Danses,
pour deux clarinettes
1. Danser
en temps de pandémie
2. Une
guirlande de danses
3. Inuits
et Bretons
4. La
vie en échos
5. Merveilleuse
clarinette
La partition éditée est disponible au Centre de musique canadienne:
Bouguereau: Allégorie de la danse |
Pendant que sévit la pandémie (2020), je composais des
danses! Suis-je décalé ou inconscient? Mais qu’y puis-je? La musique s’impose
en moi. Elle s’est imposée à moi sous la forme de danse ces derniers temps. Je
ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi. Cette nouvelle pièce est Danses, pour deux clarinettes, opus 58.
En fait, ce n’est pas si étonnant. La pièce précédente, Vigiles, portait le sous-titre de Trois Danses sacrées inspirées
de la Vigile pascale. Il y a donc continuité. Vigiles était de même en continuité avec Une île et une danse
que j’avais composée en 2018 – il s’agissait de la réécriture d’une pièce
antérieure. La danse ne m’attire pas pour danser moi-même – je ne danse pas, à
cause de l’aspect collectif de la danse (je ne suis pas très à l’aise dans ce
genre de contexte social) et du fort volume sonore qu’il y a là où l’on danse.
J’ai pratiqué la danse indienne pendant quelques années, mais c’était en privé
et à titre d’activité physique. Par contre, la danse m’attire en tant que
musicien. La danse est un type de mouvement, et la musique est aussi mouvement.
Donc, ma musique danse – pas toujours, mais à l’occasion! Il y a des danses
dans bon nombre de mes œuvres antérieures comme, par exemple, la Suite
celtique (pour harpe) ou Trois Fleurs des chants (pour clarinette,
violoncelle et piano). L’Interlude de
L’Esprit envoûteur est une sorte de
danse lunaire, et l’avant-dernière section de Joie des Grives s’intitule Danse
aérienne. D’un petit ballet «Indien» qui m’avait été commandé (Sattvika :
l’Oiseau danse), j’ai fait une pièce pour orchestre de dimension «Haydn»
intitulée Carouge (officieusement ma Symphonie #3), et c’est de la
musique qui danse.
Je pense la musique en rythme et en mélodie, bien
plus qu’en harmonies et contrepoint. L’élément danse incarne un aspect du pôle
«rythme métrique» qui se trouve dans ma musique – mais on trouve aussi son
«contraire complémentaire», soit le rythme libre, hors mesure et hors tempo.
Les Danses pour deux clarinettes se
situent donc au pôle «rythme métrique» : elles sont entièrement mesurées,
sans élément de rythme libre. Par contre, elles comptent un certain nombre de
changements de mesure et, surtout, de tempos – ce sera le défi et le jeu pour
les musiciens : négocier ces changements subis de tempos.
Dans mon Quatuor
à cordes (opus 56, 2018), le rythme mesuré des premières minutes était
strict : mesure à 2/4 sans aucun changement et en tempo stable. Mais cette
rythmique était aussi implacable : ni joie ni danse, mais plutôt barreaux
de prison. Le rythme mesuré était négatif. Je lui devais une revanche, car tout
rythme mesuré n’est pas négatif! Alors, Danses
rétablit l’équilibre, en quelque sorte.
NOTE: Le manuscrit de Danses est en SON RÉELS. C'est donc le cas pour les exemples qui suivent. La pièce est en cours d'édition et la partition éditée sera évidemment transposée.
NOTE: Le manuscrit de Danses est en SON RÉELS. C'est donc le cas pour les exemples qui suivent. La pièce est en cours d'édition et la partition éditée sera évidemment transposée.
Début de Danses. Le manuscrit est en SON RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Une
guirlande de danses
En
vérité, Danses est une guirlande de danses. Sept danses s’y enchaînent, les
deux dernières étant des variantes des deux premières. Les troisième et
cinquième danses sont elles-mêmes des guirlandes enchaînant des sections
contrastes. La troisième commence calmement, comme une chanson tendre, puis une
danse plus rapide répond; la section tendre revient, variée, la danse vive
reprend le dessus. La cinquième débute par une brève mélodie nonchalante, un
peu blues je trouve, qui se fait brutalement couper par une musique plus rapide
et échevelée (c’est noté ainsi dans la partition!); ce scénario se reproduit
deux fois, et la dernière section Échevelée est vraiment… échevelée!
Mais cela
enchaîne sur une section complètement différente où, sur l’ostinato d’une
clarinette, l’autre y va d’une mélodie «rythmique» et doucement euphorique, qui
mène à la sixième danse… Les deux
premières danses sont de caractère celtique et en rythme ternaire – je dois
avoir cela dans le sang parce que mon arrière-grand-père était Irlandais. La
première commence pesamment dans le registre grave, et elle s’accélère peu à
peu pour se terminer par une sorte de fanfare. La deuxième enchaîne
directement. Son tempo est vif, et la ligne mélodique est pleine d’appogiatures
mordantes.
Elle se conclut abruptement sur deux mesures de silence menant à la troisième danse qui, elle, est en rythme binaire. La quatrième est elle aussi en rythme binaire, mais sans changement de tempo. Elle me semble un peu «néoclassique», mais elle est un peu frondeuse et insolente avec son indication «Avec bravade!». Après la cinquième danse, l’«Échevelée», la sixième est une variante plus ornée de la première; la septième et dernière ramène la musique vive de la deuxième danse, mais avec encore plus de mordant.
Il
est possible d’extraire telle danse de cette guirlande et de la jouer
isolément. Reste que la pièce est conçue pour être donnée d’une traite, avec
tous ses changements de ton et de tempo. Tout cela dure environ 12 minutes et
représente 13 pages de manuscrit à raison de six systèmes par page, avec un
système conclusif en page 14…
Je
pense que c’est la pièce au cœur le plus léger que j’ai écrite depuis…,
depuis…, euh…, plusieurs années.
Danses. Extrait de la cinquième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Inuits
et Bretons
Si
le rythme libre est absent de cette pièce (contrairement à beaucoup de mes
œuvres), elle porte néanmoins d’autres de mes «signatures stylistiques». Ces
danses sont modales, et non tonales – la quatrième est quasi-tonale, mais elle
comporte beaucoup de quartes. Elles sont diatoniques : seule la troisième
possède une altération de passage. Les danses en sections contrastantes, soit
les troisième et cinquième, n’affirment pas vraiment une note «tonique». Les
deuxième et septième sont peu ancrées elles aussi. Les autres danses sont en
ré, mais en différentes couleurs modales : ré «mineur» naturel (sans si
bémol), ré «mineur» avec si bémol, ré «majeur» avec fa dièse et do dièse.
Une
autre signature se retrouve : cette musique est à forte tendance
monodique, avec unissons et octaves. Il y a très peu de contrepoint – la seule vraie section en
contrepoint est la section finale de la cinquième danse. Autrement, il y a
quelques notes-bourdons ici et là. Mais pour autant, les deux clarinettes ne
jouent pas toujours la même chose! Toute la pièce les met en situation de
perpétuel «jeu à deux» : ces danses sont un feu roulant de dialogues, de
questions-réponses, d’échos – du «tuilage» en jargon musical. Dans la section
Échevelée, cela va jusqu’à du pointillisme : une clarinette joue deux
notes et l’autre lui répond par deux notes, une clarinette joue une note et
l’autre lui répond de même, le tout avec des syncopes imprévisibles dans une
rythmique comme déchiquetée. Pour que ce «jeu à deux» soit audible, il serait
bien que les deux clarinettistes se placent à une petite distance l’un de
l’autre, ce qui mettrait en valeur cette «stéréophonie». Plutôt que de jouer
face au public, ils pourraient même plutôt jouer l’un face à l’autre, comme
dans les «jeux de gorge» (ou katajjaq) des femmes Inuites.
Dinan, en Bretagne |
Voici
ce qu’en dit Wikipédia : «Le kan ha diskan, que l'on peut traduire par
« chant et contre-chant », « chant et re-chant » ou
« chant et déchant », est, en Bretagne,
une technique de chant à danser a cappella
traditionnel et tuilé en breton,
pratiquée à deux ou plus. Le meneur (kaner) ou la meneuse (kanerez) chante le
couplet qui est repris ensuite par le ou les autre(s) chanteur(s)
(diskaner(ien)), démarrant sur les dernières syllabes du précédent.
Traditionnellement pratiqué a cappella, on entend beaucoup ce type de chant en festoù-noz
pour faire danser les personnes présentes, bien que nombre de chanteurs
interprètent des chansons à écouter ou à la marche avec la même technique. Il
est principalement pratiqué en Centre-Bretagne
(Kreiz Breizh en Breton) par un couple ou un trio généralement. Cette pratique
a été inscrite à l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France en 2013».
Et
en voici un bel échantillon :
Le
rôle des deux clarinettes dans Danses ressemble beaucoup à cela. Une différence
est cependant que ma pièce enchaîne une série de danses.
Danses. Extrait de la quatrième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
La
vie en échos
Danses
a le cœur léger. Pourtant, elle signifie beaucoup, du moins pour moi. Un an
environ après mon installation à Sorel-Tracy, j’avais composé Rivages, pour
clarinette seule (opus 49; terminée en janvier 2016). Dans Rivages, deux
micro-mélodies dialoguent entre elles, et les différents registres de la
clarinette aussi. Dans Rivages donc, la clarinette seule se dédouble :
elle a beau être seule, elle est en dialogue avec elle-même. Comme les deux
rives d’un cours d’eau. Comme une âme qui appelle son âme-sœur sans la
connaître, sans la voir.
Voir
l’article : https://antoine-ouellette.blogspot.com/2016/09/rivages-pour-clarinette-partition-pdf.html
Benny Goodman et sa clarinette |
Mais
il y a encore autre chose. On dit des personnes autistes qu’elles ont tendance
à faire de l’écholalie (répéter les paroles d’autrui) ou de la palilalie
(répéter leurs propres paroles). Elles aiment répéter des gestes – une manière
de s’approprier l’espace et de vivre l’émotion; elles ont souvent des routines
et des rituels. L’esprit autistique fonctionne par miroirs et échos! Sous de multiples
formes, il y a des «échos» dans ma musique, et on m’a déjà dit que ce serait
une des caractéristiques de ma musique.
Une
expression subtile de l’écho dans ma musique est que, souvent, des pièces
forment une paire : elles se répondent l’une à l’autre. Je peux jurer que
cela aussi est parfaitement intuitif et non délibéré de ma part. Je témoignais
de cela dans Musique autiste : «Plusieurs de mes pièces forment des paires
composées de façon rapprochée dans le temps, comme si l’une répondait à l’autre
à la manière d’un écho. Les deux œuvres d’une même paire peuvent être très
différentes (et n’utiliser aucune idée musicale commune), mais elles sont nées
presque d’une même impulsion : Paysage
et Gravures, Bourrasque et Une Messe pour
le Vent qui souffle, L’Amour de
Joseph et Marie et les Symphonies
sacrées, Bouleaux blancs et Perce-neige. Mais dans d’autres cas, la
paire est soudée d’une manière beaucoup plus manifeste (on y trouve des idées
communes) : le Gloria d’Horizon et le Gloria de L’Amour de Joseph
et Marie, Le Chat et Le chat rêve, Fougères 1 et Fougères 2 pour
ensemble de guitares [avec en plus la version orchestrale de Fougères, mon
officieuse Symphonie #4!], la version chorégraphique de Sattvika : l’Oiseau danse et sa version symphonique Carouge
[mon officieuse Symphonie #3]». Tout cela forme un petit monde où les choses
sont inter-reliées, comme en communion les unes avec les autres.
Section «échevelée» de la cinquième danse. Manuscrit en SONS RÉELS / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Merveilleuse clarinette
Mine de rien, j’ai un bon catalogue de pièces
pour la clarinette. Il faut croire que j’ai une affinité particulière avec
elle. Je lui ai dédié une pièce soliste, Rivages (opus 49). Outre les Danses,
Mer et monde (opus 45) est un autre duo de clarinette, cette fois avec
l’addition du vibraphone. Gravures (opus 14), une sorte de requiem pour
Benjamin Chee Chee, très grand artiste autochtone à la vie tragique, demande
trois clarinettes couplées sur un système de réverbération électronique :
la clarinette usuelle, la clarinette alto et la clarinette basse, avec une voix
de femme, un piano et des percussions – mais ce sont vraiment les clarinettes
qui ont la vedette. Une courte pièce, Caprice (opus 2b), la marie au piano.
Avec piano à nouveau, mais dans une pièce plus longue, se trouve Le Chat rêve (opus
31), qui dérive du conte urbain Le Chat (opus 30), où la clarinette fait équipe
avec un conteur, un piano et une contrebasse. Trois Fleurs des chants (opus
21), une des œuvres pour laquelle j’ai une affection particulière et qui est aussi
l’une de mes plus colorée, est un trio pour clarinette, violoncelle et piano.
Dans un petit ensemble, la clarinette intervient dans Paroles en Croix (opus 50
et second volet du Triduum), de même que dans Vigiles (opus 57, dernier volet
du Triduum). La clarinette se retrouve aussi dans presque toutes mes pièces
orchestrales.
J’ai aussi écrit pour la flûte, mais pas
autant. Pourquoi la clarinette? Hum, difficile à dire. Je n’en joue pas et, les
quelques fois que j’ai essayé de souffler dans une clarinette, je n’en ai tiré
que des couacs! Mais la clarinette a un registre qui me plait : très
étendu, il va sur plus de trois octaves d’un grave velouté à un suraigu
incisif. Elle est aussi très agile, non seulement pour les notes mais autant
pour les attaques, la dynamique, les phrasés… Elle peut rendre quasiment tous
les caractères, depuis le chant introspectif jusqu’aux tournures les plus
burlesques. Bref, la clarinette est tout simplement géniale!
Esquisses pour Danses / (C) 2020 Antoine Ouellette SOCAN |
Sources des illustrations: Collection personnelle, Wikipédia (Domaine public, PD-US).