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lundi 1 mars 2021

PAYSAGE. Pour quatre pianos (opus 10)

Paysage. Pour quatre pianos (opus 10)

La partition et le matériel d'exécution sont disponibles au Centre de musique canadienne: 

Contact:  atelier@cmccanada.org  ou / or  quebec@cmccanada.org

Pour écouter Paysage: https://www.youtube.com/watch?v=AGPSXhhRvxk

Disposés en cercle, les quatre pianos sont comme les points cardinaux, ou les quatre saisons, ou encore les quatre éléments : terre, air, eau et feu. La partition est parcourue par la quinte La-Mi, souvent pulsée de façon régulière comme un battement de cœur, le cœur de la Terre.

Quinte pulsée de Paysage. Mais ce n'est pas la «tonique»!
 

Des mélodies ornementées, des motifs oiseaux, des cascades de sons, des enchaînements d’accords tantôt calmes tantôt scandés s’y superposent en faisant dialoguer des rythmes stricts et des rythmes non mesurés : le temps qui bat, qui se contacte et se dilate, qui échappe à toute pulsation, le temps qui passe d’un état à l’autre ou qui les combine. 

Mélodie originelle de Paysage / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan
 

Les pianistes ne jouant que sur les touches blanches, Paysage est radicalement diatonique. Malgré la présence marquée de la quinte La-Mi, la note principale de l’œuvre est Ré. Cette note ne se révèle comme telle qu’à la toute fin, avec sa compagne magique Fa dièse qui luit pour l’unique fois de Paysage.

Mode fondamental de Paysage. Les notes Do et Fa sont aussi utilisées, mais elles ont un rôle secondaire / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan

 
À la fin de Paysage, la véritable «tonique» s'affirme enfin: Ré, avec sa «note magique», Fa dièse, entendue pour la première fois. Les derniers instants de Paysage combinent la quinte La-Mi, la «tonique» Ré avec sa «note magique», Fa #, et un trait «oiseau» qui complète la «panharmonie» de l’œuvre / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan

J’avoue rêver qu’un jour Paysage soit redonné, mais cette fois avec les pianos disposés autour du public. Cela permettrait de bien faire entendre la quadraphonie de l’œuvre et d’immerger les auditeurs dans ce petit monde.

D’une durée d’un peu plus de 30 minutes, Paysage revêt une signification particulière pour moi.  D’une part, ce fut la première de mes pièces à être jouée de façon professionnelle en public. Ce fut le 28 janvier 1991, à la Salle Claude-Champagne, dans le cadre de la Journée Portes Ouvertes de la Faculté de musique de l’Université de Montréal, par les pianistes Jacques Drouin, Linda Tremblay, Corinne Véronneau et Allan Sutton. Pourtant, Paysage est écrit pour quatre pianos, ce qui ne facilite pas son exécution… D’autre part, l’œuvre constitue une synthèse poétique entre la musique et la biologie, domaine qui fut celui de ma première formation universitaire.

Tom Thomson. In the Northland (1915)
Mais surtout, c’est avec Paysage que je considère avoir atteint ma maturité de compositeur. J’y ai travaillé de 1985 à 1987. Cette œuvre me demanda beaucoup de réflexion, d’assimilation, de travail, et j’ai dû en réécrire plusieurs fois le début. Elle faisait office de rite de passage. Composé juste avant, L’Esprit envoûteur figure avec elle les deux rives d’une rivière. Mais avec Paysage, j’ai traversé cette rivière et abordé l’autre rive, celle que jusqu’alors je contemplais de loin et qui me semblait inaccessible. Paysage épanouit ce qui était en germe jusque-là : la tonalité aérienne (une musique polarisée où les fonctions et les tensions harmoniques n’ont presque plus de poids), la pensée modale (cousine de celle du chant grégorien que j’avais découvert quelques années auparavant), l’harmonie par résonance (les résonances des notes, plus que les accords, fondent l’harmonie), une écriture de type psaltérion pour le piano (à tendance monodique et avec des arabesques), des «motifs en écho» (qui peuvent évoquer des chants d’oiseaux ou des sons de nature). Et surtout la liberté rythmique, la combinaison de «climats rythmiques» (allant de rythmes hors mesures et hors tempo jusqu’à des rythmes mesurés de toutes sortes).

Tout cela se retrouvait en germe dans mes pièces précédentes, mais Paysage fait s’épanouir ces traits avec une sorte d’euphorie. Mais la dernière section de Paysage, celle avant l'apparition de la «tonique» avec sa «note magique», est contemplative. Quelqu'un m'a dit que cette section était «froide»: oui, la contemplation est au-delà de toute passion, et ces dernières minutes sont froides comme de l'eau de source! J'avoue que Paysage est l'une de mes pièces que je conserverais en priorité si je devais n'en choisir et retenir que quelques-unes.

La «modernité» de Paysage ne réside pas tant dans son harmonie modale (qui rompait néanmoins avec le post-sérialisme ambiant de l’époque de sa composition), mais plutôt dans son entrelacement de temps et de rythmes. Bien que cette musique soit harmonieuse (du moins je l’espère!), elle porte, mine de rien, des rythmes d’une grande complexité. Pourtant, ces rythmes sont obtenus sans que la musique ne soit très difficile à jouer. 

Pages du manuscrit de Paysage (Cliquez sur l'image pour agrandir). Au piano 1, la quinte pulsée ralentit peu à peu et hors tempo. Les pianos 2 et 4 entremêlent leurs mélodies en arabesques hors tempo. Le piano 3 joue des «motifs en écho». Progressivement, la musique passe de la mesure et du temps pulsé à un rythme libre, hors tempo et hors mesure (voir l'exemple suivant): une «modulation rythmique» / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan
 

Son harmonie modale par résonance est comme un écrin pour ces jeux de rythmes. Ces jeux n’y sont pas une fin en soi : Paysage est une revendication poétique en faveur d’une meilleure harmonisation entre la civilisation et la nature, la Terre. Rythmes de la civilisation et rythmes de la nature s'y entrelacent. C’est sur ce plan que se situe la «modernité» de Paysage. Au moment de la composition, soit en 1986-87, je faisais déjà du recyclage (ce n’était pas évident alors : il fallait apporter soi-même ses matières recyclables dans un des rares sites qui les acceptaient) et je faisais mon propre compost pour le jardin. Donc, cette œuvre est presque un manifeste! Mais la musique s’y suffit aussi à elle-même.

Paysage urbain: vue sur Lyon (France)
Ce passage vers la maturité m’a été facilité par l’étude de deux types de musique : le chant grégorien (et par extension, la musique médiévale) que j’ai mentionné précédemment, et aussi la «musique contemporaine». Pour cette dernière, j’avais suivi à l’université le cours d’Analyse contemporaine donné par le compositeur Serge Garant, le «Boulez du Québec». M. Garant nous disséquait des partitions de Berg, de Webern, de Boulez, de Stockhausen et d’autres encore. Je comprends ces musiques, mais je ne me sentais aucune impulsion pour aller dans la même voie. Par contre, l’étude de ces partitions m’a montré comment des compositeurs avaient noté des rythmes hors tempo et hors mesures, comme ceux dont je rêvais mais sans arriver à les écrire d’une manière compréhensible pour les interprètes. L’enseignement de Monsieur Garant m’a donc fourni des pistes techniques très précieuses. Paysage contient notamment des séquences où chaque pianiste doit jouer des «boîtes» (contenant de la musique!) dans l’ordre qu’il désire. Ce n’est pas de la «musique aléatoire» : pour moi, c’est une technique et une écriture qui permet d’engendrer du rythme libre et de sculpter le temps. 

 

Boîtes pour les quatre pianistes dans Paysage (Cliquez sur l'image pour l'agrandir). Chaque pianiste joue dans l'ordre qu'il désire les quatre boîtes de sa partie, avec un moment de silence entre chaque boîte. Mais non, ce n'est pas «aléatoire»: c'est une technique pour créer du rythme libre et sculpter le temps. Ce passage impose le temps non mesuré / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan

À ce moment, j’ai donné à Paysage le numéro d’opus 10, car je voyais ce chiffre symbolique d’une nouvelle phase créative. Du coup, j’ai fait le tri dans mes pièces précédentes : je n’en ai conservé que celles qui me semblaient plus réussies et leur ai donné les numéros d’opus de 1 à 9. J’ai envoyé la plupart des autres au bac de recyclage, chose que j’ai un peu regretté par la suite parce que mes toutes premières pièces, composées avant même de connaître quoi que ce soit à la théorie musicale, étaient de jolis exemples d’art brut musical. L’art brut est celui d’autodidactes, mais des autodidactes «fous et marginaux», selon Jean Dubuffet, le premier collectionneur de cet art. Mes premières pièces répondaient à cette définition : autodidactisme, autisme et création sans aucun souci de diffusion, souvent une sorte de jardin secret pour se protéger des agressions extérieures qu’on subit ces gens, en m’y incluant. Avec le temps, j’ai poli et approfondi ma manière de composer, mais je crois que ma musique conserve tout de même une part d’art brut.

Une grande partie de Paysage a été composée dans un chalet très rustique à Rawdon, dans Lanaudière. J'apprendrai avoir alors séjourné avec un Ours comme voisin! / Ivan Shishkin et Konstantin Savitsky: Au matin dans une forêt de pins (1886)

Je raconte ceci dans mon livre Musique autiste : «En août 1987, j’ai donc terminé Paysage. J’en ai composé une grande partie en pleine nature cet été-là dans un chalet très rustique, que j’avais loué sur la propriété des Frères Maristes à Rawdon. Je me sentais bien, là, dans la forêt, sans télévision, téléphone ou radio, mais pas si éloigné de la maison des Frères avec qui j’allais passer des soirées. Il y avait des lacs où nager et des chemins où marcher seul. Les bons Frères ont attendu la dernière journée pour m’apprendre que j’avais passé un mois avec un ours comme voisin immédiat (que je n’ai cependant jamais rencontré)!»

Je ne me souviens pas du tout comment j’ai pu parvenir à faire jouer cette œuvre en janvier 1991! Une sorte de miracle sans doute. Par contre, je me souviens que «Paysage a été ovationné avec enthousiasme par un public nombreux. Une choriste du Chœur grégorien Saint-Jean-Baptiste y assistait [chœur dont je faisais alors partie], une personne semi-itinérante aux prises avec des troubles mentaux qui était plus tolérée que vraiment acceptée par ce groupe. Curieusement, mais peut-être pas tant que cela, c’est elle qui a formulé le commentaire le plus perspicace sur Paysage : «C’était comme l’Apocalypse!». Elle seule avait relevé cet aspect, alors que les autres louaient plutôt les qualités méditatives de l’œuvre, et le fait que Paysage opère une coupure avec le temps du quotidien» (Musique autiste). Apocalypse, oui. Ce mot signifie révélation. C’est en effet avec Paysage que mes forces se sont épanouies. C’est aussi avec Paysage que j’ai véritablement inscrit la nécessité civilisationnelle d’une réharmonisation entre l’être humain et la Terre. 

Passage tout mesuré de Paysage (Cliquez sur l'image pour agrandir). Cet extrait fait partie d'une grande section mesurée vers les deux-tiers de Paysage. C'est peut-être une référence au temps scandé et égal du monde des villes? / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan
 

Sources des illustrations: photos du manuscrit de Paysage, collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US).