MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mercredi 2 janvier 2019

GINGRAS EST MORT

Gingras est mort
1. Égoportrait d'un auteur
2. Trop intelligent
3. Rencontres
4. La vraie critique et Bruce Mather
5. Heureusement qu'il y a Beethoven
6. L'oeuvre d'art: Jean Dumontier (1935-2018) 
7. L'art, c'est faire. 

L’ex-critique Claude Gingras est décédé le 30 décembre dernier, à l’âge de 87 ans, des suites d’une longue maladie. Je connais plusieurs personnes qui auront trinqué au champagne! Mais il faut être charitable envers les défunts. Pour le moment, l’heure est aux hommages obligés, et une ex-ministre de la culture s’est empressée de déclarer que le «monde artistique est en deuil». Ce n’est pourtant pas un créateur qui nous a quittés, mais un simple journaliste sans le moindre legs artistique. J'ai trouvé ce commentaire complètement déconnecté. Parlez pour vous, madame.

Hector Berlioz dirigeant. «Les chefs d'orchestre
ne sont pas intelligents» (Claude Gingras)
Comment saluer Claude? Par des compliments hypocrites et du lèche-bottine? Je ne crois pas que c’était son genre, et ce n’est pas le mien; je laisse donc ça à d’autres. Plutôt en empruntant un peu à son style – style par lequel il disait admirer tel chef d’orchestre un jour, pour ajouter le lendemain que «les chefs d’orchestre ne sont pas intelligents» - aucune idée d’où il a pu pêcher ça, mais tel était son style peu économique en énormités lancées à tort et à travers. 
Né à Sherbrooke en 1931, il avait amorcé sa carrière de journaliste au quotidien La Tribune, de Sherbrooke. En 1952, il fut engagé au quotidien La Presse, de Montréal, où il sera critique en musique classique pendant plus de 60 ans, avant de se retirer en 2015.
On a dit que Claude Gingras était «influent» et «respecté». Influent, c’est certain car il a écrit dans le journal au plus fort tirage du Québec après le Journal de Montréal, cela pendant une très longue période. Recevoir une mauvaise critique de la part de Gingras pouvait carrément tuer une carrière ou la mettre longtemps en veilleuse, tant son style était sarcastique et cruel. Pas parce qu’il avait nécessairement raison mais parce que, le courage étant une vertu rare, peu d’organismes de concerts auraient osé inviter un artiste situé dans la mire de Claude Gingras. Celui-ci risquant plaisamment de récidiver, voire de s'acharner, le prestige de l’organisme s’en serait trouvé écorné. Même ses compliments pouvaient être venimeux. Mais «respecté»? Oui, du respect qu’inspire la peur. Autrement, je ne suis assurément pas seul à savoir que Claude Gingras n’était pas du tout un musicien et que ses connaissances techniques sur le langage musical étaient superficielles. Relire ses papiers montre bien qu’il évitait ce terrain glissant pour lui, en jetant de la poudre aux yeux pour détourner l’attention.

Égoportrait d'un auteur

Dans sa jeunesse, Claude était journaliste à potins. Son hobby consistait à collectionner disques et partitions. Ces deux faits, liés à une véritable maîtrise du verbe, lui ont valu de devenir critique musical. Le journaliste a fait le bonheur de son employeur : des lecteurs envoyaient régulièrement des lettres ouvertes indignées contre lui, et la polémique a fait vendre de la copie. Tant mieux : cela fait partie du jeu. 
Un jour, je m’étais demandé qui il était véritablement. J’ai d’abord consulté l’Encyclopédie de la musique au Canada (Fides, 1999) qui lui consacre un court article. Surprise : aucune mention n’est faite de ses éventuelles études musicales, ni d’une quelconque pratique musicale. Par contre, on y cite sa définition de ce qu’est un critique musical : «Le rôle du critique en est essentiellement un d’intermédiaire entre celui qui donne et celui qui reçoit… il doit d’abord aimer passionnément le domaine où il œuvre…, posséder une connaissance complète de son sujet, un goût absolument sûr, un jugement parfaitement sain et, en même temps, il doit posséder une objectivité totale, être complètement indépendant des amitiés et des inimitiés. En somme, il doit posséder des qualités estimatives qui, forcément, manquent aux autres, de part et d’autre de la rampe».

Le premier chef-d'oeuvre de Claude Gingras
Un autoportrait si flatteur a évidemment titillé mon petit côté sceptique. Justement, l’article mentionnait que Claude Gingras est aussi «auteur», et avait été directeur de rédaction d’un ouvrage au titre surprenant de Dictionnaire de vos vedettes (1958). J’ai pensé que le titre contenait une pointe d’ironie de sa part : «VOS vedettes» semblant impliquer que ce n’étaient pas les siennes… Curieux comme je peux l’être, j’étais donc allé consulter l’ouvrage en question à la Bibliothèque nationale du Québec.
C’est un livre magnifique mais où, injustice immense, le nom de Claude Gingras ne figure pas sur la couverture. On y voit par contre que Claude était bien un auteur car, en plus de la direction de l’affaire, il y a signé un article de huit pages intitulé Si le divertissement canadien m’était conté. Le passé, le présent et l’avenir. Une note précise que le concert, l’opéra et le ballet sont du divertissement, tout comme le music-hall et le cabaret. Je salue cette ouverture d’esprit. 
George Catlin (1830). «C'est du spectacle, ça» (Claude Gingras)
Les premières lignes indiquent que notre homme était de surcroît un ethnologue en puissance : «Il s’est donné du spectacle au Canada bien avant que le Blanc n’y mette les pieds». Intriguant. «Mais, oui. Il y avait du monde, ici, avant Colomb et Cartier. Les Indiens et les danses costumées auxquelles ils participaient tous, tête première, autour d’un brasier, pendant que les squaws et leurs enfants regardaient les maris se déhancher, c’est du spectacle, ça, et je pense que ça nous fait un fort bon début d’histoire du divertissement au Canada». Comme le talent est sans limite, l’historien prend le relais : «À mesure que disparaissaient les indigènes et que croissait le nombre des immigrants (ces termes voulaient dire en 1600 la même chose qu’aujourd’hui), ceux-ci maintinrent ici des habitudes de vie acquises dans leurs pays d’origine». Bon, vous voyez. Peut-être sont-ce là des exemples de son «humour particulier» dans un texte qui, pourtant, ne s’affiche pas comme celui d’un humoriste. Un peu d’indulgence. Était-ce une faute de goût? Impensable : le goût de Claude est «absolument sûr» ainsi qu’il l’affirmait lui-même avec cette parfaite objectivité que certains lui reconnaissaient. Peut-être aussi qu’il s’agit là d’un «péché de jeunesse» commis à 25 ans. Soyons encore indulgent. Pourtant, Claude ne s’est guère montré indulgent au cours de sa carrière de critique, même pas pour des interprètes ou des compositeurs de cet âge qui pondent des prestations de ce calibre.

Sur Madeleine Cross dans le Dictionnaire de Claude
Ce livre exceptionnel nous apprend plein d’autres choses. Par exemple : le mets préféré de la comédienne Monique Chailler est la salade de homard (page 50); la comédienne Hélène Bienvenue «ne fume pas encore» (page 42); la comédienne Pierrette Champoux possède 100 robes (page 50), alors que le comédien Gaétan Labrèche possède 5 manteaux et 15 paires de souliers (page 84); la speakerine Yolande Champoux «déteste les araignées» (page 50); les actrices Sylvie Gélinas et Jacqueline Gauthier «sont célibataires»; la couleur préférée de Marc Favreau, le futur clown Sol, est le vert; le poète Wilfrid Lemoine «se rase rarement» (page 91), ou la grande ambition du comédien Marcel Giguère est «de plaire aux femmes» (page 73). Etc. Bref, nous sortons de cette lecture transformés, et nous comprenons bien mieux la situation des artistes dans la société de l’époque. Claude était essentiellement un journaliste à potins et il l’est demeuré, d’où ses commentaires subséquents sur de petites intrigues dans le milieu musical, sur la robe de telle chanteuse, sur les Juifs, sur l’accent parlé déplorable de tel musicien, sur une fote d’ortograf dans un programme, et autres éléments qui aident tant à apprécier un concert ou la musique. D’où aussi les deux livres de souvenirs qu’il a publié après sa retraite : des chapitres d’à peine deux pages, sans la moindre information de fond, sans réflexion sur l’art, mais avec de petites anecdotes plus ou moins «savoureuses» enrobées de jugements sommaires.

Trop intelligent

Méliès. L'escamotage d'une dame (1896)
Toujours dans ce premier livre, Claude se montrait coquet puisqu’il s’est lui-même inclus parmi «vos vedettes». On lit notamment qu’il déteste la cornemuse et le cantaloup - cette liste s’allongera considérablement durant sa carrière de critique. On apprend de même qu’il a fait des études musicales «avec Sylvio Lacharité et sa sœur, Lise L’Espérance». La nature de ces études n’est pas précisée : peu importe, ne possédait-il pas «une connaissance complète de son sujet»? Puis cette perle où il avoue «avoir voulu être pianiste, chef d’orchestre ou architecte» - je n’invente rien : c’est noir sur blanc à la page 75. Plusieurs fois, j’ai entendu de mauvaises langues affirmer que les critiques sont des artistes ratés mais, là, nous le lisons en toutes lettres. Claude aurait voulu être un artiiiiiiiste, comme le dit la chanson. Est-ce par manque de travail ou de talent, ou les deux, il ne fut jamais ni pianiste, ni chef d’orchestre, ni architecte, ni artiste. «Oui mais Antoine, Gingras était bien que trop intelligent pour être chef d’orchestre!» - bon d’accord, mais pourquoi pas pianiste alors? On m’a confié de source sure que Claude ne jouait d’aucun instrument et qu’il aurait été difficilement capable de chanter dans un chœur amateur. Mais pour reprendre la chanson, cela ne l’empêchera néanmoins pas de «faire son numéro». Comme critique. 
Jérôme Bosch. L'escamoteur.
Mais mieux en fait, car Claude avait tout de même du génie : pendant plus de 60 ans et fort de sa position de journaliste, il allait bluffer presque tout le monde. Un mystificateur d’exception, hors normes. Dans les concerts, il aimait se pavaner avec les partitions des œuvres au programme; de même, il prenait souvent la pose armé d’une partition; il adorait signaler qu’à la mesure 130, le violoniste n’a pas respecté le pianissimo écrit dans la partition. C’est un truc digne du magicien Luc Langevin, car je sais, de source sure à nouveau (et même personnelle cette fois), que Claude peinait à suivre une partition le moindrement complexe, plus encore à en déchiffrer une, à en décoder les structures harmoniques et rythmiques, à saisir les articulations formelles de l’œuvre, etc. Claude a mystifié (presque) tout le monde ainsi, et il a fait la pluie et le beau temps pendant des décennies sans que personne n’ose le démasquer publiquement - mais certains l'ont humilié en privé. À la fin de sa vie, il disait avoir été «très chanceux», en effet. Les hypnologues savent que les seules personnes qui peuvent être hypnotisées sont celles qui y consentent. Le respect inspiré par la peur, brave gens de musique… Dire que Claude avait décrété du vivant de celui-ci que Claude Vivier n’était pas un musicien, compositeur qui, depuis son décès tragique en 1983, demeure le plus joué des compositeurs classiques du Québec, je me demande bien pourquoi.
Hanslick. Lui avait écrit un essai sur la musique
Je reconnais de bon cœur que Claude (Gingras) avait de réels talents, très pointus : il savait débusquer les raretés du disque vinyle classique, et il pouvait dire précisément quelle date tel artiste s’était produit à Montréal ou telle œuvre avait été jouée. C’était un collectionneur, et il aurait fait un excellent archiviste ou chef-bibliothécaire.

Au XIXe siècle, des gens comme Robert Schumann, Hector Berlioz, Franz Liszt et Claude Debussy ont pratiqué la critique musicale. C’étaient des musiciens. Et quels musiciens que ceux-là! Tous compositeurs; concertistes et chefs d’orchestre aussi pour la plupart. Le cruel critique viennois Eduard Hanslick n’avait pas ces talents, mais il s’était tout de même essayé à la composition; surtout, il avait développé sa vision de l’art dans un essai, Du beau dans la musique (1854), où il argumente et étaye ses idées. Mais du côté de Claude, rien. Comme il aimait tant le reprocher aux autres, il n’avait en fait rien à dire.


Rencontres

Il m’arrivait de croiser Claude au magasin Archambault du centre-ville de Montréal. Il m’accostait à sa drôle de manière et, comme je suis un homme patient et une bonne oreille, je le laissais quelques instants me partager ses réflexions acides. Je ne me suis impatienté qu’une seule fois. Je feuilletais un livre sur le compositeur Antonín Dvořák, un livre intéressant mais coûteux aussi. Claude est alors apparu, la tête au-dessus de mon épaule, et a dit avec un petit rictus inquiétant : «Ah, ce gentil Dvořák! Un grand petit maître ou un petit grand maître?». J’ai répliqué : «Bien, Claude, ce livre-là est vraiment super et il aborde des aspects méconnus de Dvořák». Ça, c’était Claude : du «petit grand maître» et du «grand petit maître», des drôleries, des niaiseries en fait, qui ne signifient pas grand chose mais qui impressionnent un certain public. Il a quand même jeté un petit coup d’œil au livre pour rapidement aller voir ailleurs – le livre était truffé d’extraits de partitions… Que j’aurais aimé lui dire : «Claude, montre-nous donc ce que tu sais faire comme musicien. S'il-te-plaît. Juste une fois. Fais-nous entendre ta Symphonie du Nouveau Monde!». Mais à quoi bon? Il n’avait rien à montrer, et j’aurais blessé un pauvre homme. Pourquoi rendre le mal pour le mal?

Claude Gingras était «exigeant et objectif», assurent ses admirateurs. Vous pouvez agrandir en cliquant pour vérifier
 
Claude n’a pas souvent critiqué ma musique. La première fois, c’était d’ailleurs pour se désoler qu’on ne l’entende jamais en concert parce que «Ouellette ne fait pas partie de notre mafia musicale» - je n’en fais toujours pas partie. En 1998, j’ai toutefois eu droit de sa part à une critique franchement dithyrambique pour mon œuvre d’orgue Une Messe pour le Vent qui souffle, donnée par Gisèle Guibord à l’Oratoire Saint-Joseph. Ne pouvant reproduire ici ce long article paru le 13 août 1998, je me permets d’en tirer ces quelques mots qui donnent le ton : «L’auditoire des récitals d’orgue de l’Oratoire a eu hier soir la révélation d’une grande œuvre. Une Messe pour le Vent qui souffle, d’Antoine Ouellette est incontestablement l’une des créations les plus fortes, les plus originales et les plus impressionnantes produites ici jusqu’à maintenant. Il se peut même qu’il s’agisse là d’une des œuvres les plus intéressantes du répertoire d’orgue contemporain, tous pays confondus. La Messe d’Antoine Ouellette étonne tout d’abord par la place qu’elle occupe dans l’attention de l’auditeur (…), 50 minutes où l’intérêt ne flanche pas un seul instant.». Avis à ceux qui le tiennent pour un «critique exigeant et objectif». Bon, vous pourriez croire qu’une critique aussi inhabituelle de la part de Claude ouvre les portes. Détrompez-vous! Cela vous crée plein d’ennemis jurés, malades de jalousie. Deux jours s’étaient à peine passés que je recevais même un téléphone haineux de la part d’un bonze du milieu! Depuis : omerta.
C’est bien pour dire, recevoir une mauvaise critique de Claude pouvait avoir exactement le même résultat. Claude était arrivé de très mauvaise humeur au concert où ma symphonie Joie des Grives a été jouée. Cette fois, il n'a rien pigé et s’est ennuyé ferme. Alors j’ai goûté à sa médecine spéciale! «Des strates qui ne mènent nulle part» et patati patata. Que voulez-vous?: je suis génial le lundi entre 13 h 31 et 17 h 03, mais nul le vendredi entre 7 h 10 et 9 h 46. À nouveau : omerta.
En tout, Claude Gingras m'a critiqué quatre fois, pour sept de mes pièces. Bilan: 3 bonnes critiques sur 4; 5 pièces évaluées positivement, une moyennement et une négativement. Je m'en suis somme toute tiré assez bien. Certains collègues compositeurs du Québec ont eu la main moins heureuse, comme l'un d'eux qui, pourtant professeur de conservatoire, s'est fait envoyer un: «Il devrait cesser de composer». Je n'en fait donc pas une affaire personnelle. D'ailleurs, pour le peu que cela signifie en vérité... 

La vraie critique: Bruce Mather

Ne croyez pas que je ne suis pas ouvert à la critique. Je suis ouvert à la vraie critique. Avant Claude Gingras, M. Bruce Mather avait critiqué Joie des Grives. M. Mather a été professeur de composition à l’Université McGill. C’est un musicien, pianiste et compositeur. Sa réputation de rigueur et de haute exigence est bien connue, et il n’a pas hésité à «couler» quelqu’un n’y satisfaisant pas. M. Mather a examiné Joie des Grives page par page, mesure par mesure, attentivement. La critique qu’il m’en a fait était en profondeur et en détails sur tous les aspects de l’œuvre. Par écrit, ses commentaires faisaient quelques pages. Quelques fois durs, ses commentaires étaient toujours compétents, et justes dans l’ensemble. Il était trop tard pour que je modifie la partition avant qu’elle soit jouée, mais je l’ai retouchée après coup afin de donner plus de force et de transparence à certains passages – je précise que ces modifications ne concernaient pas toute la pièce, mais surtout des éléments de son dernier tiers. À cette époque, d’autres experts ont évalué ma partition parce qu’elle constituait un volet d’une thèse doctorale. J’ai alors obtenu mon doctorat, le titre de PH.D., le plus haut titre universitaire, et avec une mention d’excellence unanime. M. Mather avait fait abstraction de ses goûts personnels, puisque son univers de compositeur diffère vraiment du mien – son style est atonal avec utilisation intensive de micro-intervalles. À son goût, Joie des Grives était trop tonale et mélodique, tout le contraire de ce qu’aura cru percevoir Claude Gingras! Exigence, sans complaisance envers soi-même, approfondie et objective, la critique de M. Mather en était une de haut de gamme. De la véritable critique en fait, qui permet de progresser. À cette critique, je suis ouvert. Elle rejoint ma propre capacité d’autocritique qui m’a fait rejeter mes pièces qui ne me satisfaisaient pas et m’en a fait réviser bon nombre d’autres. Si vous croyez sérieusement que la critique telle que pratiquée par les Gingras de ce monde vaut mieux, je vous mets au défi de vous astreindre à la discipline d’un doctorat, et nous en reparlerons après.
Alors voilà. Non à l’intimidation, oui à la dignité de l’art. Je persiste et signe : lorsque je dévoilerai mes symphonies comme telles (il y en a six à ce jour), Joie des Grives sera la Symphonie #2.

Heureusement qu'il y a Beethoven

Mon premier différend avec Claude datait de bien avant. Il remontait à 1979, alors que je n’avais que 19 ans. Claude s’en était pris à la Cinquième Symphonie de Chostakovitch avec une violence rare et une bêtise tout aussi rare : «démodée, décadente, tintamarre, fanfare tonitruante, dissonances à bon marché, un tapage de tous les diables et le public trépigne», etc. Curieusement, cette Symphonie n’est ni très dissonante ni particulièrement bruyante (elle contient même de longs passages très doux) et, au début des années 2000, elle sera élue «Plus grande Symphonie du XXe siècle» par le panel de critiques (!) d’une prestigieuse revue musicale européenne. Bref, choqué, j’avais écrit une lettre ouverte à son journal… qui l’a publiée! C’était le 28 novembre 1979. Hum, je le qualifiais gentiment de «girouette», en ajoutant que «cette attaque démontre un aberrant manque de compréhension et d’honnêteté intellectuelle».

»Vous tripperez bien davantage avec Beethoven».
De nombreuses musiques et de nombreux compositeurs ont essuyé ses foudres, depuis la musique médiévale et les musiques orientales à Philip Glass et John Adams (de la «musique dangereuse» : ses patrons auraient dû l’envoyer couvrir les concerts en Irak pour qu’il apprenne le sens du mot danger), de la flûte à l’électroacoustique en passant par la guitare («un petit instrument») et le saxophone. Assistant à un concert de musique électroacoustique, il écrivait aux jeunes auditeurs qu’ils tripperaient bien plus en écoutant du Beethoven, et assistant à un concert de Metallica (car la rumeur veut que Claude aimait le Heavy Metal), il invitait à nouveau les jeunes à écouter plutôt Beethoven. C’est amusant parce que le public trépigne aussi avec les symphonies de Beethoven : certains trépignements doivent avoir plus de classe que d’autres. Ce qu’il disait aimer était ce qui est «élevé spirituellement», concept nébuleux qu’il n’a jamais pris la peine de définir.
L’influence de Claude s’est ainsi fait lourdement sentir jusque dans la programmation des organismes de concert, notamment les orchestres symphoniques. À force de voir se faire démolir les rares œuvres de compositeurs classiques vivants qu’ils programmaient, ils en ont programmé encore moins. Pendant les nombreuses années où j’ai fréquenté les concerts symphoniques, je n’ai jamais vu programmée une symphonie d’Hovhaness, d’Arnold, de Sallinen, d’Aho, de Górecki de Rautavaara, de Kantcheli, de William Schuman, etc., etc., etc. Il n’y en a pas eu depuis non plus. 

Nous avons aussi eu un Gilles Tremblay compositeur!
Comme disait Frank Zappa du Jazz, la musique classique n’est pas morte, c’est juste qu’elle a une drôle d’odeur… Grâce à Claude et à d’autres, la musique classique est devenue un art qui ne se conjugue pratiquement plus qu’au passé. Sans surprise, quand Gilles Tremblay est décédé en 2017, la nouvelle fut quasi passée sous silence par nos médias - «Oh, Antoine! Gilles Tremblay, c’était un commentateur sportif et on en avait beaucoup parlé!», mais moi je parle de l’autre Gilles Tremblay : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilles_Tremblay_(musicien). Même chose quand le Finlandais Einojuhani Rautavaara nous a quitté en 2016 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Einojuhani_Rautavaara). 


L'oeuvre d'art
Des compositeurs, des interprètes et des pédagogues qui se sont dévoués pour leur art, qui ont fait belle carrière ici et ailleurs, nous quittent sans que nos médias en dise un mot. Il faut qu’un art soit sévèrement malade et que des consciences soient gravement perverties dans les valeurs pour qu’au décès d’un critique, on clame cette fois que «le milieu des arts est en deuil».

Encore une fois : en matière de création artistique, Claude Gingras ne laisse rien, absolument rien. La vérité des choses se doit d’être dite, et l'illusion brisée.Trois jours avant, le 28 décembre 2018, était décédé Jean Dumontier. Lui a été architecte et artiste. Il a conçu les plans de premières stations du métro de Montréal, et les a ornées de ses œuvres gigantesques. «Après avoir participé à l’élaboration du réseau initial du métro, il a été directeur de l’architecture au Bureau de transport métropolitain pour les prolongements des années 1970 et 1980. En tant que responsable de l’architecture au BTM, il a favorisé l’intégration d’œuvres d’art dans toutes les stations» (Société de transport de Montréal : https://www.journaldemontreal.com/2018/12/30/jean-dumontier-un-des-architectes-du-metro-de-montreal-est-decede-1). Voilà un artiste qui a contribué à la beauté de ce monde en faisant une œuvre d’art d’un réseau de transport sous-terrain, un exemple qui a ensuite inspiré d’autres villes. Voilà de l’art. 
Mais que sont ces mots et des milliers d'autres de la même eau : «Les chefs d’orchestre ne sont pas intelligents»? De l’art? De la beauté? De l'«élévation spirituelle»? Est-ce seulement de la critique, ou même de l'information? L’art n’a aucune raison d'être en deuil de leur auteur.

L'art, c'est faire
L'art est se salir les mains au contact de la matière.
L’art, c’est faire. C’est «se salir les mains dans la terre», exactement comme du jardinage. Seul faire ouvre l’accès à l’art. Le niveau de ce faire n’importe pas : on peut faire juste pour le plaisir, faire à petite échelle, faire avec un petit talent (mais le travail, le faire, peut faire fructifier un petit talent davantage qu’un immense talent qui ne fait pas); on peut aussi faire jusqu’à grande échelle, à haut niveau, de manière professionnelle, etc. Cela n’importe pas : c’est du faire que vit l’art. L’art ne peut vivre qu’à travers le faire. Le faire est un passage obligé pour l’art. L’art ne vit que dans le faire. Pas de faire, pas d’art. 
Être artiste, c’est faire, donc créer. Être musicien, c’est faire de la musique : chanter et/ou jouer d’un instrument, et/ou diriger un chœur ou un orchestre, et/ou composer. Je peux écrire sur la musique, mais cette écriture doit se nourrir de mon faire de musicien. Sinon, j’aurai beau avoir toute l’érudition du monde, une dimension fondamentale de l’art m’est interdite d’accès. Je ne serai, au mieux, qu’un «gérant d’estrade», quelqu’un qui sait mieux interpréter la musique que telle pianiste ou tel chef mais qui est totalement impuissant artistiquement, quelqu’un qui sait mieux composer que tel compositeur mais qui est totalement impuissant artistiquement; et toujours m’échappera la part vitale de l’essence de l’art. Même chose lorsque je ne fais que «consommer» de l’art. Je dois me salir les mains dans la terre pour que l’art puisse me révéler son essence. Je dois faire, même imparfaitement, même maladroitement : il faut commencer quelque part, jouer avec la matière (la musique se joue!), travailler (des fois avec plaisir, des fois avec difficulté), persévérer, oser, se donner droit à l’erreur – l’apprentissage et l’expérience du faire passera d’ailleurs inévitablement par des erreurs, cela vaut même pour les plus grands artistes. 

Faire l’art devrait figurer à tout programme éducatif. Personne n’a aucun talent pour l’art. Mais je peux me dire que l’art n’est pas pour moi et me contenter de l’admirer. C’est correct. Mais si je fais ce choix, que je prenne garde à ne pas devenir critique d’art! Surtout pas ce type de critique qui pontifie et décrète. Ce type-là empêche l’art. Il renvoie d’elle une image répugnante qui décourage des gens du faire. C’est une forme de perversion de l’art, qui peut risquer de mener, sans même qu’on s’en rende compte, vers la perversion de la pensée. À la limite, il tue l’art qu’il dit aimer. Juger, condamner, attaquer, ridiculiser autrui qui fait sans avoir soi-même de la terre sur les mains est un crime contre l’art. En poursuivant ainsi, viendra un moment où ce ne sera pas de la terre qu’on aura sur les mains, mais du sang.

Source des illustrations: 
Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux, collection personnelle.