MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



mercredi 1 novembre 2017

MUSIQUE. LE PARADOXE DE L'ÉDELWEISS. Ou COMPLEXITÉ ET SIMPLICITÉ

Musique. Le paradoxe de l'Édelweiss - ou Complexité et simplicité.
1. Battre le temps - ouille!
2. Libérer le temps
3. Dinosaures et Édelweiss
4. Subvertir notre temps sociale et nos cages

J’ai reçu ces commentaires au sujet de ma pièce Roseraie : «Plein de douceur et de romance qui fait rêver en écoutant BRAVO !!!», «Wow! J'adore. Je l'ai écouté deux fois de suite. Très apaisant je trouve».  
Il faut savoir (ac)cueillir les compliments. Je me dis que j’ai bien travaillé parce que l’art doit donner l’impression de simplicité, ou du moins de fluidité, l’«artificiel» doit y sonner «naturel».  Même ce qui est en fait complexe. Car en réalité, en écoutant Roseraie, l’auditeur est exposé à des rythmes d’une grande complexité et, pour plusieurs, ce sont même les rythmes les plus complexes auxquels ils auront jamais été exposés! Que cela sonne si naturellement est ma joie… mon drame aussi toutefois. Soupir. Car ma musique «ne sonne pas moderne»! 
Par Otto Wilhelm Thomé (1885)

D’un côté, c’est vrai : ma musique ne se conforme pas aux stéréotypes de ce qu’on croit être la modernité. Pour le commun des mortels, une musique «moderne» est une musique «rythmée», en tempo rapide et à la pulsation lourdement marquée (ah cette batterie…); une musique à fort volume sonore qui fait usage généreux (souvent même abusif) de l’amplification électrique, et qui se pare d’effets électroniques. Pour d'autres, la musique doit sembler compliquée, dissonante, et afficher ouvertement sa «modernité»... Or Roseraie est aux antipodes : on n’y trouve pas de pulsation lourdement affirmée, son volume sonore est relativement doux, son tempo est grosso modo celui du cœur au repos, il n’y a pas d’amplification ni d’électricité. Par exemple, les premières minutes de Roseraie sont tendres et douces. Et pourtant, les rythmes qui sont là sont très complexes. Une chef d’orchestre à qui j’avais demandé quelques conseils pour me préparer à diriger Roseraie, et donc à diriger un orchestre pour la première fois de ma vie, ne s’y est pas trompée. En voyant la partition, elle a dit : «Je n’ai jamais vu une partition d’une telle complexité!». Quoi quoi quoi! Une musique si douce??? C’est comme quand je dis être autiste et qu’on me répond : «B’en, ça ne parait pas!». Alors, voyons autrement.

https://antoine-ouellette.blogspot.com/2017/02/roseraie-musique-en-forme-de-jardin.html


Battre le temps (ouille!)

Aimez-vous vous faire battre?! Probablement que non. Le temps ne souffrira pas d’être battu, mais le mot battre est ce qu’il est : une relation de violence. 
Dans les cinq premières mesures de Roseraie, il n’y a que les clarinettes et le piano qui les double, sur la vibration discrète d’une cymbale suspendue. Simple? Apparemment oui, mais... C’est une mesure à cinq temps, un type de mesure plutôt rare. Il y a aussi des syncopes, c’est-à-dire des notes qui tombent «entre les temps», à contretemps. Plus loin, cette mesure changera pour une mesure à trois temps, puis il y aura une alternance entre mesures à deux temps et mesures à deux temps et demie. 
Début de Roseraie (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN
 
Lorsque l’alto entre en scène à la mesure 6, avec des percussions, les choses se corsent un peu. C'est que l'alto et les percussions ne suivent plus la mesure: ils sont hors temps.  Puis, quelques mesures plus loin entrent le hautbois et d’autres percussions, chacun allant encore en son propre temps, hors mesure. 

Imaginons un transcripteur qui désire reproduire à l'écrit ce qu'il entend. Il va peut-être y parvenir, au bout de beaucoup de travail. Mais pour rendre en notation exactement ce qu’il entend, il aura dû faire appel à des figures rythmiques très compliquées, avec plein de valeurs irrationnelles. Au bout du compte, le transcripteur y est arrivé. Maintenant, il doit extraire les parties de chaque musicien et il les donne à des instrumentistes qui ne connaissent pas Roseraie. Dès le premier coup d’œil, ceux-ci seront horrifiés par l’extrême difficulté de ce qu’ils auraient à jouer et, pour placer ensemble le tout, il faudra des heures et des heures de répétition pour seulement ces toutes premières mesures de la pièce! Ils vont alors dire : «C’est injouable! Ça nous prendrait tellement de temps de répétition et nous n’en avons pas, ça coûte trop cher, etc.». Des partitions injouables de ce type, il y en a des tonnes que leurs auteurs s’illusionnent à croire «modernes».

Et pourtant, Roseraie n'est pas si difficile à jouer pour des musiciens professionnels: ce n'est pas une pièce qui exige des heures et des heures de répétition. Alors quoi?


Libérer le temps

Faire autrement. Pour moi, il s’agit de désenclaver le rythme de la tyrannie de la pulsation, de libérer (car il s’agit bien d’une véritable libération) le temps des barreaux de prisons dans lequel nous l’enfermons. Cela vaut pour la musique, mais aussi pour notre vie.

Lorsque l’alto soliste entre à la mesure 6 de Roseraie, il ne joue rien de particulièrement difficile :
Début de la partie d'alto de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN
 
Mais dans la partition se trouve cette note à l’intention du musicien : «À peu près a tempo, mais plus libre et souple, non synchrone avec les autres instruments». C’est-à-dire que l’alto va son chemin sans se référer à la pulsation stable entretenue par le piano et les clarinettes. Il est inutile pour l’altiste de compter les temps. Il sculpte plutôt son propre temps : il n’y a rien à compter, pas de barreaux de cage.

À la même mesure, le premier percussionniste joue ce qui est écrit mais, pour lui aussi, la partition demande : «Non synchrone avec les autres instruments» et, dans sa partie, de petites virgules indiquent une «respiration», un espace court mais non mesuré de temps entre ce qu’il a à jouer. Et puis, il suit son propre chemin. Là encore, nul besoin d’écrire des rythmes complexes : ceux-ci vont naître d’eux-mêmes sans même s’en soucier.
 
Partie de Percussions 1, début de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN
 
À la mesure 13, le hautbois entre en scène à son tour. Comme pour l’alto, il n’y a rien de très difficile dans sa partie, pas de rythmes compliqués. Mais à lui aussi, la partition demande de se situer hors pulsation : «À peu près a tempo, mais plus libre et souple, non synchrone avec les autres instruments». 
 
Début de la partie de hautbois, de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN
 
Au même moment, le deuxième percussionniste entre, jouant du glockenspiel et de deux cymbales suspendues. Les notes du glockenspiel sont écrites mais sans valeur rythmiques. Comment sculpter leur temps propre? La partition dit : «Hors temps, les notes plutôt courtes mais irrégulières». 
Début de la partie de Percussions 2, de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN
 
Le résultat est une polyrythmie très complexe dans laquelle sur la pulsation stable du piano et des clarinettes, l’alto, le hautbois et les deux percussionnistes jouent hors tempo. Il y a deux «climats rythmiques» superposés : du rythme mesuré et du rythme libre hors tempo. Deux climats rythmiques, mais cinq temps différents : 1) celui du piano et des clarinettes, 2) celui de l’alto, 3) celui du hautbois, 4) celui du premier percussionniste, 5) celui du second percussionniste. Tout cela se joue sans grande difficulté et se met en place assez facilement, contrairement à ce qui aurait été si tout avait été noté dans du temps mesuré avec des figures rythmiques quasi impossibles. La musique sonne naturelle et semble toute simple. À l'inverse, si tout avait été pulsé et mesuré, les musiciens se seraient astreints à respecter (tant bien que mal) des rythmes très difficiles à rendre avec, comme résultat final, une musique tendue et raide. Ce ne serait pas du tout cohérent avec l’esthétique florale de l’œuvre!

Dans la cinquième section de Roseraie, l’alto se voit confié un long solo. Tout ce solo, sauf les derniers instants où le hautbois se joint, est non mesuré. Non seulement le solo d’alto lui-même est non mesuré et doit être joué très librement, mais l’«environnement» tissé par les autres instruments est lui aussi non mesuré – le chef donnant simplement leurs entrées. Aucune pulsation ne vient heurter ce passage. À nouveau, et encore malgré l’apparente simplicité du résultat, les rythmes sont très complexes; il serait impossible de les faire entrer dans une mesure fixe.
 
Extrait de Roseraie. (C) 1999 / 2014 Antoine Ouellette SOCAN

Le paradoxe de l'Édelweiss

L'Édelweiss, par Anton Hartinger, 1882
La complexité de ce qu’on entend réellement a été atteinte par des moyens «simples». Si l’art est par nature «artificiel», sa beauté est de le cacher, et de devenir ainsi vivant. Ce n’est pas si «simple»! Cacher l'art par l'art exige beaucoup de réflexion et de travail. Sur un plan historique, Roseraie est une musique qu’il aurait été totalement impossible de composer avant son temps : rien ne lui ressemble dans les musiques du XIXe et du XXe siècle, rien n’est ainsi conçu sur le plan rythmique. On pourra trouver des pièces s’y apparentant sur le plan rythmique dans certaines musiques dites «contemporaines» mais, là encore, Roseraie se situe ailleurs. Car elle porte d’autres singularités. Par exemple, la partition est totalement diatonique, avec deux modes qui ne se superposent jamais sinon dans les résonances en fondu-enchaîné que l’on entend à la jonction des sections de la pièce : on n’y trouve donc aucun dièse, bémol ou bécarre, on n’y trouve pas davantage de modulations – cela alors que les musiques «contemporaines» proches d’elle au plan rythmique sont très chromatiques jusqu’à l’atonalité.

Nous nous trompons sur les apparences que nous attendons de la modernité. L’évolution ne va pas dans le sens du gigantisme. Il y a eu les dinosaures qui ont tout dit en cette voie, nul besoin de répéter! Nos ordinateurs eux-mêmes ont évolué non pas vers le gigantisme mais, tout au contraire, vers la miniaturisation, donc vers une apparence de simplicité. Les plantes les plus récentes de l’évolution botanique ne sont pas de très grandes plantes – l’ère des fougères géantes est lui aussi passé depuis longtemps. L’évolution va là encore vers la miniaturisation. L’Édelweiss ne paye pas de mine, une petite plante qui paraît si simple. Mais selon la réalité botanique, l'Édelweiss est au contraire une des plantes les plus évoluées qui soit. Mais qui donc le croirait juste à le voir?

La modernité de nos sociétés a été symbolisée pendant longtemps par des infrastructures lourdes et gigantesques.
Une usine fin XIXe siècle, par Adolph Menzel
Ce sont maintenant des dinosaures, malheureusement toujours vivants, qui témoignent de l’esprit qui détruit peu à peu notre planète. Au début du XXe siècle, des compositeurs se sont enthousiasmés par le bruitisme : la musique devait sonner comme des bruits d’usines, grinçants, trépidants, à fort volume, cela pour être «moderne». La musique Pop a poursuivi dans cette lancée dans un déluge de décibels et de méga-événements. Le gigantisme, ce gigantisme qu’il faut même viser jusque dans les ventes de disques, de billets de concerts, de téléchargements. Mais j’ose le redire : tout cela va de pair avec ce qui détruit notre planète. Tout cela va avec des réflexes ataviques que l’on peine à changer malgré leur évidente inadaptation face aux défis réels des temps présents. Tout cela va avec des attentes tenant de la routine de la pensée, des stéréotypes, des lieux communs.

La musique est encore largement pensée en des termes dignes des dinosaures et des fougères géantes de la préhistoire. Pour ma part, je la pense à la manière d’un Edelweiss. Une complexité réelle, mais discrète, miniaturisée, non apparente. Et j’ai l’intime conviction que c’est en une telle voie que doivent aller nos sociétés, à défaut de quoi les défis auxquels elles sont confrontées ne trouveront pas de solutions, de la chute des ressources marines aux bouleversements climatiques, en passant par la disparition de la biodiversité et les troubles sociaux divers. 
 

Subvertir notre temps social et nos cages

Peut-être que certaines personnes qualifieront Roseraie de «musique arythmique», avec des «rythmes aléatoires», voire carrément de «musique aléatoire». Mais ce n'est pas le cas. Roseraie n’est pas «arythmique» : c’est tout le contraire! Elle vit d’une diversité rythmique à l’image de celle des êtres vivants, dont nous, les humains. Elle est, si je puis dire», plus rythmique que bien d’autres musiques puisqu’elle conjugue des temps variés, des rythmes diversifiés qui vont de rythmes pulsés stables à des rythmes complètement libres. Il ne s’agit ni de rythmes aléatoires ni de musique aléatoire : aléatoire se réfère au hasard, et il n’y a pas de «hasard» ici. Deux exécutions de Roseraie sonneront de manière assez semblable. Je pourrais en dire autant d'autres de mes pièces, comme Paysage:
Cela me fait penser à la surprise de certains des choristes de mon chœur grégorien qui, voyant une partition de Grégorien pour la première fois, posent cette question : «Où sont donc les mesures?!». De mesures, il n’y en a pas dans cette musique, ce qui provoque la question suivante : «Mais alors, comment compte-t-on les temps???». Réponse : on ne compte pas les temps, puisqu’il n’y en a pas, et on ne compte pas du tout, jamais! On ne fait que suivre les gestes du chef pour être ensemble. C’est une surprise pour certains : il existe des musiques où l’on n’a pas à compter quoi que ce soit! Des musiques qui, tout en étant parfaitement architecturées, sont étrangères à l’idée de décompte du temps. Des musiques car il y en a beaucoup d’autres que le chant grégorien. Par exemple, les Préludes non mesurés de la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles. 

Ces musiques heurtent la névrose rythmique de nos sociétés qui comptent tout et toujours, à commencer par le temps. Nos musiques ne semblent plus savoir que compter de un à quatre : un, deux, trois, quatre, un, deux, trois, quatre, un, etc.! Comme si le temps ne pouvait être que ce quadrillage étriqué. Comme si les nombres s’arrêtaient à Quatre. Les rythmes «un, deux, trois, quatre» n’existent pas en nature. Nous pourrions applaudir face à cette construction culturelle humaine. Il s’agit pourtant d’une cage à oiseaux, et les oiseaux préfèrent la liberté. Mais les humains en sont venus à adorer les cages qu’ils se sont fabriqués et dont ils sont devenus prisonniers sans s’en rendre compte. Adorer nos cachots, nos barreaux, nos prisons, nos esclavages…

Si la modernité est la subversion des codes, alors nos musiques ne sont pas du tout modernes. Et Roseraie, elle, ou encore Paysage, est en fait réellement moderne, en ce sens, puisqu’elle arrache les barreaux, elle délivre des cachots, elle libère des prisons, elle abolit nos esclavages. Mais comme je vis dans un monde qui adore ceux-ci comme autant d’idoles, le temps de Roseraie et de Paysage n’est pas encore venu. Viendra-t-il? Peut-être, peut-être pas. Mais nos cages étouffent la Terre.

Sources des illustrations: Wikipédia (Domaine public PD-US)