Paysage. Pour quatre pianos (opus 10)
La partition et le matériel d'exécution sont disponibles au Centre de musique canadienne:
Contact: atelier@cmccanada.org ou / or quebec@cmccanada.org
Pour écouter Paysage: https://www.youtube.com/watch?v=AGPSXhhRvxk
Disposés en cercle, les quatre pianos sont comme les points cardinaux, ou les quatre saisons, ou encore les quatre éléments : terre, air, eau et feu. La partition est parcourue par la quinte La-Mi, souvent pulsée de façon régulière comme un battement de cœur, le cœur de la Terre.
Quinte pulsée de Paysage. Mais ce n'est pas la «tonique»! |
Des mélodies ornementées, des motifs oiseaux, des cascades de sons, des enchaînements d’accords tantôt calmes tantôt scandés s’y superposent en faisant dialoguer des rythmes stricts et des rythmes non mesurés : le temps qui bat, qui se contacte et se dilate, qui échappe à toute pulsation, le temps qui passe d’un état à l’autre ou qui les combine.
Mélodie originelle de Paysage / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan |
Les pianistes ne jouant que sur les touches blanches, Paysage est radicalement diatonique. Malgré la présence marquée de la quinte La-Mi, la note principale de l’œuvre est Ré. Cette note ne se révèle comme telle qu’à la toute fin, avec sa compagne magique Fa dièse qui luit pour l’unique fois de Paysage.
Mode fondamental de Paysage. Les notes Do et Fa sont aussi utilisées, mais elles ont un rôle secondaire / (c) 1987 Antoine Ouellette Socan |
J’avoue rêver qu’un jour Paysage soit redonné, mais cette fois avec les pianos disposés autour du public. Cela permettrait de bien faire entendre la quadraphonie de l’œuvre et d’immerger les auditeurs dans ce petit monde.
D’une durée d’un peu plus de 30 minutes, Paysage revêt une signification particulière pour moi. D’une part, ce fut la première de mes pièces à être jouée de façon professionnelle en public. Ce fut le 28 janvier 1991, à la Salle Claude-Champagne, dans le cadre de la Journée Portes Ouvertes de la Faculté de musique de l’Université de Montréal, par les pianistes Jacques Drouin, Linda Tremblay, Corinne Véronneau et Allan Sutton. Pourtant, Paysage est écrit pour quatre pianos, ce qui ne facilite pas son exécution… D’autre part, l’œuvre constitue une synthèse poétique entre la musique et la biologie, domaine qui fut celui de ma première formation universitaire.
Tom Thomson. In the Northland (1915) |
Tout cela se retrouvait en germe
dans mes pièces précédentes, mais Paysage fait s’épanouir ces traits avec une
sorte d’euphorie. Mais la dernière section de Paysage, celle avant l'apparition de la «tonique» avec sa «note magique», est contemplative. Quelqu'un m'a dit que cette section était «froide»: oui, la contemplation est au-delà de toute passion, et ces dernières minutes sont froides comme de l'eau de source! J'avoue que Paysage est l'une de mes pièces que je conserverais en priorité si je devais n'en choisir et retenir que quelques-unes.
La «modernité» de Paysage ne réside pas tant dans son harmonie modale (qui rompait néanmoins avec le post-sérialisme ambiant de l’époque de sa composition), mais plutôt dans son entrelacement de temps et de rythmes. Bien que cette musique soit harmonieuse (du moins je l’espère!), elle porte, mine de rien, des rythmes d’une grande complexité. Pourtant, ces rythmes sont obtenus sans que la musique ne soit très difficile à jouer.
Son harmonie modale par résonance est comme un écrin pour ces jeux de rythmes. Ces jeux n’y sont pas une fin en soi : Paysage est une revendication poétique en faveur d’une meilleure harmonisation entre la civilisation et la nature, la Terre. Rythmes de la civilisation et rythmes de la nature s'y entrelacent. C’est sur ce plan que se situe la «modernité» de Paysage. Au moment de la composition, soit en 1986-87, je faisais déjà du recyclage (ce n’était pas évident alors : il fallait apporter soi-même ses matières recyclables dans un des rares sites qui les acceptaient) et je faisais mon propre compost pour le jardin. Donc, cette œuvre est presque un manifeste! Mais la musique s’y suffit aussi à elle-même.
Paysage urbain: vue sur Lyon (France) |
À ce moment, j’ai donné à Paysage le numéro d’opus 10, car je voyais ce chiffre symbolique d’une nouvelle phase créative. Du coup, j’ai fait le tri dans mes pièces précédentes : je n’en ai conservé que celles qui me semblaient plus réussies et leur ai donné les numéros d’opus de 1 à 9. J’ai envoyé la plupart des autres au bac de recyclage, chose que j’ai un peu regretté par la suite parce que mes toutes premières pièces, composées avant même de connaître quoi que ce soit à la théorie musicale, étaient de jolis exemples d’art brut musical. L’art brut est celui d’autodidactes, mais des autodidactes «fous et marginaux», selon Jean Dubuffet, le premier collectionneur de cet art. Mes premières pièces répondaient à cette définition : autodidactisme, autisme et création sans aucun souci de diffusion, souvent une sorte de jardin secret pour se protéger des agressions extérieures qu’on subit ces gens, en m’y incluant. Avec le temps, j’ai poli et approfondi ma manière de composer, mais je crois que ma musique conserve tout de même une part d’art brut.
Je raconte ceci dans mon livre Musique autiste : «En août 1987, j’ai donc terminé Paysage. J’en ai composé une grande partie en pleine nature cet été-là dans un chalet très rustique, que j’avais loué sur la propriété des Frères Maristes à Rawdon. Je me sentais bien, là, dans la forêt, sans télévision, téléphone ou radio, mais pas si éloigné de la maison des Frères avec qui j’allais passer des soirées. Il y avait des lacs où nager et des chemins où marcher seul. Les bons Frères ont attendu la dernière journée pour m’apprendre que j’avais passé un mois avec un ours comme voisin immédiat (que je n’ai cependant jamais rencontré)!»
Je ne me souviens pas du tout comment j’ai pu parvenir à faire jouer cette œuvre en janvier 1991! Une sorte de miracle sans doute. Par contre, je me souviens que «Paysage a été ovationné avec enthousiasme par un public nombreux. Une choriste du Chœur grégorien Saint-Jean-Baptiste y assistait [chœur dont je faisais alors partie], une personne semi-itinérante aux prises avec des troubles mentaux qui était plus tolérée que vraiment acceptée par ce groupe. Curieusement, mais peut-être pas tant que cela, c’est elle qui a formulé le commentaire le plus perspicace sur Paysage : «C’était comme l’Apocalypse!». Elle seule avait relevé cet aspect, alors que les autres louaient plutôt les qualités méditatives de l’œuvre, et le fait que Paysage opère une coupure avec le temps du quotidien» (Musique autiste). Apocalypse, oui. Ce mot signifie révélation. C’est en effet avec Paysage que mes forces se sont épanouies. C’est aussi avec Paysage que j’ai véritablement inscrit la nécessité civilisationnelle d’une réharmonisation entre l’être humain et la Terre.
Sources des illustrations: photos du manuscrit de Paysage, collection personnelle et Wikipédia (Domaine public, PD-US).