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mercredi 1 mars 2023

CHANT GRÉGORIEN. LE RYTHME, LE TEMPS MUSICAL

Chant grégorien. Le rythme ou le temps musical.

1. Le rythme selon Solesmes
2. Dissensions
3. Lettres rythmiques
4. Disparitions
5. La liberté des interprètes

Cet article vise à vous faire connaître quelques arcanes merveilleux du chant grégorien, une musique spirituelle que nous a légué l’Église du Moyen Âge. Cet article poursuit l’exploration du grégorien à la suite des deux articles suivants :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2017/05/retour-au-chant-gregorien.html
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2022/06/chant-gregorien-latin-accents-et-notes.html
Et il poursuit l’exploration du Moyen Âge musical à la suite de ces deux autres articles :
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2012/10/hildegarde-et-le-lotus.html
https://antoine-ouellette.blogspot.com/2018/05/ars-nova-les-horlogers-fous-du-xive.html
 
 
Le rythme selon Solesmes

Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes, France

Quand au milieu du XIXe siècle les moines bénédictins de l’Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes ont entrepris de restaurer le chant grégorien, ils s’attelaient à une tâche monumentale. C’est que les mélodies grégoriennes avaient subi d’énormes altérations au cours du temps. Par exemple, les mélismes (ces suites de notes sur une même syllabe) avaient souvent été tronqués. De plus, le style d’interprétation de cette musique remontant au Moyen Âge avait été corrompu sinon perdu : il s’était installé une pratique d’alourdir ce chant, et de le chanter lentement en valeurs rythmiques égales.
La première tâche des moines fut de restaurer l’intégralité des notes. Pour ce faire, ils ont recherché les plus anciens manuscrits de cette musique et les ont analysés en profondeur. Ces manuscrits remontaient à une période allant du IXe siècle au XIe siècle, avant même l’invention et la généralisation de la portée musicale. Il est à noter que ces manuscrits anciens fixaient par écrit des mélodies plus anciennes transmises jusqu’alors par une tradition orale. 
 
Portée, clés, notes disposées
selon leur hauteur, tout cela
qui est utilisé dans la musique
universelle sont des inventions 
chrétiennes, eh oui! Et ces signes
ont été inventés pour noter
par écrit le chant grégorien
.

Cette notation écrite était une innovation : il s’agissait de la première tentative du genre en Occident, et l’une des toutes premières au monde – à l’Antiquité grecque, un système de notation alphabétique avait été proposé mais très peu utilisé dans les faits. On peut donc affirmer qu’à toute fin pratique, la notation musicale par l’écrit a été inventée spécifiquement pour le chant grégorien et que c’est de celle-ci que provient, en ligne droite, la notation musicale que nous utilisons depuis jusqu’à nous : noms des notes (autant les Do-Ré-Mi-Fa-Sol-La-Si que les lettres-noms utilisées en anglais et en allemand: C-D-E-F-G-H-A-B), signes rythmiques, portée, clés, etc. 

Je souligne que le Christianisme a apporté un nombre incalculable d’apports positifs et même fondamentaux en plusieurs domaines, y compris en musique.
Lorsque nous dénigrons la spiritualité chrétienne, nous faisons preuve d’ignorance! Lorsque des gens de diverses cultures dénoncent l’appropriation culturelle dont ils seraient victimes, ils ne se rendent pas compte qu’eux-mêmes se sont approprié plein de choses venant d’autres cultures, sans jamais avoir demandé de permission : ils seraient bien dépourvus s’ils devaient se défaire de tout ce dont ils se sont appropriés…
 
Les moines de Solesmes ont aussi compilé et analysé les manuscrits avec portée les plus anciens. La comparaison de ces manuscrits a abouti à la pleine restauration des notes des mélodies grégoriennes. Le problème des notes était résolu.

Mais le problème de l’interprétation demeurait entier. Comment interpréter cette musique? Plus précisément, comment la rythmer? Quel est son temps musical propre? Les plus anciens manuscrits ne possèdent pas de mesures, pas de barres de mesure, pas de signes rythmiques proportionnels comme des noires, des croches, des blanches, etc. Une partie de la réponse est si évidente qu’on n’y pense pas toujours : si ces signes rythmiques étaient absents, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont aucune utilité pour noter cette musique. Elle n’en a pas de besoin!
Mais alors, comment rythmer cette musique?! Les moines de Solesmes ont proposé un principe élégant qui demeure le plus utilisé par les interprètes : le temps premier. Selon ce principe, chaque note possède la même durée. Mais il s’agit que d’un point de départ car les choses sont plus subtiles : ce temps premier n’est pas métronomique, et il peut subir des contractions (aller plus vite) et des dilatations (aller plus lentement), cela dans une même pièce de musique.
 
 
Dissensions

Or, vous savez comment sont les humains…, et les grégorianistes sont des humains… Cette proposition élégante n’a pas fait l’unanimité. Dès le début du XXe siècle, d’autres musicologues se sont rebiffés! Ils ne pouvaient pas admettre l’idée d’un temps aussi souple et non mesuré. Alors, ils ont plutôt proposé d’interpréter le grégorien avec des valeurs rythmiques mesurées. Ces rebelles sont les Mensuralistes. Ils ont violemment contesté le principe de Solesmes, et les partisans de Solesmes ont tout aussi violemment répliqué contre le leur. Je vous jure que cela a brassé et donné lieu à des propos sarcastiques de part et d’autre! Ce sera d’ailleurs le sujet d’un prochain article.

En quatre disques, une superbe collection.
On y trouve du Grégorien, mais aussi deux
répertoires cousins: le chant mozarabe (Espagne)
et ambrosien (Milan, Italie).
Le diapason auquel chantent les chœurs
de cette collection (y compris les chœurs de
moines) est nettement plus grave que le
diapason de Solesmes - et ce n'est pas
moins «spirituel» pour autant!.

Cela dit, je confesse ne pas être un inconditionnel des disques de Solesmes. Mais je clarifie un point capital. Les moines de Solesmes (comme ceux de Saint-Benoît-du-Lac au Québec qui leur sont associés) prennent un diapason très aigu pour chanter le grégorien. Ce doit être le diapason qui convient le mieux à la tessiture de leur voix; peut-être est-ce aussi causé par le fait qu’en France, la langue parlée se situe dans un registre plus aigu. Mais il n’y a pas de diapason absolu en grégorien : les chœurs adoptent le diapason qui leur convient le mieux. Les moines bénédictins des pays germaniques, par exemple, prennent un diapason nettement plus grave que ceux de Solesmes. Le diapason élevé de Solesmes a mené des gens vers des idées fausses, du genre : cette musique doit être chantée aigue par des hommes pour donner une impression «asexuée» dégagée de la corporalité, donc plus «spirituelle». C’est là une sottise complète! Les chants chrétiens de tradition byzantine
exploitent encore davantage le registre grave, et ils ne sont pas moins «spirituels» pour autant. 
De Solesmes, je ne comprends pas l'utilité de l'ajout de l'ictus: c'est superflu et embarrassant. Voir:
Lettres rythmiques

Si on ne trouve pas de croches ou de noires dans les manuscrits anciens sans portée, ces mêmes manuscrits portent néanmoins des signes d’interprétation rythmique.
Voici le tout début du chant d’entrée (Introït) du quatrième Dimanche de l’Avent : Rorate caeli desuper.

La notation carrée (celle avec portée) date d’environ du XIIe siècle; la notation en neumes qui a été transcrite au-dessus des notes carrée provient du manuscrit de Laon datant du IXe siècle, un manuscrit avec notation sans portée. (Ce qui signifie qu’il faut avoir connu la mélodie par tradition orale pour parvenir à comprendre les neumes : ceux-ci ne précisent aucune note, pas même celle qui commence la pièce!).
Les neumes de Laon représentent des notes et des groupes de notes (qui correspondent à ceux et celles de la notation carrée… même si cela ne vous semble pas évident!). Mais on y trouve aussi des lettres, et certaines de ces lettres sont des indications rythmiques. 
La première rencontrée dans l’exemple est un c. 


C’est une abréviation pour le mot latin celeriter qui signifie «en peu de temps, sans tarder, promptement, avec rapidité». Selon le contexte où elle apparait, cette lettre c demande soit de presser légèrement, d’aller plus rapidement, ou tout simplement de ne pas ralentir. Donc ici, le c demande de chanter avec allant.
Peu après, nous rencontrons la lettre t : abréviation du latin tenete, «tenir». 

Cette lettre signifie donc un allongement rythmique de la note ou des notes auxquelles elle est associée. Dans le cas présent, le t signifie que la quatrième note de la pièce doit être allongée.
Grande question : presser de combien, ou allonger de combien? La réponse est simple : «Suivez le chef de chœur!». C’est lui qui décide! Mais ces altérations du temps premier ne sont jamais très prononcées : on ne se met pas ici à accélérer comme si on avait le feu au derrière, et on ne fait pas là de larges ralentis à la manière romantique!
Avec le temps premier vient la règle de la souplesse : la rythmique grégorienne doit être «ronde» et non rigide.
Outre les lettres, les manuscrits neumatiques comportent un autre signe rythmique – en fait, selon les manuscrits, cet autre signe peut prendre deux différentes formes, mais je vais vous montrer la plus simple et évidente. Voici le début du sublime Alléluia Iustus germinabit pour saint Joseph.

La notation neumatique (en rouge) provient du manuscrit d’Einsiedeln qui date du Xe siècle et est l’un des meilleurs manuscrits neumatiques (sans portée) qui soit parvenu à nous. Certains signes (encerclés en bleu) sont ornés d’un petit chapeau ressemblant à un petit trait horizontal légèrement incurvé en forme de «u». Ce petit trait est dit épisème. Il signifie que la ou les notes d’un groupe sont un peu allongées. Ici, le premier épisème que je signale affecte la note Sol de la syllabe «lu» (nous sommes en clé de Do 4e ligne): dans la notation carrée, ce Sol est affecté d'un point qui a la même signification. Le deuxième épisème affecte les deux notes du groupe final de cette phrase. La notation carrée ne pose qu’un seul point, sur la dernière note, mais ce sont en fait les deux notes qui devraient être allongées.
 
 
Disparitions

La Schola Hungarica est un ensemble laïc hongrois
qui a donné plusieurs très beaux disques depuis sa
fondation en 1969. Ses enregistrements combinent 
ou font alterner voix d'hommes, de femmes et d'enfants.
On y entend aussi des variantes hongroises des mélodies
grégoriennes et des chants spécifiques de Hongrie. 
À noter que ce groupe a deux chefs: 
un homme, Laszlo Dobszay, et une femme, Janka Szendrei.
La contribution des femmes dans l'étude et l'interprétation
du chant grégorien est considérable: je la soulignerai
dans un prochain article.


Lorsque s’est cristallisée la notation carrée avec portée, les lettres rythmiques sont disparues. Le tenete et les épisèmes ont été remplacés par une petite barre horizontale au-dessus d’un groupe de notes, ou par point après une note. Ce dernier point d’allongement restera dans la notation écrite jusqu’à nous : en notation moderne avec valeurs rythmiques (noires, croches, etc.), il signifie d’allonger la note de la moitié de sa valeur (par exemple, une noire pointée qui vaut la durée d’une noire plus la moitié de sa durée, soit une croche). Historiquement, c’est un peu plus compliqué que cela car, dans la polyphonie médiévale d’Ars Antiqua et d’Ars Nova (XIIIe et XIVe siècles), le point signifiait une durée «parfaite», c’est-à-dire ternaire, divisible en trois : une noire pointée se divise toujours 
effectivement en trois croches. Mais restons-en là.
Pour sa part, le c de celeriter est complètement disparu dans la notation carrée : plus rien ne le signale. C’est dire que la notation carrée a apporté à la fois de la précision (avec la clé et la portée pour facilement identifier les notes), mais aussi de l’imprécision rythmique. Au début du XXe siècle, des éditeurs ont proposé des livres dans lesquels les mélodies grégoriennes étaient transcrites avec des croches et des noires, en plus de la clé de Sol plus usuelle que les clés de Do et de Fa de la notation carrée grégorienne. Dans ces éditions, toutes les notes sont affectées de croches, sauf le tenete qui devient une noire…, mais les celeriter sont disparus!

Un exemple en transcription moderne:
toutes les notes deviennent des croches,
sauf les notes pointées qui deviennent des noires.



J’avoue ne pas aimer ces transcriptions : ces transcriptions raidissent la rythmique, et la tentation devient de faire entrer cette musique dans des mesures. Pour mon chœur, j’utilise la notation carrée avec, au besoin, une notation neumatique superposée à la carrée. C’est le principe du Graduel Triplex, la Bible des fans de grégorien! Ce livre combine notation carrée et notations neumatiques.
En fait, même des tenete sont disparus en passant à la notation carrée. Je reviens aux premières notes du Rorate. Il y a un tenete dans l’écriture neumatique. Ce n’est pas évident (alors croyez-moi sur parole!), mais ce tenete affecte la quatrième note de la pièce (La). Or, dans la notation carrée, rien n’indique qu’il faudrait allonger cette note.


 
La liberté des interprètes

Cela dit, toute musique, y compris le grégorien, peut offrir aux interprètes une marge de liberté. Pensons aux Symphonies de Beethoven pour lesquelles il existe de très nombreux enregistrements, certains très différents des autres dans les tempos, les choix orchestraux, les accents, etc. Pensons aux standards du Jazz qui donnent lieu à des versions très différentes les unes des autres. La musique est la même à la base, mais les interprètes doivent faire des choix et prendre des décisions qui peuvent changer la sonorité d’une même pièce, un peu ou énormément! Il en va de même pour le chant grégorien. Le cas le plus frappant est celui des versions avec accompagnement d’orgue : ces accompagnements ont été composés non au Moyen Âge mais à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Le moins que l’on puisse dire est qu’un accompagnement d’orgue change du tout au tout la physionomie d’une pièce grégorienne en comparaison avec une version a cappella…
Alors, il y a eu des courants divergents dans l’interprétation du grégorien. Très divergents même. J’ai évoqué l’approche mensuraliste précédemment, mais il y en a d’autres encore. Ce sera le sujet d’un article à venir!

Sources des illustrations: Collection personnelle, sites commerciaux (pour les disques suggérés) et Wikipédia (PD-US, Domaine public)