1. Battre le temps - ouille!
2. Libérer le temps
3. Dinosaures et Édelweiss
4. Subvertir notre temps sociale et nos cages
J’ai reçu ces commentaires au sujet de ma pièce Roseraie : «Plein de douceur et de romance qui fait rêver en écoutant BRAVO !!!», «Wow! J'adore. Je l'ai écouté deux fois de suite. Très apaisant je trouve».
2. Libérer le temps
3. Dinosaures et Édelweiss
4. Subvertir notre temps sociale et nos cages
J’ai reçu ces commentaires au sujet de ma pièce Roseraie : «Plein de douceur et de romance qui fait rêver en écoutant BRAVO !!!», «Wow! J'adore. Je l'ai écouté deux fois de suite. Très apaisant je trouve».
Il
faut savoir (ac)cueillir les compliments. Je me dis que j’ai bien travaillé
parce que l’art doit donner l’impression de simplicité, ou du moins de
fluidité, l’«artificiel» doit y sonner «naturel». Même ce qui est en fait complexe. Car en
réalité, en écoutant Roseraie,
l’auditeur est exposé à des rythmes d’une grande complexité et, pour plusieurs,
ce sont même les rythmes les plus complexes auxquels ils auront jamais été
exposés! Que cela sonne si naturellement est ma joie… mon drame aussi
toutefois. Soupir. Car ma musique «ne sonne pas moderne»!
D’un côté, c’est vrai : ma musique ne se conforme pas aux stéréotypes de ce qu’on croit être la modernité. Pour le commun des mortels, une musique «moderne» est une musique «rythmée», en tempo rapide et à la pulsation lourdement marquée (ah cette batterie…); une musique à fort volume sonore qui fait usage généreux (souvent même abusif) de l’amplification électrique, et qui se pare d’effets électroniques. Pour d'autres, la musique doit sembler compliquée, dissonante, et afficher ouvertement sa «modernité»... Or Roseraie est aux antipodes : on n’y trouve pas de pulsation lourdement affirmée, son volume sonore est relativement doux, son tempo est grosso modo celui du cœur au repos, il n’y a pas d’amplification ni d’électricité. Par exemple, les premières minutes de Roseraie sont tendres et douces. Et pourtant, les rythmes qui sont là sont très complexes. Une chef d’orchestre à qui j’avais demandé quelques conseils pour me préparer à diriger Roseraie, et donc à diriger un orchestre pour la première fois de ma vie, ne s’y est pas trompée. En voyant la partition, elle a dit : «Je n’ai jamais vu une partition d’une telle complexité!». Quoi quoi quoi! Une musique si douce??? C’est comme quand je dis être autiste et qu’on me répond : «B’en, ça ne parait pas!». Alors, voyons autrement.
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2017/02/roseraie-musique-en-forme-de-jardin.htmlPar Otto Wilhelm Thomé (1885) |
D’un côté, c’est vrai : ma musique ne se conforme pas aux stéréotypes de ce qu’on croit être la modernité. Pour le commun des mortels, une musique «moderne» est une musique «rythmée», en tempo rapide et à la pulsation lourdement marquée (ah cette batterie…); une musique à fort volume sonore qui fait usage généreux (souvent même abusif) de l’amplification électrique, et qui se pare d’effets électroniques. Pour d'autres, la musique doit sembler compliquée, dissonante, et afficher ouvertement sa «modernité»... Or Roseraie est aux antipodes : on n’y trouve pas de pulsation lourdement affirmée, son volume sonore est relativement doux, son tempo est grosso modo celui du cœur au repos, il n’y a pas d’amplification ni d’électricité. Par exemple, les premières minutes de Roseraie sont tendres et douces. Et pourtant, les rythmes qui sont là sont très complexes. Une chef d’orchestre à qui j’avais demandé quelques conseils pour me préparer à diriger Roseraie, et donc à diriger un orchestre pour la première fois de ma vie, ne s’y est pas trompée. En voyant la partition, elle a dit : «Je n’ai jamais vu une partition d’une telle complexité!». Quoi quoi quoi! Une musique si douce??? C’est comme quand je dis être autiste et qu’on me répond : «B’en, ça ne parait pas!». Alors, voyons autrement.
Battre le temps (ouille!)
Aimez-vous vous faire battre?! Probablement que non. Le
temps ne souffrira pas d’être battu, mais le mot battre est ce qu’il est : une relation de violence.
Dans
les cinq premières mesures de Roseraie, il n’y a que les clarinettes et le piano qui les
double, sur la vibration discrète d’une cymbale suspendue. Simple? Apparemment oui, mais... C’est
une mesure à cinq temps, un type de mesure plutôt rare. Il y a aussi des
syncopes, c’est-à-dire des notes qui tombent «entre les
temps», à contretemps. Plus loin, cette mesure changera pour une mesure à trois
temps, puis il y aura une alternance entre mesures à deux temps et mesures à
deux temps et demie.
Lorsque
l’alto entre en scène à la mesure 6, avec des percussions, les choses se corsent un peu. C'est que l'alto et les percussions ne suivent plus la mesure: ils sont hors temps. Puis, quelques mesures plus loin entrent
le hautbois et d’autres percussions, chacun allant encore en son propre temps, hors mesure.
Imaginons un transcripteur qui désire reproduire à l'écrit ce qu'il entend. Il va peut-être y parvenir, au bout
de beaucoup de travail. Mais pour rendre en notation exactement ce qu’il
entend, il aura dû faire appel à des figures rythmiques très compliquées, avec plein de valeurs irrationnelles. Au bout du compte, le
transcripteur y est arrivé. Maintenant, il doit extraire les parties de chaque
musicien et il les donne à des instrumentistes qui ne connaissent pas Roseraie.
Dès le premier coup d’œil, ceux-ci seront horrifiés par l’extrême difficulté de
ce qu’ils auraient à jouer et, pour placer ensemble le tout, il faudra des
heures et des heures de répétition pour seulement ces toutes premières mesures
de la pièce! Ils vont alors dire : «C’est injouable! Ça nous prendrait
tellement de temps de répétition et nous n’en avons pas, ça coûte trop cher,
etc.». Des partitions injouables de ce type, il y en a des tonnes que leurs
auteurs s’illusionnent à croire «modernes».
Et pourtant, Roseraie n'est pas si difficile à jouer pour des musiciens professionnels: ce n'est pas une pièce qui exige des heures et des heures de répétition. Alors quoi?
Libérer le temps
Faire autrement. Pour moi, il s’agit de désenclaver le
rythme de la tyrannie de la pulsation, de libérer (car il s’agit bien d’une
véritable libération) le temps des barreaux de prisons dans lequel nous
l’enfermons. Cela vaut pour la musique, mais aussi pour notre vie.
Lorsque l’alto soliste entre à la mesure 6 de Roseraie, il ne joue rien de
particulièrement difficile :
Début de la partie d'alto de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN |
Mais dans la partition se trouve cette note à l’intention
du musicien : «À peu près a tempo,
mais plus libre et souple, non synchrone avec les autres instruments».
C’est-à-dire que l’alto va son chemin sans se référer à la pulsation stable
entretenue par le piano et les clarinettes. Il est inutile pour l’altiste de
compter les temps. Il sculpte plutôt son propre temps : il n’y a rien à
compter, pas de barreaux de cage.
À la même mesure, le premier percussionniste joue ce qui
est écrit mais, pour lui aussi, la partition demande : «Non synchrone avec les autres instruments»
et, dans sa partie, de petites virgules indiquent une «respiration», un espace
court mais non mesuré de temps entre ce qu’il a à jouer. Et puis, il suit son
propre chemin. Là encore, nul besoin d’écrire des rythmes complexes :
ceux-ci vont naître d’eux-mêmes sans même s’en soucier.
Partie de Percussions 1, début de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN |
À la mesure 13, le hautbois entre en scène à son tour. Comme
pour l’alto, il n’y a rien de très difficile dans sa partie, pas de rythmes
compliqués. Mais à lui aussi, la partition demande de se situer hors
pulsation : «À peu près a tempo,
mais plus libre et souple, non synchrone avec les autres instruments».
Début de la partie de hautbois, de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN |
Au même moment, le deuxième percussionniste entre, jouant
du glockenspiel et de deux cymbales suspendues. Les notes du glockenspiel sont
écrites mais sans valeur rythmiques. Comment sculpter leur temps propre? La
partition dit : «Hors temps, les
notes plutôt courtes mais irrégulières».
Début de la partie de Percussions 2, de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN |
Le résultat est une polyrythmie très complexe dans
laquelle sur la pulsation stable du piano et des clarinettes, l’alto, le
hautbois et les deux percussionnistes jouent hors tempo. Il y a deux «climats
rythmiques» superposés : du rythme mesuré et du rythme libre hors tempo.
Deux climats rythmiques, mais cinq temps différents : 1) celui du piano et
des clarinettes, 2) celui de l’alto, 3) celui du hautbois, 4) celui du premier
percussionniste, 5) celui du second percussionniste. Tout cela se joue sans
grande difficulté et se met en place assez facilement, contrairement à ce qui aurait été si tout avait
été noté dans du temps mesuré avec des figures rythmiques quasi impossibles. La
musique sonne naturelle et semble toute
simple. À l'inverse, si tout avait été pulsé et mesuré, les musiciens se seraient astreints
à respecter (tant bien que mal) des rythmes très difficiles à rendre avec,
comme résultat final, une musique tendue et raide. Ce ne serait pas du tout
cohérent avec l’esthétique florale de l’œuvre!
Dans la cinquième section de
Roseraie, l’alto se voit confié un
long solo. Tout ce solo, sauf les derniers instants où le hautbois se joint,
est non mesuré. Non seulement le solo d’alto lui-même est non mesuré et doit
être joué très librement, mais l’«environnement» tissé par les autres
instruments est lui aussi non mesuré – le chef donnant simplement leurs
entrées. Aucune pulsation ne vient heurter ce passage. À nouveau, et encore
malgré l’apparente simplicité du résultat, les rythmes sont très complexes; il
serait impossible de les faire entrer dans une mesure fixe.
Extrait de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN |
Le paradoxe de l'Édelweiss
L'Édelweiss, par Anton Hartinger, 1882 |
Nous nous trompons sur les apparences que nous attendons
de la modernité. L’évolution ne va pas dans le sens du gigantisme. Il y a eu
les dinosaures qui ont tout dit en cette voie, nul besoin de répéter! Nos ordinateurs
eux-mêmes ont évolué non pas vers le gigantisme mais, tout au contraire, vers
la miniaturisation, donc vers une apparence de simplicité. Les plantes les plus récentes de l’évolution botanique ne sont pas de
très grandes plantes – l’ère des fougères géantes est lui aussi passé depuis
longtemps. L’évolution va là encore vers la miniaturisation. L’Édelweiss ne paye pas de mine, une petite plante qui paraît si simple. Mais selon la réalité botanique, l'Édelweiss est au contraire une des plantes les plus évoluées qui soit. Mais qui donc le croirait juste à le voir?
La modernité de nos sociétés a été symbolisée pendant
longtemps par des infrastructures lourdes et gigantesques.
Ce sont maintenant
des dinosaures, malheureusement toujours vivants, qui témoignent de l’esprit
qui détruit peu à peu notre planète. Au début du XXe siècle, des
compositeurs se sont enthousiasmés par le bruitisme : la musique devait
sonner comme des bruits d’usines, grinçants, trépidants, à fort volume, cela
pour être «moderne». La musique Pop a poursuivi dans cette lancée dans un
déluge de décibels et de méga-événements. Le gigantisme, ce gigantisme qu’il
faut même viser jusque dans les ventes de disques, de billets de concerts, de
téléchargements. Mais j’ose le redire : tout cela va de pair avec ce qui
détruit notre planète. Tout cela va avec des réflexes ataviques que l’on peine
à changer malgré leur évidente inadaptation face aux défis réels des temps
présents. Tout cela va avec des attentes tenant de la routine de la pensée, des
stéréotypes, des lieux communs.
Une usine fin XIXe siècle, par Adolph Menzel |
La musique est encore largement pensée en des termes
dignes des dinosaures et des fougères géantes de la préhistoire. Pour ma part,
je la pense à la manière d’un Edelweiss. Une complexité réelle, mais discrète,
miniaturisée, non apparente. Et j’ai l’intime conviction que c’est en une telle
voie que doivent aller nos sociétés, à défaut de quoi les défis auxquels elles
sont confrontées ne trouveront pas de solutions, de la chute des ressources
marines aux bouleversements climatiques, en passant par la disparition de la
biodiversité et les troubles sociaux divers.
Subvertir notre temps social et nos cages
Peut-être que certaines personnes
qualifieront Roseraie de «musique
arythmique», avec des «rythmes aléatoires», voire carrément de «musique
aléatoire». Mais ce n'est pas le cas. Roseraie n’est pas «arythmique» : c’est tout le contraire!
Elle vit d’une diversité rythmique à l’image de celle des êtres vivants, dont
nous, les humains. Elle est, si je puis dire», plus rythmique que bien d’autres
musiques puisqu’elle conjugue des temps variés, des rythmes diversifiés qui
vont de rythmes pulsés stables à des rythmes complètement libres. Il ne s’agit
ni de rythmes aléatoires ni de musique aléatoire : aléatoire se réfère au hasard, et il n’y a pas de «hasard» ici.
Deux exécutions de Roseraie sonneront
de manière assez semblable. Je pourrais en dire autant d'autres de mes pièces, comme Paysage:
Cela me fait penser à la surprise de certains des
choristes de mon chœur grégorien qui, voyant une partition de Grégorien pour la
première fois, posent cette question : «Où sont donc les mesures?!». De
mesures, il n’y en a pas dans cette musique, ce qui provoque la question
suivante : «Mais alors, comment compte-t-on les temps???». Réponse :
on ne compte pas les temps, puisqu’il n’y en a pas, et on ne compte pas du
tout, jamais! On ne fait que suivre les gestes du chef pour être ensemble.
C’est une surprise pour certains : il existe des musiques où l’on n’a pas
à compter quoi que ce soit! Des musiques qui, tout en étant parfaitement
architecturées, sont étrangères à l’idée de décompte du temps. Des musiques car
il y en a beaucoup d’autres que le chant grégorien. Par exemple, les Préludes
non mesurés de la musique française des XVIIe et XVIIIe
siècles.
Ces musiques heurtent la névrose rythmique de nos sociétés
qui comptent tout et toujours, à commencer par le temps. Nos musiques ne semblent plus savoir que compter de un à quatre : un, deux, trois,
quatre, un, deux, trois, quatre, un, etc.! Comme si le temps ne pouvait être
que ce quadrillage étriqué. Comme si les nombres s’arrêtaient à Quatre. Les
rythmes «un, deux, trois, quatre» n’existent pas en nature. Nous pourrions
applaudir face à cette construction culturelle humaine. Il s’agit pourtant d’une cage à oiseaux, et les oiseaux préfèrent la liberté.
Mais les humains en sont venus à adorer les cages qu’ils se sont fabriqués et
dont ils sont devenus prisonniers sans s’en rendre compte. Adorer nos cachots,
nos barreaux, nos prisons, nos esclavages…
Si la modernité est la subversion des codes, alors nos
musiques ne sont pas du tout modernes. Et Roseraie,
elle, ou encore Paysage, est en fait réellement moderne, en ce sens, puisqu’elle arrache les
barreaux, elle délivre des cachots, elle libère des prisons, elle abolit nos
esclavages. Mais comme je vis dans un monde qui adore ceux-ci comme autant
d’idoles, le temps de Roseraie
et de Paysage n’est pas encore venu. Viendra-t-il? Peut-être, peut-être pas. Mais nos cages étouffent la Terre.
Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public PD-US)