3. Paroles en Croix (opus 50)
Pour voix de femme soliste (mezzo), clarinette (si b / basse), violoncelle, orgue et percussions.
Paroles en Croix compte huit parties enchaînées, pour une durée d’environ 25’30
Théophane de Crète, XVIe s. |
La partie de clarinette demande une clarinette en si bémol et une clarinette basse.
Jouées par un seul musicien, les percussions utilisées sont : une grosse caisse (jouée horizontalement comme une timbale, avec deux grosses mailloches et deux mailloches dures pour un passage), un tam-tam (grave) et une cymbale suspendue (de timbre plutôt aigu et qui n’intervient qu’à la toute fin).
La partition complète éditée (Finale) et les parties sont disponibles au Centre de musique canadienne:
Triduum est un cycle d’œuvres inspirées de la Semaine sainte qui comprend quatre œuvres.
Pour un texte d'introduction à Triduum:
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2020/03/vigiles-et-triduum-premiere-partie.html
La liste des œuvres formant Triduum :
Un prélude inspiré du Dimanche des Rameaux qui ouvre la Semaine Sainte avec l'Entrée du Christ à Jérusalem :
Acclamations. Pour cor et percussions (opus 51; 2016 / 2021). Durée : c. 6 minutes.
Voir: http://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/05/triduum-1-acclamations-pour-cor-et.html
Trois «journées» :
Pour le Jeudi Saint :
La dernière Cène. Cantate pour mezzo-soprano, chœur mixte, violon et percussions – le vibraphone prédomine (Opus 55; 2018). Durée : c. 30 minutes.
Voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2019/04/la-derniere-cene-et-le-mystere-de-paques.html
Pour le Vendredi Saint :
Paroles en Croix. Cantate pour mezzo-soprano, clarinette, violoncelle, orgue et percussions (Opus 50; 2016). Durée : c. 26 minutes.
Pour la Veillée pascale :
Vigiles. Cantate en forme de trois danses sacrées. Pour chœur mixte, flûte, clarinette, cor, piano et percussions (Opus 57; 2019). Durée : c. 32 minutes.
Voir: https://antoine-ouellette.blogspot.com/2020/04/vigiles-et-tridumm-deuxieme-partie.html
Ce qui représente un total d'environ 94 minutes de musique. Ces pièces peuvent être données séparément, ou dans un concert avec les quatre, ou encore dans une église lors des journées de la Semaine Sainte.
* * *
Après
l’éclat sombre d’Acclamations (sombre parce que la même foule qui acclame Jésus
à son entrée dans Jérusalem sera la même foule qui demandera sa mort quelques
jours plus tard), après la chaleur intime de La dernière Cène, et avant la joie
tamisée de Vigiles (parce que Jésus est ressuscité dans la discrétion), Paroles
en Croix est le «moment de crise» de Triduum. L’œuvre s’inspire de la
crucifixion du Christ. Je n’ai pas voulu
l’évoquer d’une manière expressionniste, et j’ai plutôt composé la musique la
plus dépouillée que je n’ai jamais composée, car la crucifixion fut un
dépouillement complet.
Les textures sont donc très sobres, et les musiciens sont éloignés les uns des autres. Les musiciens devraient être disposés comme suit afin de rendre la perspective sonore de l’œuvre – cette perspective est aussi visuelle, les musiciens formant une croix. On évitera de placer tous les musiciens au jubé de l’orgue! Comme dans La dernière Cène, les paroles de Jésus sont chantées par une femme (mezzo-soprano). Ce choix artistique m’a été évident dès le départ, mais il ne contient aucune intention revendicatrice. Pour moi, il s’agissait d’un effet de distanciation soulignant l’universalité du Christ.
Sauf pour la sixième section, toute la musique de Paroles en Croix est mesurée – bien qu’il y ait des changements de mesure (mesures à 2, 3, 4 et 5 temps). Comme dans le Quatuor à cordes que je composerai deux ans plus tard (opus 56), les barres de mesures symbolisent ici l’emprisonnement, la privation de liberté, mais aussi la mise à la torture, la cruauté.
Au début, le violoncelle joue ff un rythme lourd sur la note Ré grave. L’orgue, suivi de la voix puis de la clarinette, fait entendre un motif de quatre notes.
Elles sont jouées mélodiquement et aussi fondues en une harmonie très tendue :
Début de Paroles en Croix. Cliquez sur l'image pour agrandir / (c) 2016 Antoine Ouellette Socan |
Une grande partie de Paroles en Croix est fondée sur un mode non octaviant, de Ré naturel à Ré dièse, plein de demi-tons douloureux. Malgré ces demi-tons, ce mode est diatonique : il n’est jamais transposé ou altéré. Ce mode est descendant : les lignes mélodiques de Paroles en Croix sont presque toujours descendantes : descente vers la terre, l’ensevelissement, la mort, les Enfers (séjour des défunts).
Mode principal de Paroles en Croix / (c) 2016 Antoine Ouellette Socan |
Lorsque Jésus criera : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?», toutes les notes du mode seront fondues en un accord dissonant joué à plein son.
Extrait de Paroles en Croix, avec les agrégats des notes du mode, comme un grand cri. Cliquez sur l'image pour l'agrandir / (c) 2016 Antoine Ouellette Socan |
Cet agrégat hantera à nouveau les toutes dernières mesures de la partition.
Voix, clarinette et orgue utilisent ce mode et forment un ensemble, tandis que le violoncelle semble être un spectateur. Sa partie est dans un mode différent, davantage proche d’un ré mineur.
Paroles en Croix compte huit parties enchaînées, pour une durée d’environ 25’30. Le texte chanté est tiré de l’Évangile, sauf celui de la Section 7 (Psaume) pour laquelle j’ai puisé dans le livre des Psaumes.
1. En une inquiétude dépouillée.
«Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font». Musique atomisée, avec un violoncelle «errant». Un Ré profond, longuement tenu, auquel s’ajoute le Do dièse, un demi-ton au-dessous, au pédalier de l’orgue : ce demi-ton très grave crée un battement, un «tremblement» sonore.
2. Avec intériorité.
Sur une musique toujours atomisée et errante, la voix chante d’abord les mots d’un des malfaiteurs crucifié avec le Christ : «Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume». Un bref passage en harmonies consonantes est entendu lorsque la voix reprend les mots «dans ton Royaume…». À la fin de cette section, ces harmonies douces soutiennent la réponse de Jésus : «Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis».
3. Avec une tendresse étrange.
Clarinette, orgue et la voix sans paroles s’échangent des vocalises tristes et tendres. Tout cela est «à nu», monodique. Sur deux doux accords, Jésus dit à sa mère, Marie, en parlant de son apôtre Jean qui est lui aussi au pied de la croix : «Mère, voici ton fils». Quelques mesures plus loin, sur les mêmes accords, Jésus dit à Jean : «Voici ta mère». Jean fut le seul apôtre à avoir accompagné Jésus en ces moments : les autres avaient pris peur – dépouillement et abandon.
4. Désemparé.
Brève section, mais la plus intense de l’œuvre, avec les accords déchirants de l’orgue agglomérant toutes les notes du mode. C’est le cri de Jésus par lequel il s’associe aux désespoirs que peut connaître toute personne dans sa vie : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?»
5. Comme des eaux amères
Torturé, Jésus dit : «J’ai soif…». Orgue, clarinette et voix sans paroles déroulent à nouveau des arabesques descendantes, et quelques fois ascendantes aussi, sur les notes du mode fondamental. Mais elles sont plus vives ici et elles se superposent un peu : elles forment comme un mouvement de petites vagues, mais les vagues d’une eau amère car, en réponse à la demande de Jésus, des soldats moqueurs lui donnent à boire du vinaigre. La musique devient distordue et grimace - la grimace du Christ qui boit ce vinaigre et celle de la méchanceté de ceux qui lui en donnent à boire.
Les eaux amères, extrait de Paroles en Croix. Cliquez sur l'image pour l'agrandir / (c) 2016 Antoine Ouellette Socan |
6. Mystérieux.
«Tout est accompli», «Père, entre tes mains, je remets mon esprit» : ces deux paroles de Jésus, les dernières qu’il ait prononcé avant sa Résurrection, sont chantées dans un environnement sonore de nouveau atomisé. Vers la fin, la voix sans parole descend mélodiquement le mode, et l’orgue ne tient que des notes formant une harmonie paisible. La voix remonte, suivie d’une brève réponse de la clarinette et d’une phrase descendantes et implorante du violoncelle sur une pédale profonde de l’orgue. Quelques coups étouffés des percussions. Silence.
7. Psaume.
Seule section en rythme libre basé sur les
mots et la respiration. Sur des harmonies sereines de l’orgue et doublée par la clarinette à l'octave, la voix chante un texte que j’ai composé en assemblant des versets des Psaumes 2, 9, 12, 17 et
21. Quelques extraits de ce texte:
Pourquoi Seigneur, pourquoi es-tu si loin?
Pourquoi te cacher aux jours d’angoisse?
Les liens de la mort m’entourent et m’épouvantent.
La Terre titube, la Terre tremble.
Je t’appelle tout le jour et tu ne réponds pas.
Même la nuit, je n’ai pas de repos et je me noie.
Combien de temps Seigneur, vas-tu m’oublier?
Combien de temps me cacher ton visage?
Combien de temps aurai-je l’âme en peine?
Et le cœur attristé chaque jour?
Extrait du Psaume de Paroles en Croix. Cliquez sur l'image pour l'agrandir / (c) 2016 Antoine Ouellette Socan |
8. Le dernier souffle
La voix se tait. À la toute fin du Psaume, l’orgue joue un immense crescendo soudain et rapide. Puis à plein son et avec des coups de boutoirs des percussions, le rythme fatidique du tout début, sur la note Ré, et l’accord distendu avec toutes les notes du mode, longuement tenu. Un immense cri portant toute la détresse du monde. Sous ce cri perce le violoncelle avec un Mi aigu tenu en grand crescendo déchirant, comme le dernier souffle en rendant l’âme.
Conclusion de Paroles en Croix. Cliquez sur l'image pour l'agrandir / (c) 2016 Antoine Ouellette Socan |
Illustrations: extraits du manuscrit et de la partition éditée. Wikipédia pour Théophane de Crète (Domaine public, PD-US)