MUSIQUE (Composition et histoire), AUTISME, NATURE VS CULTURE: Bienvenue dans mon monde et mon porte-folio numérique!



lundi 1 juin 2020

DANSER EN TEMPS DE PANDÉMIE. DANSES, POUR DEUX CLARINETTES (OPUS 58, 2020)

Danses, pour deux clarinettes 


1. Danser en temps de pandémie

2. Une guirlande de danses

3. Inuits et Bretons

4. La vie en échos

5. Merveilleuse clarinette

La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne:

Contact:  atelier@cmccanada.org  ou / or  quebec@cmccanada.org 

Danser en temps de pandémie

Bouguereau: Allégorie de la danse
Pendant que sévit la pandémie (2020), je composais des danses! Suis-je décalé ou inconscient? Mais qu’y puis-je? La musique s’impose en moi. Elle s’est imposée à moi sous la forme de danse ces derniers temps. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi. Cette nouvelle pièce est Danses, pour deux clarinettes, opus 58. En fait, ce n’est pas si étonnant. La pièce précédente, Vigiles, portait le sous-titre de Trois Danses sacrées inspirées de la Vigile pascale. Il y a donc continuité. Vigiles était de même en continuité avec Une île et une danse que j’avais composée en 2018 – il s’agissait de la réécriture d’une pièce antérieure. La danse ne m’attire pas pour danser moi-même – je ne danse pas, à cause de l’aspect collectif de la danse (je ne suis pas très à l’aise dans ce genre de contexte social) et du fort volume sonore qu’il y a là où l’on danse. J’ai pratiqué la danse indienne pendant quelques années, mais c’était en privé et à titre d’activité physique. Par contre, la danse m’attire en tant que musicien. La danse est un type de mouvement, et la musique est aussi mouvement. Donc, ma musique danse – pas toujours, mais à l’occasion! Il y a des danses dans bon nombre de mes œuvres antérieures comme, par exemple, la Suite celtique (pour harpe) ou Trois Fleurs des chants (pour clarinette, violoncelle et piano). L’Interlude de L’Esprit envoûteur est une sorte de danse lunaire, et l’avant-dernière section de Joie des Grives s’intitule Danse aérienne. D’un petit ballet «Indien» qui m’avait été commandé (Sattvika : l’Oiseau danse), j’ai fait une pièce pour orchestre de dimension «Haydn» intitulée Carouge (officieusement ma Symphonie #3), et c’est de la musique qui danse.

Je pense la musique en rythme et en mélodie, bien plus qu’en harmonies et contrepoint. L’élément danse incarne un aspect du pôle «rythme métrique» qui se trouve dans ma musique – mais on trouve aussi son «contraire complémentaire», soit le rythme libre, hors mesure et hors tempo. Les Danses pour deux clarinettes se situent donc au pôle «rythme métrique» : elles sont entièrement mesurées, sans élément de rythme libre. Par contre, elles comptent un certain nombre de changements de mesure et, surtout, de tempos – ce sera le défi et le jeu pour les musiciens : négocier ces changements subis de tempos.

Dans mon Quatuor à cordes (opus 56, 2018), le rythme mesuré des premières minutes était strict : mesure à 2/4 sans aucun changement et en tempo stable. Mais cette rythmique était aussi implacable : ni joie ni danse, mais plutôt barreaux de prison. Le rythme mesuré était négatif. Je lui devais une revanche, car tout rythme mesuré n’est pas négatif! Alors, Danses rétablit l’équilibre, en quelque sorte. 

NOTE: Le manuscrit de Danses est en SON RÉELS. C'est donc le cas pour les exemples qui suivent. La pièce est en cours d'édition et la partition éditée sera évidemment transposée.

Début de Danses. Le manuscrit est en SON RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
Une guirlande de danses
En vérité, Danses est une guirlande de danses. Sept danses s’y enchaînent, les deux dernières étant des variantes des deux premières. Les troisième et cinquième danses sont elles-mêmes des guirlandes enchaînant des sections contrastes. La troisième commence calmement, comme une chanson tendre, puis une danse plus rapide répond; la section tendre revient, variée, la danse vive reprend le dessus. La cinquième débute par une brève mélodie nonchalante, un peu blues je trouve, qui se fait brutalement couper par une musique plus rapide et échevelée (c’est noté ainsi dans la partition!); ce scénario se reproduit deux fois, et la dernière section Échevelée est vraiment… échevelée! 
Mais cela enchaîne sur une section complètement différente où, sur l’ostinato d’une clarinette, l’autre y va d’une mélodie «rythmique» et doucement euphorique, qui mène à la sixième danse…  Les deux premières danses sont de caractère celtique et en rythme ternaire – je dois avoir cela dans le sang parce que mon arrière-grand-père était Irlandais. La première commence pesamment dans le registre grave, et elle s’accélère peu à peu pour se terminer par une sorte de fanfare. La deuxième enchaîne directement. Son tempo est vif, et la ligne mélodique est pleine d’appogiatures mordantes. 
Danses. Extrait de la deuxième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN

Elle se conclut abruptement sur deux mesures de silence menant à la troisième danse qui, elle, est en rythme binaire. La quatrième est elle aussi en rythme binaire, mais sans changement de tempo. Elle me semble un peu «néoclassique», mais elle est un peu frondeuse et insolente avec son indication «Avec bravade!». Après la cinquième danse, l’«Échevelée», la sixième est une variante plus ornée de la première; la septième et dernière ramène la musique vive de la deuxième danse, mais avec encore plus de mordant.

Il est possible d’extraire telle danse de cette guirlande et de la jouer isolément. Reste que la pièce est conçue pour être donnée d’une traite, avec tous ses changements de ton et de tempo. Tout cela dure environ 12 minutes et représente 13 pages de manuscrit à raison de six systèmes par page, avec un système conclusif en page 14…

Je pense que c’est la pièce au cœur le plus léger que j’ai écrite depuis…, depuis…, euh…, plusieurs années. 
Danses. Extrait de la cinquième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
Inuits et Bretons
Si le rythme libre est absent de cette pièce (contrairement à beaucoup de mes œuvres), elle porte néanmoins d’autres de mes «signatures stylistiques». Ces danses sont modales, et non tonales – la quatrième est quasi-tonale, mais elle comporte beaucoup de quartes. Elles sont diatoniques : seule la troisième possède une altération de passage. Les danses en sections contrastantes, soit les troisième et cinquième, n’affirment pas vraiment une note «tonique». Les deuxième et septième sont peu ancrées elles aussi. Les autres danses sont en ré, mais en différentes couleurs modales : ré «mineur» naturel (sans si bémol), ré «mineur» avec si bémol, ré «majeur» avec fa dièse et do dièse.
Une autre signature se retrouve : cette musique est à forte tendance monodique, avec unissons et octaves. Il y a très peu de contrepoint – la seule vraie section en contrepoint est la section finale de la cinquième danse. Autrement, il y a quelques notes-bourdons ici et là. Mais pour autant, les deux clarinettes ne jouent pas toujours la même chose! Toute la pièce les met en situation de perpétuel «jeu à deux» : ces danses sont un feu roulant de dialogues, de questions-réponses, d’échos – du «tuilage» en jargon musical. Dans la section Échevelée, cela va jusqu’à du pointillisme : une clarinette joue deux notes et l’autre lui répond par deux notes, une clarinette joue une note et l’autre lui répond de même, le tout avec des syncopes imprévisibles dans une rythmique comme déchiquetée. Pour que ce «jeu à deux» soit audible, il serait bien que les deux clarinettistes se placent à une petite distance l’un de l’autre, ce qui mettrait en valeur cette «stéréophonie». Plutôt que de jouer face au public, ils pourraient même plutôt jouer l’un face à l’autre, comme dans les «jeux de gorge» (ou katajjaq) des femmes Inuites.

Dinan, en Bretagne
Françoise Beau, une grande amie de Bretagne (de même que son mari Jean Daniel et leur fils Florian chez qui j’avais logé lors de mon séjour breton de l’automne 2019), Françoise donc m'a récemment dit que «dans le pays breton, il existe une forme de chant à deux voix, de «répons», le kan ha diskan où chaque chant s'appuie sur celui qui le précède». Tiens donc! Je n’avais pas entendu ce type de chant lorsque j’étais en Bretagne et je n’en connaissais pas l’existence. Mes antennes auraient-elles néanmoins capté l’esprit de ce chant? Peut-être dans les landes ou sur les falaises Cap Fréhel, ou dans l’animation de Saint-Malo, ou au hasard d’une promenade? Toujours est-il que c’est peu après mon retour de Bretagne que j’ai commencé à composer Danses.

Voici ce qu’en dit Wikipédia : «Le kan ha diskan, que l'on peut traduire par « chant et contre-chant », « chant et re-chant » ou « chant et déchant », est, en Bretagne, une technique de chant à danser a cappella traditionnel et tuilé en breton, pratiquée à deux ou plus. Le meneur (kaner) ou la meneuse (kanerez) chante le couplet qui est repris ensuite par le ou les autre(s) chanteur(s) (diskaner(ien)), démarrant sur les dernières syllabes du précédent. Traditionnellement pratiqué a cappella, on entend beaucoup ce type de chant en festoù-noz pour faire danser les personnes présentes, bien que nombre de chanteurs interprètent des chansons à écouter ou à la marche avec la même technique. Il est principalement pratiqué en Centre-Bretagne (Kreiz Breizh en Breton) par un couple ou un trio généralement. Cette pratique a été inscrite à l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France en 2013».


Et en voici un bel échantillon :


Le rôle des deux clarinettes dans Danses ressemble beaucoup à cela. Une différence est cependant que ma pièce enchaîne une série de danses.


Danses. Extrait de la quatrième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
La vie en échos
Danses a le cœur léger. Pourtant, elle signifie beaucoup, du moins pour moi. Un an environ après mon installation à Sorel-Tracy, j’avais composé Rivages, pour clarinette seule (opus 49; terminée en janvier 2016). Dans Rivages, deux micro-mélodies dialoguent entre elles, et les différents registres de la clarinette aussi. Dans Rivages donc, la clarinette seule se dédouble : elle a beau être seule, elle est en dialogue avec elle-même. Comme les deux rives d’un cours d’eau. Comme une âme qui appelle son âme-sœur sans la connaître, sans la voir.

Benny Goodman et sa clarinette
Danses
est comme le contraire : cette fois, il y a deux clarinettes, mais deux clarinettes qui aspirent à n’en être qu’une – c’est ce que symbolise l’absence de contrepoint. Comme deux êtres mariés ensemble et qui forment désormais un tout, une union. J’étais arrivé seul à Sorel-Tracy, suite notamment à une séparation. Au moment de composer Danses, j’étais en union avec une compagne. Française et vivant en France, nous sommes unis virtuellement, par courriel et Skype (qui a dit qu’Antoine n’est pas techno?!). Nous nous sommes rencontrés quelques fois «en vrai» aussi, et nous avons un beau projet commun. Mais la distance demeure, car le méchant Coronavirus a fait fermer les frontières de nos pays. Voilà comment Danses répond à Rivages, comment une pièce est en quelque sorte l’écho de l’autre. Je peux jurer que tout cela fut entièrement intuitif et sans rien de délibéré.

Mais il y a encore autre chose. On dit des personnes autistes qu’elles ont tendance à faire de l’écholalie (répéter les paroles d’autrui) ou de la palilalie (répéter leurs propres paroles). Elles aiment répéter des gestes – une manière de s’approprier l’espace et de vivre l’émotion; elles ont souvent des routines et des rituels. L’esprit autistique fonctionne par miroirs et échos! Sous de multiples formes, il y a des «échos» dans ma musique, et on m’a déjà dit que ce serait une des caractéristiques de ma musique.

Une expression subtile de l’écho dans ma musique est que, souvent, des pièces forment une paire : elles se répondent l’une à l’autre. Je peux jurer que cela aussi est parfaitement intuitif et non délibéré de ma part. Je témoignais de cela dans Musique autiste : «Plusieurs de mes pièces forment des paires composées de façon rapprochée dans le temps, comme si l’une répondait à l’autre à la manière d’un écho. Les deux œuvres d’une même paire peuvent être très différentes (et n’utiliser aucune idée musicale commune), mais elles sont nées presque d’une même impulsion : Paysage et Gravures, Bourrasque et Une Messe pour le Vent qui souffle, L’Amour de Joseph et Marie et les Symphonies sacrées, Bouleaux blancs et Perce-neige. Mais dans d’autres cas, la paire est soudée d’une manière beaucoup plus manifeste (on y trouve des idées communes) : le Gloria d’Horizon et le Gloria de L’Amour de Joseph et Marie, Le Chat et Le chat rêve, Fougères 1 et Fougères 2 pour ensemble de guitares [avec en plus la version orchestrale de Fougères, mon officieuse Symphonie #4!], la version chorégraphique de Sattvika : l’Oiseau danse et sa version symphonique Carouge [mon officieuse Symphonie #3]». Tout cela forme un petit monde où les choses sont inter-reliées, comme en communion les unes avec les autres.

Section «échevelée» de la cinquième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
Merveilleuse clarinette
Mine de rien, j’ai un bon catalogue de pièces pour la clarinette. Il faut croire que j’ai une affinité particulière avec elle. Je lui ai dédié une pièce soliste, Rivages (opus 49). Outre les Danses, Mer et monde (opus 45) est un autre duo de clarinette, cette fois avec l’addition du vibraphone. Gravures (opus 14), une sorte de requiem pour Benjamin Chee Chee, très grand artiste autochtone à la vie tragique, demande trois clarinettes couplées sur un système de réverbération électronique : la clarinette usuelle, la clarinette alto et la clarinette basse, avec une voix de femme, un piano et des percussions – mais ce sont vraiment les clarinettes qui ont la vedette. Une courte pièce, Caprice (opus 2b), la marie au piano. Avec piano à nouveau, mais dans une pièce plus longue, se trouve Le Chat rêve (opus 31), qui dérive du conte urbain Le Chat (opus 30), où la clarinette fait équipe avec un conteur, un piano et une contrebasse. Trois Fleurs des chants (opus 21), une des œuvres pour laquelle j’ai une affection particulière et qui est aussi l’une de mes plus colorée, est un trio pour clarinette, violoncelle et piano. Dans un petit ensemble, la clarinette intervient dans Paroles en Croix (opus 50 et second volet du Triduum), de même que dans Vigiles (opus 57, dernier volet du Triduum). La clarinette se retrouve aussi dans presque toutes mes pièces orchestrales.
J’ai aussi écrit pour la flûte, mais pas autant. Pourquoi la clarinette? Hum, difficile à dire. Je n’en joue pas et, les quelques fois que j’ai essayé de souffler dans une clarinette, je n’en ai tiré que des couacs! Mais la clarinette a un registre qui me plait : très étendu, il va sur plus de trois octaves d’un grave velouté à un suraigu incisif. Elle est aussi très agile, non seulement pour les notes mais autant pour les attaques, la dynamique, les phrasés… Elle peut rendre quasiment tous les caractères, depuis le chant introspectif jusqu’aux tournures les plus burlesques. Bref, la clarinette est tout simplement géniale! 
 
Esquisses pour Danses / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN
 
Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US).