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jeudi 1 octobre 2020

«SI J'ÉTAIS...» (OPUS 59). LA VIOLENCE D'UNE MUSIQUE SI DOUCE

«Si j’étais…» (opus 59) : 
La violence d’une musique si douce

Pour voix basse, flûte en sol, flûte et piano. Durée: c. 12 minutes.

MISE À JOUR 29 NOVEMBRE 2020. La partition et le matériel d'exécution de «Si j'étais...» est maintenant édité et disponible au Centre de musique canadienne:
 
Vous croyez peut-être qu'une musique calme a été composée calmement? Ou qu'une musique triste l'a été dans un moment de tristesse? En réalité, des fois oui, des fois non. La création ne va pas nécessairement ainsi. Une pièce que j'ai composée en 2020 se ressent peut-être de l'atmosphère de la pandémie, mais sa douceur apparente est trompeuse: cette pièce est née dans la violence! Voici. 

C’était le 17 avril dernier, en début de soirée. Voilà qu’une idée musicale est surgie qui s’est aussitôt mise à me tourner en boucle dans la tête! Une idée curieuse: une courte mélodie en deux phrases, mais une mélodie fermée qui tourne sur elle-même. Donc, une idée qui n’est pas propice à être développée.

Mélodie originelle de «Si j'étais...» / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN

Qu'en faire? La conserver ou la laisser tomber? Je me suis alors dit que cette mélodie pourrait aller avec un texte et, en soirée, j'ai sorti des livres à la recherche d'une piste pour le texte - l'horreur: ne jamais faire ça à cette heure, car c’est une nuit blanche assurée! La recherche d’un texte m’a laissé bredouille et un peu excité : que faire, que faire, que faire??!! 
 
La petite mélodie ne me lâchait plus. Je me suis couché pour me lever aussitôt et mettre par écrit une idée qui m’est venue. Je me recouche. La tête tourne. Une autre idée vient cinq minutes après. Je me relève pour écrire cette idée. Je me couche à nouveau. La roue continue de tourner et, cinq minutes ne sont pas passées que je dois me lever à nouveau pour noter autre chose. Cette fois, j’apporte un crayon et quelques petits papiers sur ma table de chevet, au cas… Eh oui, à peine recouché que je dois rallumer la lumière et noter une nouvelle idée! Ce manège s’est reproduit six fois. Inutile de dire que le sommeil a été très long à venir, que la nuit a été agitée et que je me suis levé fatigué au matin…

Un acte d'agression!
Carlo Labruzzo (1779). «Si j'étais la Terre et l'eau»
J’ai réuni mes petits papiers sans que la petite mélodie ne me quitte pour autant. C’était comme si j’avais commencé la journée en avalant trois grosses tasses de café extra fort! En après-midi, j'ai relu ce que j'avais noté et je me suis souvenu de quelque chose.  J'ai fouillé dans mon dossier d'esquisses pour des pièces jamais composées - c'est une petite réserve et on ne sait jamais... Dans ce dossier, j'ai alors retrouvé cette feuille datant certainement d'au moins 15 ans, si ce n'est davantage. Sur cette vieille feuille, quelques notes de musique (hum, sans intérêt) mais surtout une amorce... de poème! En fait, un peu plus qu'une amorce. Alors, j'ai développé ce texte. Et là, je l'imaginais très bien avec mon idée musicale.


Les premiers mots sont:
«Si j’étais la Terre et l’eau, les nuages et les montagnes». 
Cela aurait pu être le titre de ma composition, mais c’est quand même un peu long… Alors, j’ai opté pour «Si j’étais…».

J’ai alors décidé que ce poème sera récité, mais entrecoupé d'une sorte de refrain sur «O». Récité: en fait, j'ai restructuré le poème pour en faire une suite de très courtes phrases, avec plusieurs mots isolés qui seront prononcés entourés de silence - mais il y a une cohésion là-dedans. Ces mots et ces silences se sont faits musique. 
«Si j'étais...». Extrait du texte récité / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
La petite mélodie qui m’avait empêché de dormir s’est aussitôt déclinée, en se répétant sans jamais se répéter à l'identique. J’ai clairement entendu une flûte traversière alto (flûte en Sol) jouer la mélodie et ses déclinaisons que j’ai notées sur-le-champ. J’ai aussi entendu une seconde flûte (cette fois une traversière en Do) se joindre, mais à distance, comme dans un «halo de lointain», et une octave plus haute. Cette flûte jouait des déclinaisons de la mélodie, mais dans son temps à elle, un peu plus rapide que celui de la flûte alto – j’ai noté tout cela. Il y avait aussi quelques notes grave d’un piano, comme des cloches profondes, éparses, avec leurs résonances prolongées jusqu’à la disparition du son. 
Déclinaisons de la mélodie originelle pour la flûte alto. Comme je le raconterai plus loin, j'ai dû ajuster la durée des strophes des flûtes: ajouter un silence ici, couper une note là, allonger telle autre note, etc. Cela pour obtenir la bonne «taille» de chaque pièce, comme un vêtement que l'on confectionne en cousant les morceaux de tissu soigneusement mesurés et découpés. Esquisse pour «Si j'étais...» / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN 

 
Tout cela  devait être sculpté dans le mode phrygien sur Si bémol (attention : le Do est bémol!) :
Mode phrygien sur Si bémol pour «Si j'étais» / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
Aucune modulation, aucune transposition. Ce diatonisme modal radical est typique de ma manière : je l’ai utilisé pour la première fois dans la Suite celtique, pour harpe (opus 6), composée à 22 ans. Je pense qu’il est une sorte d’héritage spirituel (et non pas d’une influence) de la musique médiévale, du chant grégorien en particulier.
 
 
Caspar David Friedrich (1824) / «Si j'étais les nuages...»

Bref, en une seule journée, la forme globale d’une nouvelle pièce m’était apparue, de même que son instrumentation et l’essentiel du contenu musical : rythme, tempos, déclinaisons mélodiques, mode, etc. Il restait le travail dans le détail.
 
Cette musique sonne paisible, «zen» même; elle prend le ton de la confidence en n’excédant jamais mezzo forte (sauf quelques très rares notes plus fortes mais jouées dans le lointain); le tempo est calme, lent. Tout va en douceur.
Et pourtant! Pourtant, je n’ai souvenir d’aucune autre pièce qui s’est imposée à moi avec une telle violence, avec une telle volonté de naître! Je parie qu’aucun auditeur ne devinera cette violence qui était presque une agression!
C’est dire qu’une pièce calme n’a pas nécessairement été écrite dans le calme. Dans le même ordre d’idée, une pièce qui «sonne complexe» n’a pas nécessairement été difficile à composer, et une pièce qui semble simple n’a pas nécessairement été facile à écrire.

Le calme incertain de la pandémie
Caspar Wolf, XVIIIe siècle / «Si j'étais les montagnes...»
 
Le défi qu’a posé la composition de «Si j’étais…» a été d’ordre rythmique. La pièce composée juste avant fut Danses (pour deux clarinettes) : Danses est une de mes rares pièces entièrement mesurée. Mais «Si j’étais…» qui est venu ensuite est, elle, entièrement non mesurée : aucune barre de mesure, et chaque musicien évolue dans son propre temps! Comme si chaque musicien était confiné - je ne sais pas s'il y a un lien direct entre cette pièce et le confinement pandémique: depuis longtemps, ma musique joue avec le temps, les «textures» du temps. Néanmoins, «Si j’étais…» a effectivement été composée en avril-mai 2020 lors de la pandémie de covid-19. Il régnait alors une atmosphère de calme étrange, d’immobilité inquiète. Cette pandémie a bouleversé bien des vies, et elle a chamboulé mes propres projets. J'imagine que cette musique calme et douce doit s’en ressentir. Le temps de la vie courante a volé en éclats. Ses repères sont devenus incertains. C’est peut-être une raison qui explique pourquoi «Si j’étais…» ne contient aucune mesure. 
Quoiqu'il en soit, j’ai dû concevoir la notation afin que la coordination des quatre musiciens s’opère bien et que mes instructions pour l’interprétation soient aussi claires que possible.
 La partition-repère («Score») montre comment les quatre musiciens se situent dans le temps les uns par rapport aux autres. Cette partition-repère sert de référence pour la coordination des quatre musiciens. Les signaux de départ se trouvent tous dans la partie vocale; ces signaux (chant ou mots récités) sont retranscrits dans chacune des parties instrumentales.
 
Début de la partition-repère de «Si j'étais...» / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
La flûte alto joue ses quatre strophes «avec un fond de tristesse». Son tempo est autour de 48 à la Noire : c’est la musique la plus lente de la pièce. L’ambitus est restreint : une quinte, soit les notes Si bémol, Do bémol, Ré bémol, Mi bémol et Fa, dans le registre grave de l’instrument – la La bémol plus grave intervient rarement dans la quatrième strophe. Il n’y a qu’à la toute fin de la pièce, dans la Coda, que la flûte alto va plus haut, mais elle revient vers son registre grave pour conclure. 

Flûte alto, modèle recourbé.
  La flûte traversière (en Do), nommée ici «flûte lointaine», est placée en retrait des trois autres musiciens. Elle sera visible ou non du public, au choix, selon les possibilités du lieu où la pièce est jouée. Elle doit être suffisamment loin pour créer un «halo de lointain», mais pas trop non plus, car elle doit être clairement audible du public.
Dans le lointain, la flûte fait souffler un chant d’espérance. Son temps est un peu plus rapide : autour de 52 à la Noire pour ses trois premières strophes, mais il descend à celui de la flûte alto, autour de 48 à la Noire, pour sa dernière strophe. Sa musique reste sobre et fondée sur la mélodie originelle, mais elle est plus déliée que celle de la flûte alto. Son ambitus est «expansif». D’une part, la flûte lointaine joue une octave plus haute que la flûte alto. D’autre part, si sa première strophe évolue dans l’ambitus restreint d’une quinte exactement comme la flûte alto, la deuxième strophe ajoute le Sol bémol, la troisième strophe conquiert le La bémol, et la dernière strophe monte au Si bémol : progressivement, l’ambitus s’étend depuis la quinte jusqu’à l’octave. Comme je le disais, c’est un chant d’espérance. 
 
«Si j'étais...». Extrait de la strophe 4 de la flûte lointaine / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
Le piano joue à autour de 48 à la Noire, mais en fluctuant. Sa partie est très dépouillée (je pourrais la jouer moi-même : c’est tout dire!) : quelques notes très graves qui résonnent comme des glas – car la mort rôde, quelques arabesques discrètes aussi…
La voix de basse est la seule partie «continue», la seule qui va du début de la pièce jusqu’à sa fin…, sauf la Coda pour la seule flûte alto. Elle est chantée et récitée : elle porte la tendresse d’une complainte et d’un poème. La portion chantée consiste en cinq Chants sans texte sur la voyelle «O» : ces chants sont comme un refrain qui revient périodiquement – mais aucun n’est identique : «Si j’étais…» est une pièce répétitive qui ne se répète jamais! Ces chants forment la musique la plus «rapide» de la pièce, allant à un tempo autour de 56 à la Noire.
Outre ses cinq Chants, la voix doit réciter un poème. Ce poème est découpé en petites phrases (un, deux, trois ou quatre mots). Chacune de ces phrases est entourée de silence dont la durée est précisée – le respect de la durée de ces silence est essentielle pour la coordination des musiciens. La récitation du poème se fera calmement, sur le ton d’une confidence, un ton pudique sans aucune affectation.

Coordonner hors mesures
Les quatre musiciens vont ainsi chacun à leur tempo, dans leur temps propre, toujours avec souplesse. La voix a des durées de silence notées en secondes. La partition-repère montre bien comment les quatre musiciens se coordonnent les uns par rapport aux autres. Les endroits où la flûte alto et la flûte lointaine doivent commencer une de leurs strophes est précisément noté dans leur partition respective. Même chose pour le piano. Donc, tout est là. Je ne pense pas qu’il soit très difficile d’exécuter «Si j’étais…». Par contre, je recommande que la basse ait un chronomètre afin de respecter la durée des silences prescrite, et que les flûtistes aient chacun un métronome électronique (en fonction muette!), cela non pas pour jouer strictement selon la pulsation (il ne le faut pas!), mais pour pouvoir se raccrocher à leur tempo lorsqu’elles commencent une nouvelle strophe.

Là résidait le grand défi de la composition. Dans les esquisses, j’ai écrit sur des feuilles la ligne de temps (en secondes et minutes). J’y ai situé les repères de la voix : le moment de chacun des cinq chants, la durée de la récitation entre deux chants, etc. 
Esquisse de «Si j'étais...», avec la ligne du temps / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
Pour les strophes de la flûte alto et pour celles de la flûte lointaine, j’ai dû assembler et ajuster des déclinaisons de la mélodie originelle afin que ces «briques» soient de la bonne «grandeur» et s’emboîtent bien les unes avec les autres sur la ligne de temps. 

C’était un peu comme de la couture : je devais tailler chaque morceau de tissu de la bonne dimension avant de les coudre ensemble – non, cela ne m’a pas été inspiré par la confection maison de masques en tissu contre le coronavirus! Le piano, lui, ne posait aucune difficulté. Autant fut court le moment où la pièce m’est apparue, autant fut long le temps que j’ai dû consacrer à procéder à ces ajustements. Chaque nouvelle pièce apporte son défi particulier.

Je n’ai pas délibérément voulu que le temps de «Si j’étais…» aille ainsi, sans mesure et en tempos superposés : c’est la mélodie originelle qui m’a imposé cette exigence. Je n’ai pas consciemment désiré «décrire» une atmosphère de confinement pandémique, une atmosphère où chacun et chacune a dû vivre sa vie isolément et sans ses repères habituels : c’est la mélodie originelle qui a dicté l’atmosphère de la pièce. Tout est d’abord dans la musique. Mais aurais-je composé cette pièce en d’autres circonstances? Je ne le sais pas, je ne peux le dire. 
 
Pour les personnes intéressées: «Si j'étais...» est en cours d'édition. La partition éditée devrait être prête en ce mois d'octobre. Elle sera ensuite déposée au Centre de musique canadienne. Mais vous pouvez me demander les précisions en m'écrivant:

Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US), sites commerciaux pour les deux livres suggérés.