a fait
rejeter mes pièces qui ne me satisfaisaient pas et m’en a fait réviser bon
nombre d’autres. Si vous croyez sérieusement que la critique telle que
pratiquée par les Gingras de ce monde vaut mieux, je vous mets au défi de vous
astreindre à la discipline d’un doctorat, et nous en reparlerons après.
Alors voilà. Non à l’intimidation, oui à la dignité de l’art.
Je persiste et signe : lorsque je dévoilerai mes symphonies comme telles
(il y en a six à ce jour), Joie des Grives sera la Symphonie #2.
Heureusement qu'il y a Beethoven
Mon premier différend avec Claude datait de bien
avant. Il remontait à 1979, alors que je n’avais que 19 ans. Claude
s’en était pris à la Cinquième Symphonie de Chostakovitch avec une violence
rare et une bêtise tout aussi rare : «démodée, décadente, tintamarre,
fanfare tonitruante, dissonances à bon marché, un tapage de tous les diables et
le public trépigne», etc. Curieusement, cette Symphonie n’est ni très
dissonante ni particulièrement bruyante (elle contient même de longs passages
très doux) et, au début des années 2000, elle sera élue «Plus grande Symphonie
du XXe siècle» par le panel de critiques (!) d’une prestigieuse revue musicale
européenne. Bref, choqué, j’avais écrit une lettre ouverte à son journal… qui
l’a publiée! C’était le 28 novembre 1979. Hum, je le qualifiais gentiment de
«girouette», en ajoutant que «cette attaque démontre un aberrant manque de
compréhension et d’honnêteté intellectuelle».
»Vous tripperez bien davantage avec Beethoven». |
De nombreuses musiques et de nombreux compositeurs ont
essuyé ses foudres, depuis la musique médiévale et les musiques orientales à
Philip Glass et John Adams (de la «musique dangereuse» : ses patrons
auraient dû l’envoyer couvrir les concerts en Irak pour qu’il apprenne le sens
du mot danger), de la flûte à l’électroacoustique en passant par la guitare
(«un petit instrument») et le saxophone. Assistant à un concert de musique
électroacoustique, il écrivait aux jeunes auditeurs qu’ils tripperaient bien
plus en écoutant du Beethoven, et assistant à un concert de Metallica (car la
rumeur veut que Claude aimait le Heavy Metal), il invitait à nouveau les jeunes
à écouter plutôt Beethoven. C’est amusant parce que le public trépigne aussi
avec les symphonies de Beethoven : certains trépignements doivent avoir
plus de classe que d’autres. Ce qu’il disait aimer était ce qui est «élevé
spirituellement», concept nébuleux qu’il n’a jamais pris la peine de définir.
L’influence de Claude s’est ainsi fait lourdement sentir
jusque dans la programmation des organismes de concert, notamment les
orchestres symphoniques. À force de voir se faire démolir les rares œuvres de
compositeurs classiques vivants qu’ils programmaient, ils en ont programmé
encore moins. Pendant les nombreuses années où j’ai fréquenté les concerts
symphoniques, je n’ai jamais vu programmée une symphonie d’Hovhaness, d’Arnold,
de Sallinen, d’Aho, de Górecki de
Rautavaara, de Kantcheli, de William Schuman, etc., etc., etc. Il n’y en a pas
eu depuis non plus.
Nous avons aussi eu un Gilles Tremblay compositeur! |
L'oeuvre d'art
Des compositeurs, des interprètes et des pédagogues qui se sont dévoués pour leur art, qui ont fait belle carrière ici et ailleurs, nous quittent sans que nos médias en dise un mot. Il faut qu’un art soit sévèrement malade et que des consciences soient gravement perverties dans les valeurs pour qu’au décès d’un critique, on clame cette fois que «le milieu des arts est en deuil».
Encore une fois : en matière de création artistique,
Claude Gingras ne laisse rien, absolument rien. La vérité des choses se doit d’être dite, et l'illusion brisée.Trois jours avant, le 28 décembre 2018, était décédé Jean Dumontier.
Lui a été architecte et artiste. Il a conçu les plans de premières stations du
métro de Montréal, et les a ornées de ses œuvres gigantesques. «Après avoir
participé à l’élaboration du réseau initial du métro, il a été directeur de
l’architecture au Bureau de transport métropolitain pour les prolongements des
années 1970 et 1980. En tant que responsable de l’architecture au BTM, il
a favorisé l’intégration d’œuvres d’art dans toutes les stations» (Société de
transport de Montréal : https://www.journaldemontreal.com/2018/12/30/jean-dumontier-un-des-architectes-du-metro-de-montreal-est-decede-1).
Voilà un artiste qui a contribué à la beauté de ce monde en faisant une œuvre d’art
d’un réseau de transport sous-terrain, un exemple qui a ensuite inspiré d’autres
villes. Voilà de l’art.
Mais que sont ces mots et des milliers d'autres de la même eau : «Les chefs d’orchestre ne sont pas intelligents»? De l’art? De la beauté? De l'«élévation spirituelle»? Est-ce seulement de la critique, ou même de l'information? L’art n’a aucune raison d'être en deuil de leur auteur.
L'art, c'est faire
L’art, c’est faire. C’est «se salir les mains dans la
terre», exactement comme du jardinage. Seul faire ouvre l’accès à l’art. Le
niveau de ce faire n’importe pas : on peut faire juste pour le plaisir,
faire à petite échelle, faire avec un petit talent (mais le travail, le faire,
peut faire fructifier un petit talent davantage qu’un immense talent qui ne
fait pas); on peut aussi faire jusqu’à grande échelle, à haut niveau, de
manière professionnelle, etc. Cela n’importe pas : c’est du faire que vit
l’art. L’art ne peut vivre qu’à travers le faire. Le faire est un passage
obligé pour l’art. L’art ne vit que dans le faire. Pas de faire, pas d’art.
Mais que sont ces mots et des milliers d'autres de la même eau : «Les chefs d’orchestre ne sont pas intelligents»? De l’art? De la beauté? De l'«élévation spirituelle»? Est-ce seulement de la critique, ou même de l'information? L’art n’a aucune raison d'être en deuil de leur auteur.
L'art, c'est faire
L'art est se salir les mains au contact de la matière. |
Être artiste, c’est faire, donc créer. Être musicien, c’est faire de la musique :
chanter et/ou jouer d’un instrument, et/ou diriger un chœur ou un orchestre, et/ou
composer. Je peux écrire sur la musique, mais cette écriture doit se nourrir de
mon faire de musicien. Sinon, j’aurai beau avoir toute l’érudition du monde,
une dimension fondamentale de l’art m’est interdite d’accès. Je ne serai, au
mieux, qu’un «gérant d’estrade», quelqu’un qui sait mieux interpréter la
musique que telle pianiste ou tel chef mais qui est totalement impuissant
artistiquement, quelqu’un qui sait mieux composer que tel compositeur mais qui
est totalement impuissant artistiquement; et toujours m’échappera la part
vitale de l’essence de l’art. Même chose lorsque je ne fais que «consommer» de
l’art. Je dois me salir les mains dans la terre pour que l’art puisse me
révéler son essence. Je dois faire, même imparfaitement, même maladroitement :
il faut commencer quelque part, jouer avec la matière (la musique se joue!), travailler
(des fois avec plaisir, des fois avec difficulté), persévérer, oser, se donner
droit à l’erreur – l’apprentissage et l’expérience du faire passera d’ailleurs
inévitablement par des erreurs, cela vaut même pour les plus grands artistes.
Faire
l’art devrait figurer à tout programme éducatif. Personne n’a aucun talent pour
l’art. Mais je peux me dire que l’art n’est pas pour moi et me contenter de l’admirer.
C’est correct. Mais si je fais ce choix, que je prenne garde à ne pas devenir
critique d’art! Surtout pas ce type de critique qui pontifie et décrète. Ce
type-là empêche l’art. Il renvoie d’elle une image répugnante qui décourage des
gens du faire. C’est une forme de perversion de l’art, qui peut risquer de
mener, sans même qu’on s’en rende compte, vers la perversion de la pensée. À la
limite, il tue l’art qu’il dit aimer. Juger, condamner, attaquer, ridiculiser
autrui qui fait sans avoir soi-même de la terre sur les mains est un crime
contre l’art. En poursuivant ainsi, viendra un moment où ce ne sera pas de la
terre qu’on aura sur les mains, mais du sang.
Source des illustrations:
Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux, collection personnelle.